«— Connard ! Repasse ton permis ! Abruti ! hurle Judith sur le chauffeur que je n'ai pas eu le temps de discerner car tout s'est passé trop vite.»

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Chapitre 4

Kira


— Kira, tu ne devineras jamais ce qu’il m’est arrivée ! s’exclame Judith, tout excitée.

— En effet, je ne le sais pas encore, mais quelque chose me dit que la donne va vite changer !

— Un mec est venu me voir, il est MA-GNI-FIQUE. Il est grand, musclé, les yeux bleus polaire, et brun ! Tu vois le genre du plus beau gosse de la fac ?

Je fais oui de la tête, même si en réalité, non, je ne vois pas du tout.

— Eh bien il est encore mieux ! PAR-FAIT ! Il est venu m’aborder dans le bus quand je rentrais chez moi hier soir. Il m’a demandé mon numéro de portable et je lui ai donné.

— Fais attention quand même, tu ne le connais pas, dis-je pour qu’elle reste vigilante, vu le nombre de fous qui peuplent cette planète.

— Mais oui ! Ne t’en fais pas, il ne faut pas voir le mal partout, il a l’air super gentil.

Je reste tout de même perplexe : vu la manière dont elle me décrit le portrait de son héros, il est comparable à Ian Somerhalder*. Celui-ci au moins ne se nourrit pas de sang.

Un homme qui s’intéresse à soi, ça fait du bien à l’ego, on se sent charmante, captivante et séduisante. Mais, pour moi, cela ne rime pas avec sécurité. C’est bien connu.

Elle finit par me convaincre de rentrer dans son délire en se montrant théâtrale sur une description bien plus accentuée de son demi-dieu. J’ai compris qu’elle ne lui arrivait pas à l’épaule, ce qui confirme sa grandeur, qu’il est aussi large qu’une armoire à glace, que ses yeux n’étaient pas d’un bleu comme je l’avais perçue, mais comme celui du ciel, et qu’il avait des pectoraux bien dessinés et que ce n’était pas de la gonflette, et blablabla. Je me suis permis de l’arrêter en cours de route, avant de connaître toute son anatomie.

— Bon, en résumé, il te fait de l’effet, cet homme tombé du ciel.

— Ouiiiii ! crie-t-elle, tout excitée en sautillant sur place et en claquant dans ses mains.

— Et son prénom ?

— Oh ! Mince, j’ai oublié de lui demander.

Je lève les yeux au ciel : on dit de moi que j’ai tendance à être tête en l’air, mais alors elle, qu’est-ce que je pourrais dire…

— Ce soir, on sort fêter ça, j’ai besoin d’un verre ou deux.

— Qu’est-ce que tu veux fêter, Judith ? Il ne t’a pas demandée en fiançailles, soufflé-je, exaspérée.

— N’importe quoi ! Ce soir, je fête la joie d’être moi ! La joie de mon petit cœur qui bat ! Cette rencontre m’a mis une pêche d’enfer !

— OK, mais ce soir je ne peux pas, je dois réviser, j’ai commencé, mais il m’en reste facilement la moitié.

— Kira, nous sommes qu’au mois de novembre, trois mois que les cours ont commencés, tu peux bien t’autoriser quelques sorties !

— Non, pour moi, réussir mes études est primordial et tu le sais !

— Trop tard, j’ai prévenu Matt, il nous attend dans une heure au bar.

— Quoi ? Mais Judith ! hurlé-je pour lui faire comprendre son erreur, elle me tourne le dos et continue sa tirade.

Judith pourrait correspondre à la caricature parfaite de la peste des séries ennuyeuses que je regarde pour me vider l’esprit, qui ne se préoccupe que d’elle-même, et ne porte aucune attention à ce qu’il se passe autour d’elle.

Ceux qui font partie de la pire des classes, les inconscients.

Elle s’évertue à me faire changer d’avis : c’est perdu d’avance, je reste fixée sur mes pensées.

Elle n’a pas pour habitude que je sois inflexible, alors elle fait volte-face et me regarde, ahurie.

— Très bien, je sortirai sans toi ce soir, mais ça ne sera que partie remise.

— Oui, on organisera ça prochainement.

— Dans la semaine !

Je souris à son autoritarisme, elle m’embrasse sur la joue et quitte mon appartement.

Je n’ai pas menti, à peine est-t-elle partie que je m’allonge sur mon canapé avec mon cours de Droit international des droits de l’homme. Je répète en boucle les titres des articles, les composants passant par les dynamiques politiques, les fondements juridiques, le droit civil et politique, la torture des femmes et le racisme. Mon choix d’études me ramène inlassablement à la réalité de notre temps, à ses inégalités, à ces minorités qui souffrent, à notre civilisation sur le déclin. Après trois heures de révisions intensives, ma tête, pleine de lois, de codes, de textes juridiques et de sanctions pénales tombe lourdement sur mes fiches de révisions. Je m’endors.

En pleine nuit, je me réveille à cause de ma nuque douloureuse… Je m’étire puis me lève, j’ai besoin de m’aérer l’esprit. Je prends une veste, sors sur le palier de mon appartement en prenant soin de fermer la porte à clef derrière moi. Je monte au dernier étage qui mène sur le toit. Une simple porte sépare l’enfermement de l’horizon. J’aime venir ici quand il devient indispensable que je me ressource. Je m’assieds sur une chaise de jardin et je contemple la Lune et le ciel étoilé. Mes jambes sont tendues et mes pieds croisés, ma tête légèrement en arrière pour admirer ce qui se trouve dans l’univers. Éclairée par la Lune qui, pleine, révèle la puissance et la gloire de l’énergie. Elle m’aide à pardonner, à tous ceux qui ont pu me faire du mal dans le passé. Elle me sert de confidente. Elle est présente chaque nuit de ma vie où je me sens un peu seule. Elle ne bouge pas, aime se montrer sous différentes formes, mais ne disparaît jamais vraiment.

Lorsqu’elle est nouvelle, elle est prête à tout entendre, elle regorge d’énergie. Lorsqu’elle est premier croissant, elle se montre à peine, elle est timide, il faut y aller en douceur, j’essaie de moins la solliciter à ce moment-là, et je me tourne vers mes objectifs. Quand elle est premier quartier, elle est à demi présente, elle cherche à se montrer d’autant plus, mais l’astre de feu la prive encore de sa moitié, il faut dans ce cas être compréhensible et accepter les choses de la vie. Quand elle est gibbeuse croissante, elle est arrondie, comme le dit son nom. Elle peut à ce moment-là nous aider à prendre du recul face à notre existence. Et tandis qu'elle est pleine comme ce soir et qu’elle est en alignement avec le soleil, elle nous offre son éclipse lunaire dans les tons rougeâtres. Et c’est alors qu’elle comprend tout.

Cette nuit-là, elle est particulièrement grosse dans le ciel. Elle me fascine alors que j’ai entendu aux informations, il y a peu, qu’elle s’éloignait progressivement de la Terre à raison de trois virgule six centimètres par an. Les conséquences seraient, dès lors, désastreuses.

Après m’être confié sur mes incertitudes face à ce monde et ce dont sera fait l’avenir si tant est que nous en ayons un, je m’endors sur l’image de cette pleine Lune surdimensionnée.

Le lendemain matin, je me lève avant que mon réveil ne sonne. Je me sens vivante et débordante d'énergie.

C’est avec le sourire et un peu de musique que je vais prendre ma douche et me préparer.

Je monte dans le bus en direction de la faculté, puis je rejoins Judith assise au premier rang. Elle bâille.

— Je vois que la nuit a été courte.

— Plutôt, oui. On est allés au bar comme prévu, on a picolé, après on s’est promenés et on est rentrés au campus vers trois heures du mat’.

— Et tu n’as pas vu la magnifique pleine Lune que nous avons eue ?

— Non, je n’y ai pas prêté attention. Au fait, Matt m’a parlé de toi.

Il semblerait que tout ce qui régit notre monde lui passe bien au-dessus. Cette case d’autruches me désespère.

Je voulais lui parler de la belle Lune d’hier soir, qui m’a tant émue par sa beauté, mais Judith est déjà passée à autre chose. Elle préfère ses futilités.

À cet instant, je me sens seule. Je me rends compte que personne de mon entourage ne s’intéresse aux mêmes sujets que moi, que personne ne cherche à me comprendre.

Tandis que mon amie est là à continuer de déverser un monologue qui ne m'intéresse guère, mon esprit est tout à ses pensées pessimistes.

Je ne prête aucune attention à ce qu’elle me raconte. Elle parle, mais j’entends blablabla.

Je me contente d’acquiescer, tâchant de garder un visage neutre qui ne trahirait pas mes pensées profondes à son égard.

— On a bu, et Matt n’a fait que parler de toi. Je ne vois vraiment pas ce qui te retient, Kira.

Inutile de lui répondre quoi que ce soit, elle se mettrait de toute façon en quête de me faire changer d’avis, par tous les moyens possibles.

— Je confirme ce que j’ai toujours dit, il n’a d’yeux que pour toi.

— Ce n’est pas de chance pour lui.

D’un coup, je tremble. Je me sens parasitée par des idées qui ne sont pas les miennes. Un trouble me saisit. C’est comme si je sentais une présence. En moi.

Soudain, dans ma tête, une voix chuchote :

—Anata wa watashi no monodesu*

Je tourne frénétiquement la tête vers l’allée centrale, à la recherche du plaisantin qui joue avec mes nerfs.

Les trois quarts des personnes sont absorbés par leurs smartphones. Rien d’anormal.

Ce que j'éprouve ne passe pas, et à présent, un courant d'air me frôle comme s'il était destiné à glisser sur l'épiderme sensible de mon cou.

— Anata wa watashi no monodesu*, souffle en moi une voix inconnue.

Je respire fort et me concentre. Judith tape mon avant-bras en me demandant si je l’écoute, ce moment de transe semble terminé, je retourne la tête vers elle, faisant semblant de rien… mais je suis de moitié haletante, perturbée par ce qui vient de se passer, et si elle prêtait ne serait-ce qu'un minimum attention à moi, ma bouche entrouverte, ma respiration haletante et mon cœur qui tambourine dans ma poitrine lui seraient remarquables…

Devant l’arrêt de la faculté, le bus se gare et le conducteur patiente le temps que l’on descende.

Mon regard se porte sur la grande vitre arrière du bus et j’entraperçois durant quelques fractions de seconde des yeux d’un bleu horizon. Les réactions de mon corps sont tellement intenses que je suis persuadée que ce regard n’appartient pas aux ressentis que j’ai eus. Avec vivacité, je tourne la tête de tous les côtés, une voiture noire frôle le véhicule et ses pneus crissent au sol, ce qui me surprend, et mon corps essaie de l’esquiver, même si elle n'était pas en train de me percuter.

— Connard ! Repasse ton permis ! Abruti ! hurle Judith sur le chauffeur que je n'ai pas eu le temps de discerner car tout s'est passé trop vite.

Entre Judith, incapable de ne pas se faire remarquer, qui hurle sans même savoir la cause de cet écart de la route, et l'homme que j'ai entraperçu dans le bus, je me sens bouleversée par tous les évènements qui viennent de se succéder.

Judith agrippe mon avant-bras et m'entraîne avec elle. Sa proximité me réconforte. J'ai toujours ressenti le besoin de contact, de tendresse. Or, mis à part ma mère et mes amis, je n’ai jamais reçu de câlins de personne d'autre. Si mon esprit le refuse, je remarque bien que mon corps en a besoin.

Des deux heures de cours écoulées, je ne retiens quasiment rien. Je suis ailleurs, je pense à l’homme dans le bus, la voix incompréhensible que j’ai perçue ainsi qu’à la voiture qui était prête à entrer en collision avec le bus. Si j’ai eu peur un instant que Lucas soit de retour, ce n’est plus le cas à présent. Mais je ne peux pas m’empêcher de ressasser le passé. Lucas n'avait pas les yeux bleus mais marron de plus, il n'était pas un si bon conducteur et se serait encastré dans le véhicule ou son arrêt, ou pire, nous.

— Alors ! On y va ? s’impatiente Judith qui a déjà rangé ses affaires à la fin du cours, qui a dû être annoncée sans que je ne le remarque.

Je range mes feuilles blanches et on descend les marches de l'amphithéâtre, qui est, je m’en rends compte désormais, vide.

Si durant de longs mois il m’a été difficile de reconstituer toute l’histoire, car les souvenirs revenaient par morceaux sous forme de flash, aujourd’hui, je peux recoller les pièces du puzzle afin d’avancer. Une force venue de nulle part s’impose en moi et pour la première fois de ma vie j’ai la conviction que je vais m’en sortir.

Lorsque j’ai commencé ma première année de licence, dans ce même établissement, j’ai rencontré un garçon, Lucas. Si avec lui je voyais au début une histoire d’amour, j’ai très vite déchanté. C’est quand j’ai souhaité mettre un terme à notre relation que j’ai pu entrevoir son vrai visage. Il a été violent avec moi : la première fois, j’ai commis l’erreur de lui pardonner, me remettant en question.

Était-ce de ma faute ? L’avais-je fait sortir de ses gonds ? Mais la deuxième fois, alors qu’il me tenait par les cheveux, me giflant sans raison, il est allé bien plus loin. Il a commencé à me déshabiller. J’ai tout de suite compris ce qui allait se passer.

À ce moment, le ciel me tombait sur la tête, mais une idée naquit dans mon esprit. Une révélation. Rien n’était ma faute. Tout ce qu’il me faisait subir était cruel, gratuit. Ce n’était en aucun cas MA faute. J’étais la victime. Cette conviction m’a insufflé de la force. La peur a pris le relais. Je me suis alors débattue comme une malade afin de me soustraire à lui. J’ai pu m’arracher de ses griffes par je ne sais quel moyen et m’enfuir. Depuis, je suis traumatisée.


Ian Somerhalder : acteur, dans ce contexte, fait référence à Damon Salvatore dans The Vampire Diaries.

Anata wa watashi no monodesu : tu es à moi

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