Recrutement

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Dacil était plongé dans un océan de violence. L’univers n’était devenu qu’un flot infect et rugissant où miroitaient mille tonalitées menaçantes. Tout lui parvenait sous forme d’éclats, de couleurs et d’images tourbillonnantes. Une brutalité obscure, sourde et sans nom l’entourait de toutes parts. Au milieu du décor familier et rigide des épaisses maisons de bois et de pierre grises, les pierres sales du pavement se souillaient de cramoisi, et leurs craquelure vibraient sous le tonnerre des pas furieux des massacrants quand l’air brulait du cri ignoble des massacrés. Des silhouettes sans formes ni humanité couraient en tous sens, c’en devenait un véritable tourniquet de douleur et de bruit. Le ciel était devenu rouge, que ce soit le coucher lent du soleil ou la brulure de son œil innocent qui se flétrissait de terreur. Le mouvement incessant tout autour lui faisait croire que le monde tournait tout entier autour de lui comme s’il était le centre de quelque machine diabolique destinée à laminer son esprit. Dacil était immobile, paralysé sans être capable même de ressentir la peur. Il comprenait si peu ce qui se passait, son pauvre esprit tellement dépassé par un déploiement de violence aussi grand, qu’il en avait perdu déjà toute notion de réalité. Il nageait, pis que dans un rêve, incapable de se sentir concerné par l’orage ambiant.


Des sifflements de fouets résonnaient avec les invectives des flagellants. Les habitants du bourg se déchainaient en criant et en huant, comme s’ils étaient pris par une urgence, celle de tuer et massacrer sans raisons. Hommes et femmes, de tous âges, des enfants armés de cailloux aux vieillards armés de cannes en passant par les mégères à couteau et les ouvriers à marteaux, tous déployaient des moyens et une imagination qu’ils n’auraient jamais eu pour se sauver eux même et la dédiaient à la perte de leur prochain. Leurs victimes couraient, criaient, fuyaient, mais ne trouvaient nulle échappatoire. Impossible de se cacher, avec leurs tatouages. Les Korauvas se faisaient attraper les uns après les autres à au moins quatre contre un, étaient roués de coups, brisés par endroits, puis trainés comme des animaux, hurlants et gigotants, jusque dans ces flammes qui coloraient l’air de rouge.


Une grande fosse brulante, dont le rayon de chaleur étouffait jusqu’à plusieurs centaines de mètres, emplie de flammes infernales. On nettoyait par le feu. Les Korauvas, repérés à leurs tatouages, étaient trainés et jetés, morts ou vifs, dans cet immense brasier dont il était impossible de ressortir. On brulait son prochain comme un rien ici. Et toujours les flagellants étaient les plus excités de tous. Hurlants, pestant, aboyant, jetant leurs lanières sur leurs dos nus pour se rapprocher du divin en communiant dans ce massacre.


Dacil resta immobile. Il commençait à ressentir une certaine inquiétude. Ou plutôt il commençait à gouter celle qui était déjà là et qu’il avait ignoré. Il était là, en plein milieu de la grande place. Le bourg brulait. Ses habitants. Les gens de son quartier. Ses semblables. Ils étaient plongés dans un feu immense et ils disparaissaient. Pour le petit garçon, c’était un mystère affreux. Quelque chose faisait disparaitre les gens, la ville, et tout ce qui était à l’intérieur. Les gens mouraient. Ci et là il reconnaissait un visage, et savait que quelqu’un qu’il connaissait venait de mourir. Il avait compris qu’il ne pourrait plus rentrer à la maison, et avait jeté là ses paniers qu’il ramenait du marché. Il se mit à déambuler à tout petits pas, debout au milieu du chaos de cette tornade rougeâtre de bruits entêtants. Il serrait les dents, et se caressait les avants bras avec ses mains d’un air anxieux. Ses tatouages le protégeraient. Il le pensait vraiment. Ses tatouages devaient le protéger. Il pria à moitié, son esprit trop englué dans la contemplation affreuse de son monde qui brulait et qui tournait autour de lui. Il avait le vertige. Il se sentit l’envie de vomir.


Le spectacle rougeâtre se décomposait peu à peu, comme des formes blanchâtres rutilantes apparaissaient. Dacil ne savait pas vraiment ce que c’était, mais ils arrivaient par les avenues de la cité et criaient des ordres. Puis ils se jetaient sur les flagellants et les bourgeois encore pris dans la frénésie du massacre. Il y avait des silhouettes qui s’accrochaient à d’autres silhouettes elles mêmes accrochées à d’autres silhouettes… Beaucoup de gens se mirent tout simplement à fuir, abandonnant les cadavres et les gens à moitié brisés ou déchiquetés qu’ils avaient trainés en vue de les bruler, puis se mettaient à courir pour rentrer chez eux avant qu’on puisse noter qu’ils avaient participé à ce crime de masse.


Les nouveaux venus avaient des armures, et des épées ou des lances. Ils scandaient des ordres et des imprécations, mais les flagellants n’étaient pas intimidés, pas plus qu’une majeure partie des habitants du bourg qui ne firent que redoubler de vitesse dans leur purge pour ne pas être entravés. Il y eut des luttes à coups de poing, des coups de fouet donnés sur des armures, des coups d’épée administrés à des flagellants récalcitrants, et en somme du sang versé par et dans chaque camp. Dacil ne comprenait rien, et ne cherchait pas à comprendre. Il resta immobile, presque impassible, même s’il dut se retenir à un moment de pleurer. Les gens passaient autour de lui, se battaient hurlaient.


Personne ne le voyait.


Il se dit que ses tatouages le protégeaient, mais ne comprenait pas pourquoi ils ne protégeaient pas aussi tous les autres Korauvas. Des centaines avaient brulé, ou avaient été abattus comme des animaux et gisaient à même le sol, tordus et dégoulinants de sang. On avait même brulé quelques étrangers, des prêtres qui s’étaient interposés entre les flagellants et leurs victimes, et aussi des chats qui avaient eu le malheur d’être là.


Dacil,finit par pleurer. Mais personne ne l’entendait, ni le voyait.


Le ciel cessa d’être rouge. Il devint enfin noir, tout à fait noir, sans compter la myriade d’étoiles qui flottaient dans le firmament, et les nuages de fumée encore présents. Le bruit était toujours là, mais différent. Il n’y avait presque plus de mouvement. Les flagellants étaient tous maitrisés, à genoux, tenus en joue par les chevaliers. Un homme en armure, avec une magnifique cape blanche s’adressa à eux en termes grandiloquents, rappelant que le grand Patriarche condamnait toute violence envers les Korauvas, et que cette secte était sous la protection de l’église, puis les invectivant et les encourageant à se repentir. Aucun n’admit avoir commis une faute. Alors un bourreau fut convoqué et on érigea une potence.


Dacil n’avait pas bougé de la nuit. Il était là, sur les lieux du massacre, et personne ne le voyait. Heureusement. Il voulait que personne ne puisse le voir.

Une foule s’était rassemblée. Certains des gens qui, quelques heures auparavant, hurlaient et tuaient les Korauvas ; ainsi que les quelques Korauvas survivants et certains badauds qui s’étaient simplement enfermés chez eux pendant le massacre. Et puis des soldats. Beaucoup de soldats. Suffisamment pour rétablir l’ordre.

Le procès des flagellants fut sommaire. Ils furent tous pendus. Pas de grâce ou de peines commuées. Ceux qui résistèrent furent égorgés sur place par les soldats. Dacil regardait. Il ne comprenait toujours pas.


Le bourg entier était silencieux maintenant. Si silencieux qu’on pouvait presque entendre le craquement du bois des masures. Tous retenaient leur souffle. Les flagellants asphyxiaient lentement au bout de leurs cordes. Pas de cris. Pas de huée. Rien. La foule était rassemblée, mais silencieuse, et étrangement calme.


Mais un son fusa dans l’air, faisant vibrer toute l’atmosphère. Ce n’était pas un son de ce monde. La vibration courait dans le firmament, et tout un chacun leva les yeux, même Dacil.


Une forme noire effilée, suivie d’une trainée brillante fendait l’abîme nocturne, déchirant sa noirceur comme une étoile filante. Puis sa trajectoire changea spontanément. La silhouette noire s’arrêta net, et Dacil put la contempler, les yeux emplis de curiosité et de terreur.


C’était une étrange structure, comme deux triangles d’obsidienne encastrés l’un dans l’autre, miroitant de lueurs incompréhensibles, comme si le ciel étoilé avait été imprimé sur la surface lisse de l’objet volant. Plusieurs points clignotaient dans des couleurs variées, et comme l’objet descendait lentement vers le sol, un clignotement rouge fut bientôt supplanté par une lumière verte.


Les chevaliers s’étaient immobilisés, toute la population était figée dans un mélange de stupeur et de crainte. Finalement, le chevalier à la grande cape blanche beugla un ordre alors que l’approche de l’objet sombre, dont les dimensions paraissaient maintenant écrasantes, provoquait comme un souffle violent d’air qui faisait voler les cheveux et virevolter les capes. Dacil reporta son attention sur les silhouettes en armure qui se répartissaient autour de l’endroit où la silhouette sombre se posait. Il n’eut jamais cru que de preux chevaliers puissent ainsi frissonner d’effroi.


Avec un couinement plaintif, le monstre venu des cieux ouvrit une gueule de métal noir et déplia, comme une langue anthracite, ce qui ressemblait à un escalier. Plusieurs personnes en descendirent, dans un accoutrement étrange fait de larges manteaux noirs et de tuniques grises ornées de bijoux en métal qui luisaient d’un éclat alternatif, jaune, blanc et rouge. L’un d’entre portait un masque monstrueux, comme un heaume noir bombé qui lui descendait sur les yeux et d’où jaillissaient plusieurs longues tiges brillantes. Un autre, qui pouvait tout autant être une femme, portait une longue robe grise et un objet étrange jaillissait de derrière son omoplate gauche pour se percher à hauteur de son visage sous forme d’un cylindre noir dont une des faces ressemblait à un œil circulaire fait de verre noir. Son visage androgyne était si anormalement beau et inexpressif que le fixer du regard mettait mal à l’aise. Un reflet sur ses pommettes rappelait la texture de la cire.


Celui qui était à la tête de la cohorte d’étrangers était un homme de haute stature, vêtu d’un manteau noir si large qu’il trainait au sol et pourvu d’un haut col qui lui remontait sur le visage. Sa chevelure et sa barbe était d’un noir d’encre entrecoupé par des bandes blanches très net. À la place de son œil gauche, une sorte d’orbe de métal luisait d’un miroitement surnaturel. Il était coiffé d’un grand chapeau noir à larges bords fait d’une matière que Dacil ne reconnaissait pas. Le plus étrange toutefois, c’était un objet oblong qui dépassait de sa bouche et qui laissait échapper une fumée blanche, comme un encensoir.


Devant lui, les chevaliers, presque tremblotants, se mirent à genoux. L’homme dévala à grande vitesse les marches d’escalier, un air méprisant sur son visage, une de ses mains triturant un objet de forme carrée qui semblait accaparer toute son attention. La foule retenait son souffle, les civils ayant tous reculé d’un pas instinctivement. Le capitaine des chevaliers s’éclaircit la voix avant de prendre la parole :


« V… Votre Excellence ! Nous ne nous attendions pas à vous voir débarquer ici... Co… comment puis-je me rendre utile à un Inquisiteur de la Sainte Ligue ?

- Vous êtes qui ? rétorqua sèchement le visiteur tout en attrapant d’un geste l’objet qui lui pendait au lèvres pour le tapoter, faisant tomber ce qui semblait être des cendres au sol.

- Pardonnez moi, Excellence… je suis le capitaine Kalliren des nobles paladins au service du Patriarche. Comme vous pouvez le voir, nous avons géré la situation sans besoin de renforts de la Ligue, et offert aux vils marauds un châtiment à la hauteur de leur offense. Il s’agissait d’une simple…

- Ouais, ouais, vous me raconterez ça après. Ce qui m’intéresse c’est que mes détecteurs Expogito Maleficarum ont notifié une émanation anormale dans la zone, et mon suppléant m’a mené jusqu’à votre ville. Vous devez bien avoir quelque chose à me signaler, puisque vous êtes la personne en charge, nan ? »


Le chevalier parut hésiter, puis, cherchant soigneusement ses mots, répliqua :

« Je serai ravi de venir en aide à un inquisiteur de la Ligue, si vous pouviez toutefois préciser vos questions, votre Excellence… Est-ce que… étiez vous après la secte des flagellants ? Si c’est le cas, nous avons pris les dispositions nécessaires vis à vis de ces forbans…

- J’en ai rien à foutre de vos flagellants. Ce que je vous dis c’est que des ondes spatio-temporelles à trajectoire anormales ont été émises de cet endroit, accompagnées par une diffraction aberrante des ondes électromagnétiques ainsi qu’un flot métapsychique d’émotions intenses. C’est les signes typiques d’une activité parapsychique, probablement doublée de manifestations de téléplastie, de télékinésie, voire de goétie pure et dure. Alors, vous avez vu quelque chose ou vous avez rien vu ?

- Heu… Je dois avouer, votre excellence, n’être point suffisamment versé dans les arcanes pour vous aider sur ce point… »


L’inquisiteur leva les yeux au ciel.


« Bordel ! J’oubliais comme les primitifs sont épuisants. Astilfe ! Tu viens bien de Pendumive toi ?

- En effet, maitre. » fit l’individu au masque aberrant en se rapprochant dans un froissement de tissus.

- Eh bien, tu es natif de la seule planète de la Ligue encore plus primitive que Lonmell, alors explique leur ! Je vais chercher si je détecte la source des perturbations. »


Pendant que l’étranger qui répondait au nom d’Astilfe exposait au capitaine des paladins le sens de leur présence ici et de quelle façon leurs appareils permettaient aux agents de l’Inquisition de détecter la sorcellerie à distance, l’inquisiteur s’avançait en direction de la foule qui recula d’abord, horrifiée, puis se laissa faire tandis que le prélat écartait des gens sans quitter des yeux l’artefact qu’il avait en mains. Dacil le regarda, fasciné et anxieux à la fois. L’image avait de quoi lui paraitre irréelle. Les étrangers paraissaient comme à moitié des monstres tout droits sortis d’un rêve, avec leurs accoutrements bizarres et les objets indescriptibles qui émaillaient leurs costumes. L’inquisiteur arrêtait quelquefois un passant pour lui demander sèchement s’il avait vu quelque chose « d’anormal », et comme la réponse ne lui plaisait pas au bout de quelques secondes, il rejetait la personne et avançait plus avant, suivi par l’individu en robe grise qui pointait sur chaque personne son étrange cylindre à l’œil de verre noir.


Puis l’inquisiteur s’arrêta devant Dacil. Le garçon fit quelques pas en arrière, puis il vit le regard de l’homme se poser sur lui, et sentit son sang se glacer.


Une froide horreur l’envahit, le temps parut suspendu. Puis l’inquisiteur se retourna.


« Astilfe ! Amène ton gros cul ici ! Et ramène monsieur le paladin avec toi ! »


Quelques secondes passèrent. Astilfe et le capitaine Kalliren vinrent se placer au niveau de l’inquisiteur. Le chevalier paraissait plutôt confus, mais maintenait une certaine assurance. Astilfe terrifia Dacil d’autant plus vu de près.


« Ça vient clairement d’ici, mais il n’y a rien. Est-ce que tu détectes quelque chose ? »


Les tiges qui jaillissaient du masque d’Astilfe se pointèrent droit vers Dacil.


« Je confirme qu’il y a quelque chose. Quelqu’un. Beaucoup de peur… » Il tira la langue une seconde, comme un serpent qui goûterait l’air. «  Une terreur sourde d’enfant. J’en mettrais ma main à couper. »


L’inquisiteur fronça les sourcils. Dacil tremblait de tous ses membres. Il serra les dents, initia un pas en arrière…


Et d’un geste vif, l’inquisiteur plongea une main en avant. Dacil sentit le gant de cuir noir le frôler, et un tremblement surnaturel vrilla tout son corps, comme si une nuée d’insectes couraient partout sur sa peau. Il poussa un cri de douleur.


« Je le tiens ! »


Un cri - de surprise celui-ci - fit écho à celui de Dacil. Le paladin avait bondi en écarquillant les yeux, tandis que toute la foule alentours s’épanchait en murmures horrifiés. La main de l’inquisiteur s’était refermée sur l’avant bras de Dacil qui, ayant trébuché en arrière, se débattait vainement en donnant des coups de pied.


« Invisibilité, hein ? Première fois que je vois ça, et j’en ai vu des choses ! ricana l’inquisiteur.

- Impressionnant, en effet. siffla Astilfe. Je me demande comment c’est possible. Téléplastie automatérialisante ? Ou plutôt autodématérialisante, en l’occurence. Ou bien une forme de télékinésie appliquée aux ondes lumineuses.

- Pure goétie je pense. Ça n’a pas supporté mon contact théurgique. Maintenant tu es visible, petit, alors tu ferais mieux de ne pas te débattre ! »


Dacil n’écoutait aucunement ce conseil. Il remuait comme il pouvait, essayant de s’arracher à la poigne de l’étranger, laquelle paraissait presque brulante sur sa peau.


« Je ne comprends pas ! s’exclama le capitaine Kalliren. Par quelle sorcellerie…

- Je ne sais pas encore, mais on le déterminera bien assez tôt. » L’inquisiteur eut un sourire caustique en voyant le garçon essayer de mordre sa main à travers son épais gant de cuir. « C’est quoi ces tatouages sur tout son corps ? Demanda-t-il. Est-ce que ça viendrait pas de là par hasard ?

- Ça ? Non, votre excellence, enfin, je ne pense pas. C’est simplement que c’est un Korauvas.

- Un quoi ?

- Un Korauvas… heu… c’est… c’est une secte qui vénère le Divin via… des rites secrets, je crois. L’une de leur tradition est de faire tatouer leurs enfants dès le plus jeune âge… pour se distinguer je suppose.

- Drôlement bizarres vos traditions sur cette planète.

- Ce… c’est une secte tout à fait à part, votre Excellence ! Même si le Patriarche leur a grâcieusement accordé sa protection en vertu de leur contribution à la société. On tolère leur bizarrerie. Enfin, le plus clair du temps… »


Dacil se mit à pleurer à chaudes larmes, cessant par la même de se débattre. Quelque part, il priait juste pour que son cauchemar arrive enfin à son terme. Qu’il puisse se réveiller, retrouver ses parents, oublier tous ces monstres…


« Que voulez vous en faire, inquisiteur ? demanda le suppléant en robe grise. On peut l’exécuter sur le champs. Il y a même des gibets de libre je crois.

- Renate, abstiens toi d’essayer de penser, tu as trop de lacunes dans ce domaine. lui répliqua l’inquisiteur. Un talent pareil, on ne va pas le gâcher ! On l’embarque et on l’étudiera en route.

- Bien, inquisiteur. Souhaitez vous que j’applique un sédatif pour calmer ses humeurs ? »


L’inquisiteur s’accroupit pour se mettre au niveau du garçon qui essuyait tant bien que mal des larmes. L’odeur âcre de la fumée qui sortait de la bouche de l’inquisiteur fit tousser l’enfant. Regardant Dacil droit dans les yeux, il lui demanda d’une voix calme où perçait un rien de caustique.


« Est-ce que tu veux qu’on t’injecte un sédatif petit ? »


Dacil secoua vigoureusement la tête. Il n’avait pas la moindre idée de ce que ces mots voulaient dire, mais il saisissait sa chance de rejeter comme il le pouvait tout ce que ces gens pouvaient vouloir lui faire.


« Dans ce cas, je te propose un marché. Tu as un talent qui pourra m’être très utile. Je te propose de t’emmener dans mon vaisseau, loin d’ici. Tu quitteras cette planète pourrie, tu visiteras d’autres contrées de la Ligue, tu auras accès à la haute technologie de l’inquisition, tu mangeras à ta faim tous les jours et tu vieilliras moins vite. En échange, tu me laisseras étudier ton pouvoir et tu le mettras à mon service. Qu’est-ce que tu en dis ? »


Un silence fut sa réponse. Dacil s’était immobilisé. Sinon un léger tremblement de son bras droit, tout son corps s’était figé dans un mutisme atterré. Une telle proposition, survenant dans un moment pareil était si surprenante qu’elle oblitérait son esprit. Il ne se sentit pas le cœur de refuser directement, mais restait incapable d’accepter. Il aurait pu prendre des siècles avant de rassembler ses esprits et de donner une réponse claire.


« Parfait. Qui ne dit rien consent. Embarquez-le ! »


L’inquisiteur souriait pleinement. Astilfe émit un claquement de langue.


« Avec tout le respect que je vous dois inquisiteur, n’est-ce pas une façon un peu cavalière de signer un contrat ?

- Qu’est-ce que tu me chante ? je t’ai recruté exactement de la même manière à l’époque !

- Hum, non. Moi vous m’avez tasé.

- Ah oui, c’est vrai. Comme le temps passe hein ? »

L’inquisiteur souriait tout en mordant l’objet fumant qui lui dépassait toujours de la bouche.

- Mais c’est comme ça qu’on noue une collaboration solide sur Alcibiade.

- Oui, mais moi au moins j’étais déjà presque adulte…

- Et tu n’étais rien de plus qu’un métapsi comme il en existe des centaines sur toutes les planètes de la Ligue. Maintenant, cesse de discuter mes ordres et emmène ce petit gars à bord avant qu’il ne décide de redevenir invisible. »


Astilfe et Renate entourèrent le garçon, chacun lui attrapant une main pour l’entrainer, bon gré mal gré, vers la gueule béante du vaisseau pendant que l’inquisiteur soufflait sa fumée au visage du capitaine des paladins.


« Bon, n’ébruitez pas ce que vous venez de voir monsieur Ka… monsieur le paladin. Et faites comprendre aux… civils… qu’ils feraient mieux de ne pas se préoccuper de ce détail.

- À… à vos ordres votre Excellence.

- Je vous charge de prévenir la famille du gamin.

- Heu… je pense que… Enfin, au vu des circonstances, sa famille a certainement été massacrée, hélas…

- Vraiment ? Parfait. Ça nous fait un problème en moins. »

Le chevalier déglutit.

«  Moi et mon équipe n’allons pas nous attarder sur cette planète. J’étais là uniquement pour le procès d’un télépathe sur le continent voisin, un truc barbant, mais c’est une joie de voir que je ne vais pas partir d’ici les mains vides.

- V… Votre plaisir est mon honneur, votre Excellence.

- Cela dit, je n’ai aucune envie de remettre les pieds sur ce tas de merde empli de microbes qu’est Lonmell avant longtemps, donc par pitié, si vous avez des anomalies spatio-temporelles et des flux aberrants dans les ondes électromagnétiques, ouvrez l’œil et voyez si vous pouvez pas régler le problème par vous même, hein ?

- Heu… Je… m’en assurerai, votre Excellence.

- Bien, vous êtes un chic type Ke… paladin. Sur ce, que le Divin vous bénisse et tout ça. »


Balançant au sol son mégot, l’inquisiteur emboita le pas à ses suppléants. Il ne fallut que quelques minutes à l’appareil spatial pour refermer sa trappe, décoller et disparaitre dans le firmament avec une trainée lumineuse, comme une étoile filante se dissolvant dans l’atmosphère.


* * *


« Canal vocal ouvert. En attente d’instructions.

- Le bâtiment à ta droite. Ils le planquent à la cave. L’accès utilise un code par signature génétique. Essaye de passer en suivant quelqu’un. Fais attention, ils ont sans doute un métapsi avec eux.

- Pas d’inquiétudes, inquisiteur. Je sais y faire. »


Dacil avait depuis longtemps appris comment ne pas être repéré par les pouvoirs des métapsi. C’était très simple en fait, il suffisait de ne pas leur donner d’émotions ou de pensées intenses à détecter. Ne rien ressentir. C’était presque devenu son état par défaut depuis son départ de Lonmell. Depuis vingt ans qu’il travaillait pour l’inquisition, le nombre de fois où il se souvenait avoir pleuré pouvait se compter sur les doigts d’une main. Le problème, c’était plutôt quand on lui demandait de montrer des émotions, mais heureusement ça arrivait plus rarement.


« C’est ta première fois sur cette planète, alors je te rappelle que nous autres, les natifs d’Alcibiade, on est tous obsédés par une chose : les armes. Attends toi à ce qu’ils soient tous armés jusqu’aux dents, alors ne te fais pas repérer sinon t’es mort.

- Cela va de soi, inquisiteur.

- Une fois que tu auras repéré la relique, fumes-les, et ramène la-moi.

- Ce sera fait, votre Excellence.

- Que le Divin te protège. Et ne merde pas ! Terminé. »


Dacil avait appris à faire avec les manières plutôt étranges de l’inquisiteur Apollonios Sefer, et ne se formalisait plus de voir lancés dans un même trait les mots « Divin » et « merde ». Il se contenta de soupirer tout en caressant mollement ses avant-bras nus. Sa peau émettait toujours un picotement étrange quand il utilisait son pouvoir, un sentiment déstabilisant auquel on ne s’habituait jamais vraiment. Il pénétra dans le bâtiment, qui était un genre de bar. Une musique entrainante jaillissait de plusieurs hauts parleurs, la lumière rougeoyante baignait les murs et le plafond d’une teinte orange sale, et la fumée des cigarettes empestait chaque centimètre cube d’air. Dacil ne se demandait plus d’où venait l’addiction au tabac de son maitre.


Il repéra facilement la porte de la cave. Un sas blindé certainement arraché sur l’épave d’un vaisseau spatial. Les systèmes de reconnaissance clignotaient d’un vert malade et des lasers de détection pointaient d’un air menaçant devant la porte. Dacil s’adossa au mur, croisa les bras, et attendit.


Il ne lui fallut pas bien longtemps avant qu’un homme à l’air suspicieux se présente devant la porte, engoncé dans une redingote brun sombre dont le col lui remontait jusque sur son long nez de fouine. Il regarda à droite et à gauche, puis colla sa main sur le système de la porte qui se déverrouilla. Dacil, réfrénant un bâillement, lui emboita le pas.


Ils descendirent un long escalier. Franchirent une porte. Puis encore une autre porte. Et alors seulement, ils furent dans la salle secrète. Dacil balaya du regard son environnement. La salle était grande, haute de plafond, avec d’épais pilier et des arches d’allure dantesque. Là s’entreposaient par dizaine des caisses qui, on le lui avait expliqué, devaient certainement contenir des munitions et des armes de contrebande. Il s’en empilait jusque bien au dessus de la hauteur de sa tête.


Du reste, une alcôve présentait un espace où les contrebandiers se retrouvaient. Tous étaient vêtus du même type de redingote amples, aidant sans doute à cacher une foule de fusils, pistolets, lames et cestes dont on devinait la présence rien qu’à la mine patibulaire des énergumènes. Sur une table étaient posés des documents en vrac, une cafetière, et plusieurs tasses. Juste au dessus de la table, encastré dans le mur, un coffre fort blindé.


Ils se tournèrent vers le nouvel arrivant avec des soupirs de soulagement. En les dévisageant, Dacil repéra aisément le métapsi parmi eux. Un homme de petite taille, aux cheveux en bataille. Ses yeux étaient uniformément noirs, comme deux globes d’encre liquide.


« Athanase ! C’est bon de te revoir. » fit l’un des gredins en s’approchant de son ami. Les deux se firent une embrassade, puis reprirent.

« Tant des nôtres ont disparu ces dernières semaines. Je crois qu’on a pas juste les autorités planétaires au cul, on a dû attirer la putain d’inquisition.

- Tu fais bien de le dire. J’ai peur que même ici, on ne soit bientôt plus en sécurité. »


Pendant ces retrouvailles, Dacil s’était glissé entre les contrebandiers. Puis il s’assit à la table et se servit une tasse de café tout en les écoutant discuter.


« Anvil, Catarase et Lumiel ont tous les trois disparus. Probablement enlevés. Ils connaissaient cette cachette.

- Mais ils n’avaient pas les accès. Et rien ne nous dit qu’ils ont craché le morceau.

- Il faut toujours considérer le pire scénario. Les inquisiteurs sont les rejetons les plus sournois de l’Académie. Si ils ont entendu parler de la relique, ils ne reculeront devant rien pour la récupérer. »


Athanase balaya la pièce du regard, dévisageant tous ses compagnons comme pour rechercher un intrigant. Son regard passa sur Dacil sans le voir. Bien sûr, il était impossible de le percevoir, même avec toute la bonne volonté du monde.


« Il faut qu’on parvienne à l’écouler rapidement. reprit le bandit. Moins longtemps on l’aura sur les bras… »


Le métapsi, qui était resté silencieux jusque là, l’interrompit brutalement.


« Au contraire ! Si on s’en débarrasse, on sera foutus ! Tu n’as pas idée du pouvoir que renferment ce genre de reliques. Si on trouve un allié suffisamment haut placé, on pourrait même s’en servir comme moyen de pression sur la Ligue !

- Espèce d’abruti ! On est loin d’avoir l’arsenal nécessaire pour protéger cet artefact contre toute la puissance de la Ligue. Rassembler des alliés nous prendrait des mois, voire des années !

- Pas si vous me laissiez l’étudier, cette putain de relique !

- Et les radiations théurgiques bordel ! Tu y as pensé !

- Tu me prends pour qui ? Le premier merdeux venu ? J’ai masqué mes talents parapsychiques pendant plus de trente ans, je peux contenir des radiations théurgiques et les rendre indétectables, si tu me laisses le temps. Merde, avec un peu de temps je pourrais même réussir à activer ses pouvoirs, si tu acceptais de ne pas être un putain de lâche pour une fois ! »



Dacil leva les yeux au ciel. Il commençait à comprendre d’où venait le langage fleuri de son maitre. Il reposa sa tasse de café en se faisant la réflexion que ce dernier était bien plus amer que celui qu’ils consommaient dans le vaisseau. Il était déçu.


C’est à cet instant précis que le métapsi jeta un regard dans sa direction, détectant confusément quelque chose, mais un autre homme de sa bande capta son attention.


« Vaziel ! Tu crois qu’il te faudrait combien de temps pour tirer quelque chose de la relique ?

- Je ne peux pas le dire avant d’avoir initié mon étude. Les pouvoirs métapsychiques et théurgiques ne sont pas directement en phase l’un avec l’autre et il faut un moment pour accorder les deux.

- Au point où on en est, autant le laisser essayer, non ? »


Pendant que la conversation continuait, Dacil était monté sur sa chaise. Sur la pointe des pieds, il arrivait à peu près à atteindre le plafond auquel il s’échinait à fixer un appareil que lui avait confié Renate. Le vieux cyborg avait un don pour les dispositifs aussi fourbes que précis. Le système s’activa avec un « bip » complaisant que le pouvoir de Dacil rendait inaudible pour autrui. Puis il régla soigneusement son détonateur.


« Si tu perds le contrôle, Vaziel, je te préviens que je t’ouvre la tête au laser et je chie dedans !

- Je vous dis que ça va bien se passer, bordel ! Le vrai risque c’est de ne rien tenter. »


Dacil s’éloigna et regarda, le détonateur en main.


« Athanase ?

- Bon, bon… on a vraiment plus trop le choix, hein ? »


Dacil ferma les yeux quelques secondes, le temps de prononcer mentalement une prière Korauvas. Athanase entra son code sur la porte du coffre fort qui s’ouvrit dans un grand couinement pneumatique. La porte glissa lentement, et un plateau coulissa jusque sur la table, portant un épais paquet. Les gredins se pressèrent autour, leurs mines inquiètes.


Vaziel, le métapsi, se retourna d’un coup.


« Lequel d’entre vous a prié ?

⁃ Quoi ?

⁃ Depuis quand on a un religieux dans la bande ? Un religieux qui ressent de la culpabilité en plus.

⁃Qu’est-ce que tu racontes ? »


Dacil actionna son détonateur.


Aussitôt, une pluie de polyphosphore embrasé tomba du plafond, engloutissant la bande dans un feu blanc collant et insatiable. Ils n’eurent que le temps de pousser des hurlements pour certains ; pour d’autres, de ramper au sol avant de se faire avaler par une douche de feu toujours plus intense ; et pour Vaziel de pousser une plainte parapsychique qui fit sursauter Dacil.


Une veine de son nez venait d’éclater. Il essuya le sang sur le revers de sa main.


Le feu consuma intégralement la bande de brigands, la table, le café, et l’emballage du paquet. Dacil attendit patiemment que tout soit consumé pour se rapprocher. L’artefact en lui même était intact. Il ressemblait à un simple clou rouillé, mais dont la seule présence inspirait une sorte de sérénité étrange. « Dommage, se dit-il, que l’inquisition ne tolère pas les reliques concurrentes. »


La théurgie était la chasse gardée des inquisiteurs de la Ligue. Les reliques dotées de tels pouvoirs devaient toutes être soit détruites soit confinées dans les geôles de l’inquisition. Cela allait totalement à l’encontre des enseignements du clergé de Lonmell, mais comme souvent, la Ligue était au dessus de tout. La théologie passait après la sécurité.


Il ramassa le clou, puis se dirigea benoîtement vers la sortie.



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