L'enfer du Mont Kemmel.
- Donc la Louisette a disparu. Mais pourquoi ne l’a-t-il pas cherchée ?
- Bien sûr qu’il l’a cherchée. Il a remué ciel et terre pour la retrouver, mais rien à faire. Ils avaient prévu de se revoir. Lui était au lycée, son instituteur avait remarqué ses capacités et il avait convaincu ses parents de lui faire poursuivre ses études. Il avait donc intégré l’institution Saint Jacques à Hazebrouck, à une quinzaine de kilomètres, en tant qu’interne, et il ne rentrait au village qu’en fin de semaine. Quant à elle, elle s’était portée volontaire pour les soins aux blessés et elle fut affectée à l’hôpital auxiliaire territorial numéro 6 qui avait été installé, je vous le donne en mille … à Hazebrouck, dans les locaux du même institut, dès septembre 1914. Et c’est donc là qu’il l’avait vue la première fois. Et tout de suite il a eu le béguin. Mais elle en revanche, trop occupée à s’occuper des blessés qui affluaient du front, elle ne voyait que des gueules cassées. Et lui, elle ne l’avait pas remarqué.
- La nuit sur la paille aurait été leur première et seule rencontre ?
- Et ben non ! La première oui, la seule non. En fait, il se sont revus plusieurs fois après, dans les locaux de l’école, mais toujours en coup de vent et donc de façon tout à fait chaste. La discipline sur place était trop stricte, il n’avait jamais un moment suffisamment long à lui offrir. Et elle ne rentrait pas souvent le weekend car l’hôpital était submergé et les besoins immenses. De plus, au début, elle ne s’était pas rendue compte de son état. Et début février 1918 les Allemands ont bombardé le collège, heureusement sans faire de victime. C’est à ce moment là que les parents de la fille ont décidé de partir.
Nouvel an, début février, cela voulait dire qu’ils ne s’étaient réellement fréquentés qu’un mois, et de façon très épisodique. Pour un grand amour, songeai-je, c’est bien trop court. Je repris mon interrogatoire :
- Lui, que lui est-il arrivé à ce moment-là ?
- Suite à ce bombardement, la décision a été prise d’évacuer l’école et de la faire se replier dans le Calvados. Quand Joseph s’est rendu compte que la Louisette était partie, il s’est mis à sa recherche mais il n’avait pas le début du commencement d’une piste. Alors il bien sûr n’a rien trouvé et il a sombré dans la mélancolie. Il était déjà convaincu qu’il ne la retrouverait jamais. Alors, plutôt que de suivre ses camarades en Normandie, il a trafiqué ses papiers et il s’est engagé. Il a alors été affecté au 22e régiment d'infanterie.
- Il a donc décidé d’oublier la belle en allant combattre les boches !
Mon interlocuteur relève la tête et me regarde droit dans les yeux. J'ai l'impression qu'il me sonde avant de décider de continuer. Il doit se demander si je serai capable, ou même digne d'entendre ce qu'il a à me dire. Il semble alors rentrer en lui-même et commence son récit :
- C’est c’là. Et si les premiers jours ont été relativement calmes, dès le 7 avril les schleus ont lancé la bataille de la Lys et il s’est retrouvé en première ligne. Son régiment est alors chargé de relever les troupes anglaises qui sont sur le front depuis plusieurs semaines.
- Et là, il a connu son baptême du feu, je suppose.
- Vous supposez bien. Les premiers jours sont plutôt tranquilles, mais tout le monde s’attend à un renforcement imminent de l'offensive des boches. Son régiment est en charge de la défense des Monts des Flandres. Le 24 avril dans la journée ils arrivent au point le plus à l’est de la ligne sur le Mont Kemmel, en Belgique. Les malheureux, ils ne savaient pas que le ciel allait leur tomber sur la tête. Ils ont à peine eu le temps de poser leur paquetage qu’à deux heures et demi, le matin du 25, le ciel s’est transformé en portes de l’enfer. Un nombre inouï d’obus viennent défoncer leurs lignes, plus de six cents canons crachent sur eux leurs remugles de mort. Joseph s’était assoupi à peine une paire d’heures avant, il se réveille dans la fournaise. Autour de lui des camarades hurlent leurs douleurs, d’autres, qui n’ont pas vu arriver la grande faucheuse, n’ont pas eu le temps de crier. Joseph voit leurs membres arrachés, leurs faces éventrées, leurs boyaux répandus.
Le vieux se tût alors, il me sembla qu’il était perdu dans ses pensées. J’en déduis qu’il avait probablement dû vivre des situations comparables, d’après ce qu’il m’avait dit, il avait quelques années de plus que Joseph. Il avait donc probablement été incorporé dans les premiers mois de la guerre. Mais au bout d’une longue minute, il sembla revenir dans la pièce et reprit :
- Joseph semble être l’un des rares survivant de ce déluge de feu. Mais le pire reste encore à venir. À l’odeur du sang et de la boue vient maintenant se mêler une odeur de moutarde. Le gamin n’a pas compris tout de suite, sa vue se brouille et son estomac se révulse. Dans un ultime réflexe, il enfile son masque à gaz. Voyant la position intenable, il se met à courir aussi vite qu’il le peut entre les cadavres de ses camarades et de quelques chevaux. Il n’y voit presque rien, il a envie de vomir, mais il court, il court et ne s’arrête plus, sauf pour dégueuler quand il n’en peut plus. Il pense à sauver sa peau, mais il court aussi pour la Louisette. Pour elle, il doit vivre, pour elle, il doit courir, il volera s’il le faut ! Son trajet est illuminé par les explosions des obus, puis rapidement par des embrasements un peu plus longs mais encore plus violents. Les assaillants nettoient le terrain aux lance-flammes. Non, pense-t-il, il ne mourra pas là, stupidement, loin d’elle, il vivra, il vivra pour elle.
De nouveau, le facteur s’interrompt. Je sens que cette description réveille dans son esprit et dans sa chaire des événements profondément ensevelis. J’en suis malheureux pour lui. Moi qui n’ai jamais vécu de moments vraiment pénibles, cette narration me prend aux tripes. Encore une fois, il prolonge son mémorial.
- À bout de force, il s’effondre et perd connaissance. Il a fait près de huit kilomètres vers le nord avec son barda et son fusil. Il ne le sait pas, mais il est sauvé. Les boches ont occupé le mont, mais ils n’ont pas réussi à en descendre. Il est donc dans les lignes alliées et c’est là qu’une escouade médicale le retrouva. Il a eu de la chance le Joseph, de son régiment il ne reste que deux officiers et quelques centaines d’hommes de troupe. Les autres ont été engloutis dans la boue et les ruines du Mont Kemmel.
Nouvelle interruption. Mais je sens qu’il en a fini de cette horreur. Ses yeux s’éclaircissent et son visage se détend. Il achève alors son récit.
- Joseph est évacué et, comme par hasard, il se retrouve à Saint jacques où l’hôpital fonctionne toujours. C’est là qu’il finit la guerre. Mais Louisette n'y est plus.
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