Retour du front

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Le brave homme me parut au bord de l’épuisement. Je ne savais toujours pas ce que je devais penser de sa présence ce jour. En bonne logique, il était totalement impossible qu’il ait côtoyé Joseph peu après la grande guerre, cela voudrait dire qu’il aurait plus de cent vingt ans. Cependant ce qu’il me racontait semblait tellement avoir été vécu et il paraissait si fortement convaincu de ce qu’il disait que le doute s’était infiltré dans mon esprit. Encore une fois, il réagit comme s’il avait lu mes pensées à livre ouvert.

  • Je sais, jeune homme, vous vous demandez qui je suis et comment je suis arrivé jusqu’à vous malgré mon âge. Mais oubliez cela encore un instant et laissez-moi finir l’histoire de Joseph. Mais je crois que ce serait plus facile avec le gosier moins sec. Si vous aviez envie de m’servir la consolante, ce serait pas de refus.

Afin de lui faciliter la tâche, je finis donc ma bouteille de Bordeaux dans son verre. A peine en avais-je fini qu’il en engloutit la moitié.

  • En fait, quand même, c’est pas l’frère à dégueulasse qu’vous m’avez servi là ! Bon revenons en au Joseph. Il a eu beaucoup de chance et il a pu se remettre de ses blessures. Il y voyait un peu moins bien, mais il voyait quand même et il avait laissé une partie de ses poumons au Mont Kemmel, donc pour courir, c'était pas terrible, il aurait pas fait d'ombre à Zàpotek. Mais pour l’armée, il faisait toujours de l’excellente chair à canon, aussi il était prévu qu’il quitte l’hôpital début novembre pour retourner sur le front. Pour une fois, l'gamin, Il a eu de la chance. Son affectation a trainé et il a reçu son ordre de mission le 8. Le temps qu’il rejoigne son nouveau régiment basé, avec la cinquième armée, du côté de Rocroi, dans les Ardennes, l’armistice avait été signé et cette putain de guerre était finie. En fait, le Joseph il l’a vue de près, de trop près même, mais il n’a pas eu l’occasion de tirer une seule balle.
  • On peut quand même dire qu’il s’en est bien sorti ? Et après qu’est-il devenu ?
  • Bien sorti, si on veut ! Comme je l’ai dit, il n’était pas bête le p’tit gars, Quand il a abandonné le lycée pour ne pas partir en Normandie, il était dans l’année du bac. Ses parents et ses anciens professeurs l’on convaincu d’achever sa scolarité et donc, il aurait dû reprendre le chemin du lycée dès septembre 1919. En attendant, il donnait des coups de main par ci par là. C’était un courageux, il rechignait pas à la tâche, même s’il n’avait plus la résistance d’avant.
  • C’est à ce moment que vous l’avez connu ?
  • Non, tout vient de cette foutue lettre. Vous savez à c’t’époque, le courrier il était trié à la main, pas comme aujourd’hui où tout passe par les machines. Il a donc atterri dans le bureau de poste où je venais de commencer à travailler. C’est un collègue qui l’a vue le premier. Il s’est esclaffé en demandant quel pouvait être l’abruti qui envoyait un pli avec une adresse aussi saugrenue. Nous étions trois, pour le tri. L’autre a rigolé avec lui en en rajoutant dans la bêtise. Mais moi, j’ai tout de suite senti l’appel au secours que devait contenir cette enveloppe. Alors, une fois que les deux balourds se sont calmés, j’ai récupéré la correspondance et l’ai cachée sous mon gilet. Les autres étaient déjà passés à autre chose et n’ont rien vu.
  • Vous n’avez pas tenté de l’ouvrir pour en savoir plus ?
  • Surtout pas, je sentais que l’enjeu était trop important. J’aurais pu, remarquez, un p’tit coup de vapeur et l’enveloppe était ouverte. Mais cela m’aurait semblé sacrilège. Donc je ne l’ai jamais descellée. Par contre, le Joseph il avait bien mis son adresse. Je savais donc où le joindre. Je ne le connaissais pas à ce moment-là. Mais je voulais savoir qui il était, alors je me suis fait attribuer la tournée qui passait par chez lui. Il ne m’a pas fallu longtemps pour le croiser. Et je me suis mis à fréquenter le même bistrot que lui. C’était pas un sac à bière, mais il avait besoin de retrouver ses potes, histoire de croire à la vie.
  • Et comment l’avez-vous approché ?
  • J’avais appris que depuis qu’il savait marcher, il courait après la balle. Le foot était sa grande passion. Alors de retour au village il a retrouvé l’équipe de copains avec qui il avait toujours joué. Mais l’équipe, elle n’était plus vraiment là et de la grosse quinzaine de mômes qui la composait, il n’en restait même pas la moitié. Lui, avant-guerre, il était ailier gauche. Il avait une belle pointe de vitesse et c’était un des meilleurs marqueurs du canton. Mais vu que le soufflet il était moins efficace, sa célérité en avait pris un coup et il s’essoufflait vite. Alors il a pris la place de goal qui était vacante. Je jouais au foot et moi aussi, mais pas dans le même village. Alors j’ai changé de club et suis venu jouer avec lui. Remarquez, cela ne m’a pas posé de problème, j’étais plutôt pas mauvais en défense et leur équipe était une vraie passoire alors ils ont été heureux de m’voir débarquer. Et puis dans mon ancienne bande c’était tous des bras cassés.

Ainsi, petit à petit la vie semblait reprendre son cours après plusieurs années de deuils, de massacres et de privations. J’admirais le courage de ces gens après tant de malheur, se remettre à courir après un ballon représentait pour eux une thérapie salutaire.

  • C’est dans les vestiaires que Joseph s’est confié à vous ?
  • Pas si vite ! Il n’y avait pas que les matches, il y avait surtout les troisièmes mi-temps, comme on dit aujourd’hui. Et le Joseph, il était porté sur la bistouille et il lésinait pas sur le g’nièvre. Moi non plus d’ailleurs, alors ça rapproche et on est devenu copains comme cul et chemise.
  • Louisette, il ne l’avait pas oublié, quand même ?
  • Eh non ! Au contraire, il ne pensait qu’à elle. Dès son retour en novembre, il a relancé ses recherches. Il espérait qu’elle reviendrait avec la fin des combats. Mais non, elle n’est pas réapparue et sa quête est restée vaine. C’est à ce moment-là qu’il a écrit cette lettre, dit-il en pointant la missive que je tenais toujours en main.

Cette lettre semblait prendre vie au fur et à mesure de l’avancement de son récit. Elle me paraissait à la fois plus chaude et plus lourde. Mais je sentais que le moment de l’ouvrir n’était pas encore venu.

  • Il vous a parlé de Louisette ?
  • Oui, mais pas tout de suite. Remarquez, ça n’a quand même pas trop tardé. Elle prenait encore l’essentiel de la place dans son ciboulot. Petit à petit il a commencé à m’en causer. Quand il l’évoquait, il était dans un autre monde. Son visage s’illuminait, ses yeux brillaient, ses pommettes rosissaient. Il était trop joliet le mouflet ! Je crois que je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi enamouré que lui. Je me suis alors dit que je ne pouvais pas le laisser dans cet état. Il fallait que cette lettre elle arrive jusqu’à sa Louisette.

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