Le Donjon Rampant (1/2)

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(Par demande populaire, cette nouvelle est coupée en deux chapitres.)

Lorsque la troupe arriva au village, il venait de pleuvoir. L’eau ruisselait sur les toits faméliques, se mélangeait à la boue et faisait tout dégouliner. L’atmosphère était encore pesante d’humidité, et tout était nappé de gris et de terne, comme si toutes les couleurs avaient été délavées. Les quatre voyageurs avancèrent dans la tourbe en maugréant. Alize, qui était du genre à voir le bon côté des choses, encourageait ses compagnons, essayant de faire abstraction de l’eau froide et insidieuse qui coulait à travers sa cotte de maille et gonflait les tissus de ses vêtements. Celui qui souffrait le plus du froid était sans doute Nkudu. Sa grande silhouette noire encaissait la bise glaciale qui arrachait des frissons à son corps torturé. Les épais muscles de l’exécuteur ne le protégeaient guère des intempéries agaçantes de cette région. Il eut tôt fait de faire taire la prêtresse d’un simple grognement contris. Les encouragements se turent, supplantés par le bruit spongieux de quatre paires de bottes dans la boue.

Irmfried fut le premier à apercevoir la population. Les abords du village étaient curieusement déserts. Le rempart de bois qui encerclait les lieux était éventré, la porte grande ouverte, et pour seul ornement de la palissade, des éclaboussures de boue et de pisse. Le mercenaire, excité comme une puce, souriait sous sa capuche et pointait du doigt les paysans.

« Hauts les cœurs, compagnons ! Le lieu n’est pas désert, et la négoce étant par de moi l’art le plus prospère, je me propose de nous gagner une chambre et un repas chaud pour la nuitée.

- Encore faut-il que tu trouves énergumène qui, à ton genre et tes manières, ne soit repoussé, souffla Nkudu d’une voix rauque. En deux mois de voyage, oncques n’ait vu de ton talent la couleur.

- C’estoit fait de pure malchance. Les manants de cette région sont de naturel bien plus cordial. Vous verrez. »

Irmfried, en brigandine brune et cape verte, était laid comme un poux et sale comme une mouche à merde. Humide des pieds à la tête, taché de boue jusqu’à la taille, il avait tout de même le maintien d’un homme de belle stature et la noblesse se collait à ses gestes comme le bubon au malade. La prêtresse lâcha un soupir.

« La négociation est affaire de groupe, mais tu passeras devant. J’ai bien vu qu’on n’apprécie trop peu mon dieu par ces contrées. »

Alize savait bien comme sa petite troupe avait tout le potentiel autant pour plaire que pour effrayer le manant. Nkudu était un étranger bizarre, immense et avec une peau toute noire ; et Cunégonde, la quatrième membre de la troupe, la mutique… c’était pire encore.

La populace s’était réunie proche du centre du village, pour une raison obscure. Ils étaient en cercle autour d’une petite ruine informe au sommet d’une butte modeste qui dominait le village ; sa motte féodale. Le semblant de château avait été carbonisé, des restes calcinés mouillés par la pluie s’enfonçaient dans la boue comme un navire qui sombre au ralenti. Le bois était noir, et les cendres contaminaient les rigoles d’eau qui ruisselaient jusque dans le hameau en contrebas. Avant que le groupe de voyageurs ne puisse monter la butte, un cochon, qui errait dans les rues du village, vint les renifler de son gros groin suintant. Alize se laissa faire sans broncher, Nkudu chassa l’animal d’un coup de pied, mais lorsqu’il vint à Cunégonde, le cochon se mit à la harceler, levant le groin et la gueule vers son visage.

La jeune femme, toujours muette, affecta un regard haineux. Elle avait un petit visage ovale à la blancheur maladive constellé de plaques et de cicatrices laissées là par quelque forme de vérole. Ses cheveux noirs, plus rêches que de la paille, plus emmêlés que des moutons de poussière et plus sales que de la suie, descendaient des deux côtés de sa tête, mouillés comme après un bain d’eau sale. Le bas de son visage disparaissait dans un foulard vert délavé, camouflant sa bouche et son nez, ou ce qui lui en tenait lieu. Rondache en bandoulière et fauchon à la ceinture, elle arborait une panoplie de guerrière, pauvre, mais professionnelle, son gambison miteux suffisamment épais pour la protéger du froid et de la plupart des épées. À sa ceinture pendaient une dizaine d’amulettes diverses, mêlant reliques de ses ancêtres, symboles cruciformes et pentagrammatiques, ou gri-gri de poils tressés.

Le cochon tenta péniblement de se dresser sur ses pattes arrières pour atteindre le visage de Cunégonde, qui lui répondit d’un coup de genou dans le ventre, un grognement de gorge étouffé accompagnant furtivement son geste colérique. Irmfried éclata de rire.

« Mignonne, ta face lui rappelle sa pitance. Un peu il te mangeoit la figure ! »

Cunégonde lui jeta un regard noir, mais pas seulement. Elle se baissa pour ramasser une brassée de terre visqueuse et, d’un geste à l’adresse remarquable, l’envoya en pleine figure du mercenaire à grande gueule. Un « plotch » écœurant puis un juron étouffé plus tard, Irmfried ramassa avec deux doigts un lombric qui s’était trouvé collé sur sa joue. Cunégonde n’émit pas un son, mais elle riait à sa façon de l’ironie de la chose.

« Holà, voyageurs ! »

Un paysan s’était approché, les hélant d’une main, l’autre n’étant qu’un moignon amputé. Il darda tour à tour ses deux yeux parfaitement asymétriques sur chacun des membres de la troupe puis leur adressa d’un timbre qui tremblait de suspicion :

« Notre malheur n’a donc pas encore tant d’écho qu’il nous éloigne les voyageurs ? Quelle quête vous amène par chez nous, vous qui m’avez toute mine d’être des mercenaires ? »

Pendant qu’Irmfried essuyait encore la terre de son visage, Alize s’avança en avant de la troupe. Elle constata que, non seulement tout le village s’était assemblé ici, mais en plus ils étaient armés. Dans les mains étaient brandies des faux dont on avait reforgé le fer dans le sens de la hampe pour en faire des vouges de fortune, comme lorsque la paysannerie s’en va en guerre. Les femmes et les enfants étaient là aussi, bien qu'Alize ne dénombrasse que deux de ces derniers. À flanc de la colline, un fossé horizontal, cylindre sombre dans la terre grisâtre, s’enfonçait vers des profondeurs obscures.

Alize épousseta sa large tunique noire et blanche qui couvrait les mailles de son armure et leva une main bien haut en guise de salut, l’autre étant serrée sur le manche de la masse d’arme à sa ceinture.

« Si fait, vilains. Nous sommes mercenaires, mais isolés de notre armée. Nous ne cherchons malheur à personne et désirons simplement gîte et pitance.

- Je remarque chez vous l’accoutrement des fidèles du Saoshyant.

- En effet. »

Un autre paysan cracha par terre et lança, l’air très fier de lui :

« La gueuse n’a donc que ça à faire de prier un dieu qui n’existe pas ?

- Il existera ! répliqua Alize par réflexe avant de se reprendre de justesse. Je ne souhaite point discutailler théologie. Je vois votre communauté en proie à la tourmente. Pourquoi ces armes ? Pourquoi ce rassemblement ? »

Les manants hésitèrent, mais l’homme manchot qui avait l’air de tenir lieu de chef décida de se montrer coopératif.

« Notre malheur est bien grand, et votre venue est peut-être notre chance. En quelques jours, nous avons perdu notre castel, plusieurs enfançons, et un chevalier qui était notre libérateur. »

Il désigna le trou béant dans la colline.

« Voilà quinze heures que messire de Kervec n’est point ressorti de ce terrier infernal ! Mais je dois vous dire toute la chose depuis le début.

- Faites, je suis toute ouïe. »

Alize aperçut du coin de l’œil les membres de sa troupe qui, pour certains, roulaient des yeux. Un mioche avait commencé à tourner autour de Cunégonde, un doigt dans le nez et les yeux rivés sur son foulard. Nkudu frissonnait sous sa cape, les sourcils froncés, visiblement offusqué de devoir attendre dehors avec son crâne chauve à la merci des vents. Irmfried, lui, comptait le bétail qu’il voyait. Quelques poules gambadaient, et plusieurs cochons faisaient le ménage dans les détritus qui trainaient à travers le hameau. Le mercenaire s’en léchait les babines.

« Il y a quelques lunes, repartit le paysan, notre château estoit encore vide, le dernier seigneur trépassé et son seul héritier parti en errance. Il s’agissait du neveu de notre seigneur, messire de Kervec. Pendant son absence, un riche homme est venu. Cornelius. Un alchimiste, magicien ou sorcier, qui s’est approprié le castel pour lui et ses laquais ; un quatuor d’immondes bossus probablement maudits par ses propres soins. Il a offert de faire prospérer nos champs, ce qui a marché un temps, mais il s’est vite mis à nous malmener. Il a fallu que messire de Kervec rentre pour nous motiver à la révolte contre le vil sorcier. »

Il fit un geste de sa main vers les ruines du château.

« L’infâme avoit prévu moult affreuses diableries contre nous ! Des cadavres ont combattu les vivants, et des malédictions ont plu sur les innocents. Nous avons incendié le manoir castral et comme il prenait la fuite, le sorcier a été frappé par l’épée de notre aimé chevalier. Moi qui vis la chose, je crus un instant à sa mort, mais par sorcellerie il a survécu et s’est foré un antre sous la motte dans lequel il a disparu avec ses serviteurs en un éclair. Les infâmes se sont comme liquéfiés et ont coulé par le trou que vous voyez.

- Sorcellerie typique, intervint Irmfried. Par chez moi, on brûle au bûcher ce type d’engeances, de crainte qu’ils n’estoient point mortels.

- Nous eussions été bien en peine d’appliquer cette sentence, quand bien sage elle soit. Le sorcier replié en son antre, nous pensions pouvoir reprendre nos vies. Mais à la nuit tombée, un monstre affreux a émergé de la maudite fosse, accompagné des quatre bossus qui servaient l’engeance. La beste estoit si abominable, point ne puis la décrire. Un amas visqueux et carnassier, qui nous terrifia tant et tant que chacun chercha un asile en sa demeure. Les bossus profitèrent de la confusion pour prendre avec eux plusieurs enfants, et tous ont maintenant regagné cette fosse. »

Alize hocha lentement la tête. Elle n’avait pas et n’aurait jamais d’enfants, mais son ordre lui avait enseigné assez d’empathie pour imaginer comme les familles devaient être dévastées.

« Messire de Kervec a fait serment de ramener les enfants, et s’est glissé dans le trou avec son armure et son espadon. Depuis il n’a plus donné signe de vie. Ses derniers ordres étaient de toujours surveiller ce terrier de malheur et de garder à l’œil nos proches à toute heure.

- Et pas un, intervint Nkudu, n’a eu l’idée d’aller y voir ce que devenait votre seigneur ? »

Le paysan eut un frisson en posant son regard sur le grand guerrier. Nkudu dépassait le plus grand homme du village d’une bonne tête, et son corps était tout en muscles, son regard acéré, sa voix grave et toujours infusée d’un venin d’accusation distillé dans chaque mot. On devinait plus qu’on ne voyait la lame monstrueuse qu’il transportait, emballée dans d’épaisses couches de tissu. Une arme dantesque, dont la seule silhouette faisait frissonner.

« Nous ne sommes point guerriers ! Si danger il y a tel que notre seigneur n’en est point ressorti, c’est que nous n’avons aucune chance. »

Alize se tourna vers ses compagnons.

« Je sais combien mes croyances vous sont égales, mais j’ai l’opinion que c’est la providence qui nous a amené ici à cette heure de grand besoin.

- Pour une fois, j’approuve, Alize ! repartit Irmfried. Messieurs et mesdames, soyez assurés que notre vaillante compagnie peut vous débarrasser de l’abominable sorcier. Nous avons l’expérience de ce type d’engeance.

- Vraiment ?

- Contre rétribution, cela va de soi…

- Nous n’en doutions point. »

Alize hocha la tête. Sa religion l’encourageait à aider ceux dans le besoin, mais son métier l’obligeait à le faire de façon contractuelle.

« Que réclamez vous ? Nous n’avons guère que quelques deniers, si la monnaie trébuchante seule vous intéresse. Nous ne manquons pas de nourriture, pour l’heure. Moult provisions de pain ont été cuites il y a peu, et nous disposons d’œufs, de beurre, et de sel.

- D’abord, intervint la prêtresse, laissez nous observer la tâche demandée. »

Elle se rapprocha lentement du terrier, suivie par Nkuru. Cunégonde, elle, ne cessait d’être harcelée par un gamin, lequel ne se contentait plus de lui tourner autour. Le mioche s’amusait à la bousculer avant de s’éloigner en courant, et de revenir à la charge quelques secondes plus tard. La guerrière muette rongea son frein quelques temps, puis, comme le garnement s’approchait derechef, elle se tourna vers lui et abaissa son foulard pour lui montrer ce qui grouillait en dessous.

L’enfant écarquilla les yeux, le souffle coupé, et s’enfuit dans les jupons de sa mère.

Puis Cunégonde s’approcha elle aussi du terrier que Nkuru et Alize analysaient avec attention.

« Le fossé est humide, mais pas inondé. Le tunnel doit remonter quelque peu derrière.

- La manière dont il est creusé est étrange. Se faufiler dedans requerrait de ramper.

- Cette antre est toute entière forée par magie. Difficile de savoir ce qu’il y a de l’autre côté de ce tunnel.

- Le sorcier doit avoir sa propre salle. L’engeance est peut-être un rat mais il n’en a pas la taille. »

Alize ramassa du bout de ses doigts gantés un morceau de la glaise qui entourait la fosse.

« La pluie ne l’a pas rendue meuble comme elle le devrait. Cette terre est définitivement ensorcelée !

- Mais elle ne risque pas de s’affaisser sur nous pendant que nous sommes là dedans ?

- Ma foi, ça me parait peu probable. Elle se serait affaissée sur le chevalier. »

Pendant ce débat très attentif, Irmfried entamait déjà les tractations.

« De combien de deniers parlez vous ? Nos besoins nous amènent souvent à requérir quelques piécettes pour payer l’entretien de nos armes.

- Au plus quelques dizaines. La monnaie n’est pas utile à notre état.

- Je me doute bien, mais nous prenons. Toutefois, risquer nos quatre vies en s’exposant à la mort et aux malédictions du sorcier ne vaut pas quelques dizaines de deniers, mon brave. Il nous faudra un gîte et un couvert dès notre retour, et de bons soins pour ceux d’entre nous qui seraient blessés.

- Jusqu’ici je consens sans hésitation.

- Ensuite, notre voyage nous amènera loin d’ici. Il nous faut matériel et vivres… »

La conversation continua. Les mercenaires firent un rapport sur l’état du tunnel, et interrogèrent les paysans sur la créature qui les avait hantés la nuit durant. Bientôt, les négociations prirent de l’ardeur, on parlait avec de grands gestes, on plaidait dans un sens comme dans l’autre. Finalement, un villageois s’en fut chercher l’un de ses cochons qu’il proposa d’offrir au groupe. Alize se pencha sur la bête qui lui reniflait les pieds avec audace et tâta sa viande délicatement.

« C’est un animal de bien peu de chair que vous me proposez là !

- C’est qu’il est ben jeune ! Il sait encore ben marcher et vous suivra sur la route sans soucis. Laissez le grailler tout ce qui se trouve sur sa route et il engraissera petit à petit, tout en devenant plus grand et plus musclé, vous verrez. »

Irmfried se pencha à l’oreille d’Alize et chuchota :

« C’est plutôt une bonne affaire. On peut l’engraisser et le manger si besoin, et sinon on peut le revendre à la ville pour une fortune que ces manants n’imaginent même pas. »

Alize réfléchit longuement, tout en dévisageant ses compagnons. Nkudu avait l’air indifférent, et Cunégonde… son regard trahissait une profonde insatisfaction, mais c’était habituel.

« Soit, mais je veux avec ça un tonnelet de sel. Qu’on puisse conserver la viande si l’on décide de l’abattre.

- Le sel vaut cher, ma bonne dame !

- Et votre seigneur aussi vaut cher, et la vie de vos enfants, non ?

- Bien, bien, mais gardons au moins nos deniers.

- Seulement si vous nous fournissez aujourd’hui et demain l’huile pour nos armes et de quoi emporter des torches dans cette sombre antre.

- Marché conclu. Vous êtes durs en affaires.

- Pas si vite ! Je veux une garantie pour nos blessures. S’il se faut que par malheur l’un des miens est estropié au point de ne plus pouvoir exercer, je veux vos deniers pour lui assurer une chance de retraite.

- C’est honnête. Vous avez notre parole.

- Parfait. Nous tuerons le sorcier et ramènerons ses otages si nous le pouvons. Maintenant, il nous faut faire des préparatifs. »

L’accord oral finalement officialisé devant témoins, toute la troupe s’en fut se préparer. Cunégonde arrêta Alize en lui attrapant l’épaule. Sans un mot, son regard suffit à exprimer sa pensée : elle n’avait aucune envie de risquer sa vie là-dedans pour quelques provisions, un porcelet et un tonnelet de sel. Alize saisit sa main.

« Cunégonde, vois ça comme une occasion. Si l’on trouve ce sorcier, tu pourras peut-être en apprendre plus sur ta malédiction et comment la briser. »

Une lueur passa dans le regard de la guerrière, elle semblait réfléchir, puis soudainement elle se détourna pour aller à ses préparatifs.

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