«Dévoilant des traits délicats et des courbes élégantes, elle immortalise un couple enlacé dans une étreinte emprunte de douleurs. »

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Kira

J’ai appelé mon patron pour poser quelques congés auxquels j’ai droit. Bien qu'il ait réagi sévèrement au début, il s’est montré plus conciliant lorsqu'il s'est rendu compte que je n'en avais pas pris depuis l'été dernier.

Pour la première fois de toute mon existence, j’ai séché les cours, ressentant le besoin de comprendre ce qui se passe dans ma vie.

Je mets la radio le temps de me doucher. Peu à peu, je prends connaissance qu’un incendie s’est déclaré dans la forêt amazonienne vers vingt-heure la veille.

Intriguée, je tends l'oreille attentivement.

Les journalistes s’interrogent : pourrait-ce être un acte criminel ? la sécheresse pourrait-elle en être à l’origine ? ou bien le défrichement pour l’agriculture pourrait-il en être la cause ?

De nombreux centres de secours sont sur place afin d’essayer de contenir la propagation du feu mais, à l'heure qu'il est, les locaux parlent déjà de plusieurs hectares perdus de cette forêt unique.

À l'entente de cette catastrophe environnementale majeure, comprenant l’enjeu que provoque cet incendie sur la plus grande forêt tropicale au monde, réduisant en poussière tout l’écosystème qui la compose, je sens mes larmes couler sur mon visage.

À présent, ils tentent de rassurer la population sur les effets du dioxyde de carbone dû aux fumées. Plutôt que d'écouter leurs discours douteux, je préfère couper le son. La sensation d'étouffement me pousse à prendre l'air, donc je m’empresse de m’habiller pour sortir.

Une fois dehors, mes pensées restent accaparées sur le feu de forêt, mais une voiture noire stationnée sur le trottoir d'en face capte mon attention. Je plisse les yeux pour distinguer le conducteur de ce véhicule luxueux. Est-ce que le porteur du costume coûteux bleu marine est également le propriétaire de cette voiture à six chiffres ?

Une boule inconfortable dans mon estomac me pousse à masser mon ventre en douceur.

Alors que je tente de mettre de côté le déclin de l’Amérique du Sud, je me concentre sur qui est cet homme. Bien que l'idée de traverser la rue pour l'approcher me passe par l'esprit, ma timidité exacerbée m'en empêche. Je suis consciente que cette opportunité ne se reproduira pas, et chercher quelqu'un dans la vaste métropole de Paris, avec son million d'habitants, semble aussi complexe que de chercher une aiguille dans une botte de foin.

Mon regard est captivé par mes mains, ou les particules dorées scintillent de nouveau. Cette fois-ci, je suis persuadée que ce n'est pas le fruit de mon imagination. D'un geste rapide, avant d'attirer l'attention des passants, je les range habilement dans mes poches.

Je souris nerveusement en me remémorant avoir dit à Judith d’être prudente, alors qu’en cet instant, c’est moi qui suis observée. Qu'elle ironie du sort.

Cette révélation me trouble. Une personne mal intentionnée agit dans l’ombre, pourtant, la veille, cet homme est apparu au bar. Et aujourd’hui, en plein après-midi ensoleillé il est garé juste en face de chez moi.

D’ordinaire, mes inquiétudes auraient dû reprendre le dessus et m’inciter à fuir. Pourtant, cette bienveillance m’enveloppe d’un bien-être inattendu. Même les crampes qui me tenaillait l’estomac se sont dissipées.

Allez Kira ! Tu peux le faire.

Energisée, je tourne les talons et m’engage à avancer sur le trottoir, à l’exact opposé de la voiture noire.

Mais non ! Pas par-là ! C'était droit devant qu'il fallait aller…

— Et me jeter tout entière dans la gueule du loup ? Sûrement pas !

Après quelques pas, une douleur me fait ralentir, elle provient de ma colonne vertébrale, comme si une force magnétique voulait entraver mon envie de marcher.

Il me faut une brève avancée supplémentaire pour me soustraire de cette étrange sensation.

Maintenant que je ne ressens plus d’entrave, je m’élance.

Bien que je sois passée à de nombreuses reprises devant cette boutique puisqu’elle se situe dans la même rue que mon immeuble, jusqu’à aujourd’hui, je m’efforçais de l’ignorer. A vrai dire, si mes parents pouvaient s’offrir autrefois quelques bagatelles, ce n’est plus notre cas. Alors, faire comme si les magasins n’existaient pas est plus simple, ça refoule l’envie.

Mais un étrange sentiment m’envahit, une attraction subite me force à y entrer. C’est comme si la boutique m’appelait, me susurrait des promesses de découvertes et d’émerveillement. Alors, sans vraiment comprendre pourquoi, je cède à cette impulsion et franchis le seuil. Immédiatement, je suis accueillie par un homme d’âge mûr d’origine asiatique.

Avec un sourire discret, je le salue d’une voix à peine audible compte- tenu de mon introversion.

Ces derniers temps, je suis de plus en plus consciente des phénomènes surréalistes qui tournent autour de moi et je refuse de feindre l’ignorance, pour preuve, je me suis laissée happée par une force invisible et irrésistible.

J’ai besoin de réponses concrètes, même si je doute qu’elles puissent être troublantes. Malgré le fait que mes connaissances en fantastiques se limitent aux films hollywoodiens et aux romans, je continue afin de chercher quelque chose qui pourra me l’expliquer.

Des babioles sont disposées ci et là, en très grand nombre. Il est difficile de se concentrer uniquement sur une seule. Je déambule dans les allées avec une curiosité excessive.

Soudain, une vibration retentit, instinctivement, je me retourne, le son cesse. Puis, quelques secondes plus tard, de nouveau j’entends le vrombissement. Hésitante et perplexe face à ce que je perçois, j’avance lentement vers l’établi d’où provenait le son.

Parmi les autres objets antiques, une petite statuette expertement sculptée éveille mon intérêt. Dévoilant des traits délicats et des courbes élégantes, elle immortalise un couple enlacé dans une étreinte emprunte de douleurs. Je m’approche avec précaution et suis captivée par l’incroyable finesse des détails, tant dans la tension de leur posture que dans l’intensité de leur expression. Chaque relief semble murmurer une histoire d’amour aussi ardente que passionnée.

Je m’en empare.

Soudain, elle se met à briller d’une couleur miel. Si tout d’abord je sursaute et manque la lâcher, très vite, ma bouche s’entrouvre et mes yeux s’arrondissent par l’enchantement.

Je contemple l’artefact d’autant plus, impossible de le poser. A présent, des particules dorées émanent du corps frêle de la femme sculptées, fascinant, elles sont semblables aux miennes. Avec prudence, je la retourne à la recherche d’une étiquette, une gravure ou encore une marque. Sous son socle en bois brut sont gravés des symboles et autres caractères dont je ne comprends pas le sens.

— « Tu es à moi ».

Effrayée par ce bruit sourd, de nouveau je manque la lâcher. Je me secoue la tête, certaine d’avoir entendu une voix étouffée, chaude et masculine.

Je prends quelques inspirations afin de retrouver contenance. Malgré la stupeur sous le coup de la surprise, je remarque qu’elle n’a pas parlé dans ma langue, cela m’intrigue.

Qu’est-ce qu’elle a dit ? déjà ?

Même ma voix intérieure est en alerte.

Je veux en savoir plus ! d’où elle vient ? qu’est-ce qu’elle m’a dit ? comment une statuette peut-elle communiquer ?

J’ai besoin de tout connaitre sur elle, sans parler du fait que je sens qu’elle m’appartient, par nos particules similaires et qu’elle m’est appelée. Ce qui fait qu’elle est mienne.

D’un regard vif, je cherche désespérément le vendeur avec unique objectif : repartir avec la statuette afin de découvrir ses pouvoirs et autres propriétés.

L’individu se trouve dans mon champ de vision, je cours à travers l’allée, serrant l’objet de toutes mes motivations contre mon cœur.

Prête à engager la conversation pour obtenir un prix vu qu’aucune étiquette ne l’indique, je suis stoppée net dans mon élan lorsque son regard intrigué fixe la statuette.

— Où avez-vous trouvé cela ? demande-t-il en relevant les yeux vers moi.

— Ici-même, dis-je en montrant l’emplacement où je l’ai prise.

— Cette œuvre ne vient pas de mon magasin, elle ne m’appartient pas, affirme-t-il, troublé.

Instinctivement, je resserre les mains sur la statuette, craignant qu’il refuse que je l’emporte.

— Comment a-t-elle pu se retrouver ici ? s’interroge-t-il sans se soucier de mes pensées.

Déterminée à l’obtenir, le vol traverse mon esprit. Bien que cela n’a jamais fait partie de mon éducation, je ne peux nier que cette pensée me fait hésiter. Le patron est âgé, par conséquent je serais plus rapide dans cette course à la fuite.

Oui, sauf que tu passes devant sa boutique tous les jours. Fausse bonne idée…

Ma bonne conscience me reprend avant même que j’agisse de manière stupide.

La main du boutiquier se tend vers moi et attend que je lui rende. Je me retiens de hurler, elle est à moi ! Pas à lui ! D’autant plus qu’il m’a avoué ne pas avoir connaissance de son existence dans son magasin. Je maudis cette voix de la raison qui a influé sur ma décision.

Dorénavant, je ne dois plus penser aux représailles, juste à faire en sorte de parvenir à mes fins !

Il est maintenant trop tard pour que je prenne la fuite : sa main, bien trop proche de mon bras, menace de refermer l’étau à la moindre hésitation. Mon cœur tambourine contre ma poitrine, mais je n’ai plus le choix. Soit je cède, soit je me bats pour ce qui me revient de droit.

Je voudrais parler, protester, ne serait-ce que murmurer un mot, mais rien ne vient. Ma gorge se serre, ma voix se dérobe, emportée par une vague de panique silencieuse. Impossible même d’essayer, ma timidité exacerbée vient de reprendre le dessus. Alors, j’incline la tête vers la statuette, désolée d’être faible, désolée d’être contrainte de la laisser. Je m’en veux pour elle, elle m’a fait confiance et je l’ai trahie.

Je remarque un détail sur la statuette que j’avais omis jusqu’ici. L’homme sculpté à les yeux bridés, exactement comme ceux de l’apothicaire.

Je sors de mes rêveries lorsque la main de ce dernier donne un élan supplémentaire d’impatience.

— Sera-t-elle un jour mise en vente ? demandé-je avec un supplice dans la voix, comme si je ne voulais entendre qu'un oui.

— Sûrement, une fois que j'aurai déterminé sa valeur avec justesse.

Je me convaincs qu'un jour elle trouvera sa place tout près de moi et lui tends la figurine d'une main fébrile tout en restant attentive aux réactions de celle-ci. Il s'en empare. Rien.

Avant de quitter les lieux, je lui fais part de ma volonté à repasser régulièrement jusqu'à son obtention.

Direction la bibliothèque. Certes, je ne suis pas encore la propriétaire de la statuette, mais rien ne m'interdit de commencer à me renseigner sur elle.

Je me dis que ce sanctuaire de livres pourrait m'éclairer au moins sur la provenance de cette œuvre d'art.

Dans le rayon des compositions artistiques, mes yeux parcourent les différents ouvrages sur les sculptures.

Les brides aux yeux de l’homme naturellement me conduisent vers les manuels asiatiques.

Frénétiquement, je feuillette les pages une à une à la recherche d'œuvres similaires. Je suis happée par l'une d'entre elles, elle ressemble à l'objet de mes désirs. Selon sa documentation, elle remonterait à plusieurs siècles en arrière et proviendrait du Japon à l'ère d'Edo, soit entre 1603 et 1868.

Cette période va bien au-delà des stéréotypes associés aux samouraïs et aux geishas. Le Japon de cette époque a connu un essor notable dans la vie urbaine, les sciences, les techniques d'aménagement et les arts. Cependant, en dépit de mes connaissances limitées, je peux supputer que, comme la texture rugueuse et terreuse de l'effigie que je tenais le suggère, il s’agit probablement d’une composition en argile, qui se démarque ainsi des sculptures traditionnelles en bois, bronze ou porcelaine de ces siècles. Par conséquent, je reste sceptique.

Une annonce faite au micro résonne dans les différentes salles du bâtiment et me surprend. « La bibliothèque vous informe que dans dix minutes, elle ferme ses portes, veuillez ranger les ouvrages et commencer à vous diriger vers la sortie. Merci ! »

Au risque de me retrouver enfermée dans l’édifice, je range les manuels et je sors. Il est dix-neuf heures, la fin de l'automne approche à grands pas et donc la nuit pointe déjà le bout de son nez.

Je me décide à rentrer à pied, tardifs sont les derniers bus et prendre l'air me fera du bien.

Tu la sens ? Parce que moi oui…

Évidemment que sa présence ne passe pas inaperçue. Si c'était Lucas, il était tellement en colère à l'époque contre moi qu'il m'aurait attaqué depuis longtemps. Enfin, je pense.

Malgré l'assiduité de mon suiveur diurne et maintenant nocturne, mon esprit préfère, quant à lui, s'évader de nouveau vers la statuette. Je reste tout de même prudente, tant vis-à-vis de ce filateur que de cette curieuse figurine.

Je décortique mes réflexions, elles me conduisent naturellement à faire un lien entre la statuette, l'homme qui me suit et moi.

Hein… hein…

Je fais la sourde oreille, je l’ai assez entendu pour aujourd’hui. Je préfère laisser la possibilité à mon imagination de vagabonder sans aucune retenue.

Tu dérailles…

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