Le Donjon Rampant (2/2)

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* * *

L’équipe de mercenaires fut bientôt rassemblée devant le tunnel. Leurs sacs rangés, sur eux tout le matériel nécessaire, ils prirent une dernière bouffée de l’air frais, empuanti seulement par les miasmes des déjections et de la pisse de goret. Alize avait revêtu par dessus ses mailles les quelques plaques d’armure qu’elle possédait : des épaulières anguleuses, une paire de gantelets de facture raffinée, héritage d’un ancien compagnon d’arme trépassé, et un plastron qui avait fait son temps, certaines des lanières étant défectueuses, mais dont le métal n’avait jamais manqué d’entretien de sa part. Du reste, sa robe et son capuchon de maille la couvraient de métal des jarrets à la tête. Un bocle était à sa ceinture, et sa masse d’arme au poing.

Nkudu ne portait pas d’armure d’aucune sorte. Il laissait derrière lui sa cape et la majeure partie de son équipement. Ne lui restait que son épée d’exécuteur, son Ngulu, une lame imposante dont la forme tenait autant de l’espadon que de la hache. Alize se souvenait avoir discuté avec lui de son ancienne charge d’exécuteur dans le lointain royaume d’Abomet. Là bas, Nkudu était chargé d’apaiser les dieux par des décapitations rituelles, pour la gloire de son suzerain impitoyable. Mais un jour, son seigneur, le trouvant trop peu élégant à son goût, lui avait ordonné de transmettre son Ngulu sacré à son fils pour sa propre exécution. Nkudu avait préféré tuer son propre fils et s’enfuir avec l’arme, abandonnant son seigneur sans aucun exécuteur digne de ce nom, le condamnant par la même à subir le courroux des dieux dont il ne pourrait plus satisfaire la soif de sang. Nkudu contemplait maintenant le tranchant de son arme avec un air satisfait, peut-être heureux de l’utiliser pour venir en aide aux manants, à moins que ce ne soit la satisfaction d’avoir détourné un objet sacré pour s’enrichir avec.

Irmfried, pour sa part, avait revêtu un cabasset bosselé et d’épais gants de cuir. Son thorax était protégé par une brigandine dont il avait soigneusement vérifié chaque rivet. Il avait passé une épée de côté à son flanc, puis avait rempli jusqu’à ras bord une besace d’herbe médicinales basiques et de potions supposées apaiser la douleur des blessés. Le mélange d’odeurs cumulée à la puanteur naturelle de l’énergumène avait de quoi secouer, plus encore que la moite pourriture du terrier maudit.

Cunégonde, pour sa part, avait coupé ses cheveux qui dépassaient et les avait noués au bout d’un cordon accroché à son col. Elle l’avait trempé dans un mélange de salive et de sang de poule, ce qui devait certainement lui conférer quelques vertus protectrices. Évidemment, c’était difficile à dire puisqu’elle ne pouvait partager un seul mot sur le sujet. Du reste, elle avait peinturluré son visage de trois sigils différents avec de la suie, et dessiné le symbole d’Aguarès sur son bouclier pour invoquer sa force en sa faveur. Cunégonde devait être prête, à en croire sa posture.

C’est Alize qui prit la tête du groupe. Le tunnel était trop étroit pour allumer une torche. Elle pouvait à peine y être à quatre pattes ; son dos et ses cuisses racleraient sur la paroi. Elle prit tout de même en main sa masse d’arme, sûrement pour se rassurer, et elle passa la tête dans le trou.

« Suivez moi à quelque distance. Si éboulement il y a, ce qui me semble peu probable mais reste à craindre, autant que nous ne soyons pas tous pris dedans. »

Elle commença à ramper. La pente était légère et en montée. Elle était longue. Ses coudes serrés contre son ventre, les genoux raclant la glaise, la prêtresse progressait sans savoir exactement vers où. Derrière elle, lui parvenaient en écho quelques sons. Les jurons étouffés de Nkudu qui devait sans doute peiner avec son grand gabarit et son Ngulu encombrant. Une parfum de terre encombrait ses narines, mais bientôt, Alize fut submergée par une odeur de mort, bientôt rejointe par la rumeur de couinements lointains.

La seule lumière disparut. À peu près en même temps, la montée se changea en descente graduelle. L’odeur pestilentielle ne faisait que s’amplifier. Alize ne distinguait plus que très vaguement la forme de ses propres mains, puis bientôt elle en fut à se les imaginer. Les jurons de Nkudu dans sa langue maternelle, qui sonnait étrangement coulante et chaleureuse, lui apportaient un peu de réconfort dans cette pénombre froide. Elle se tirait en avant, tout le corps ankylosé, ses mains se refermant quelquefois sur quelque chose qui grouillait. Il y avait sans doute quelques asticots et des vers que ses mains dérangeaient.

Des couinements dans le noir la firent frissonner. Elle reconnaissait le son sans pouvoir l’identifier. Quelque chose de mou et sale toucha sa main, mais à travers son gant elle ne reconnut pas bien la texture. Puis quelque chose tenta de mordre le gantelet. Elle se remua un peu, Nkudu demanda ce qu’il se passait, et les couinements devinrent un brouhaha. Autre chose la mordit, au poignet cette fois. Les mailles la protégèrent.

Elle eut juste à temps le réflexe de se protéger le visage avec ses mains. Les petits monstres commençaient à se faufiler entre ses bras, puis entre ses jambes…

« Alize ! Pourquoi tu n’avances plus !

- Des rats ! finit-elle par articuler.

- Mais avance ! faisait la voix d’Irmfried. Si tu n’avances pas ça sera pire ! »

Alize essaya d’avancer, de remuer sa masse d'arme devant elle pour chasser les rongeurs voraces. Maintenant, il y en avait qui grimpaient sur tout son corps. Elle trembla violemment, essayant de les effrayer, de les écraser contre la paroi, ou de les décrocher. Un peu de glaise lui tomba sur la tête. Un rat passa dans sa robe et lui mordit le mollet. Elle poussa un long cri.

« Sang de putie, Alize ! Avance ! Avance ! »

Elle essaya d’avancer. De toutes ses forces. Mettant toute son énergie dans ses bras pour se tirer, tout en remuant ses jambes dans l’espoir de ne pas se faire mordre. Quelque chose se colla à son visage, et une dent acérée lui déchira la paupière gauche. Elle hurla, saisit le rongeur coupable, et l’écrasa dans sa main. Derrière elle, elle entendit Nkudu gémir de douleur lui aussi tandis qu’Irmfried poussait toujours de pires jurons.

« Gore pissouse de malegouille de sanglant merdier ! Avancez nom d’une truie !

- Ils m’ont mordu l’œil !

- Tu l’avais torve de toute manière ! Maintenant avance, chatron d’apostate ! »

Si son esprit n’avait pas été englué dans la panique, Alize eut pris ombrage de telles insultes, mais elles sonnaient creuses pour elle, et elle ne pouvait songer à rien d’autre qu’à cet océan de poils et de crocs qui se coagulait autour d’elle. L’odeur délétère était devenue obsédante, un mélange de putréfaction, de crasse bestiale, et de moisissure aqueuse. L’air était comme celui d’un marécage croupi où pourrissaient mille cadavres à moitié digérés. Elle avança, remuant sa masse d'arme devant elle, pestant et hurlant dans l’espoir d’effrayer la horde. Du sang ruisselait sur son visage. Quand elle aperçut la clarté, elle la vit à travers un voile rouge.

« Il y a de la lumière au bout ! »

Puisant dans ses dernières ressources d’adrénaline, Alize se tira jusqu’à la sortie du tunnel. Dans un mouvement hargneux, elle extirpa péniblement son lourd corps engoncé de mailles, jaillissant de la glaise comme un asticot sort d’une carcasse.

Elle bascula et tomba dans l’eau. Son corps remua en panique, par réflexe, puis elle reprit son équilibre. Elle avait pied. Elle émergea péniblement, un cri de rage à la bouche.

Elle voyait la horde maintenant. Elle se tenait debout dans une sorte d’alcôve éclairée d’un éclat blanchâtre maladif qui semblait émaner de partout et de nulle part à la fois. Dans cette lumière tamisée où milles ombres monstrueuses s’entrecroisaient, un bassin d’eau saumâtre, verdâtre et constellée de flaques de moisi flottant s’étalait sur presque toute la surface de la pièce. La bordure du bassin servait de promontoire à des centaines de rats, agglutinés les uns sur les autres. D’autres nageaient dans l’eau, grignotant des morceaux de chair pourrie qui flottaient comme autant d’étrons.

Au bout de cette « antichambre » glaireuse, un autre tunnel s’enfonçait plus loin dans le complexe souterrain. Lâchant entre ses dents une imprécation, Alize tira de son paquetage une torche, tout en priant pour qu’elle puisse l’allumer. Une première tentative. Une seconde. La troisième fut la bonne. Un rire nerveux déformant son visage mutilé, la prêtresse jubilante brandit son flambeau en direction de la masse de poils grouillante.

« Chierie sanglante ! Brûlez ! Brûlez ! »

Les rats reculèrent, mais elle ne voulait pas se contenter de les effrayer. Elle frappa la masse velue, les pressa dans un coin de la pièce et leur mit le feu. Les rats embrasés plongeaient dans l’eau et tuaient la flammèche aussitôt, mais Alize recommençait, encore et encore. La horde paniquée émettait une cacophonie stridente, une horreur assourdissante à rendre fou. Alize continua de les brûler tout en les insultant.

L’un après l’autre, ses compagnons firent irruption dans la pièce. Eux aussi allumèrent des torches et imitèrent leur cheffe de file. Les rats gémissaient et agonisaient. Le bruit devenait insoutenable. L’eau souillée giclait à chaque mouvement des mercenaires. La horde s’élança vers les issues, et au terme d’une épreuve qui paraissait interminable, la petite troupe eut triomphé des abjectes rongeurs.

Il leur fallut faire une pause. Irmfried, qui s’en était tiré à plutôt bon compte, appliqua tant bien que mal quelques onguents sur les plaies de ceux qui avaient été mordus. Nkudu, qui n’avait pas eu la chance d’être couvert par une armure, avait la peau lacérée en maints endroits des épaules, du torse et des bras ; mais il avait efficacement protégé son visage. Alize, pour sa part, eut droit à un bandage sur l’œil. La plaie n’était « pas trop profonde » d’après Irmfried.

Son air n’inspirait rien de bon à la prêtresse.

Le second tunnel s’ouvrait à eux. Celui-ci paraissait nettement plus court ; on apercevait la lumière au bout. Les mercenaires ne cherchèrent pas à comprendre la source de la luminosité qui baignait cette salle souterraine, concluant à quelque magie impie. L’on discuta quelques minutes de l’ordre de marche, mais Alize fut encore décrétée plus apte à passer devant, puisqu’elle avait « l’armure la plus riche et complète ».

Elle pria son dieu, puis s’introduisit dans le nouveau tunnel, le cœur curieusement plus léger, sans doute encore soulevé par l’adrénaline. L’odeur de cadavre n’avait pas disparu, bien au contraire. La putréfaction se mêlait à un parfum de bile, comme du vomi chargé de morceaux de viande qu’on aurait abandonné à pourrir. Alize retint sa respiration.

Sa tête sortit en premier du tunnel. Instinctivement, elle se tourna vers le haut, juste à temps pour voir un gourdin se diriger vers son visage. In extremis, elle dégagea son bras droit et para le coup avec sa masse. Son adversaire était faible. La force du coup était pitoyable, mais la surprise la laissa décontenancée. La première urgence était de dégager le passage pour ses compagnons, alors elle se laissa glisser hors du tunnel et tomba dos contre le sol.

Elle eut alors un aperçu de la grotte dans laquelle elle venait d’atterrir. Devant une grande porte d’ébène sculptée qui faisait l’effet le plus étrange dans un tel endroit ; trois hommes, trois bossus faméliques à la chair rongée et aux os saillants, la contemplaient avec des regards hargneux tout en serrant leurs gourdins ; mais surtout, au milieu d’eux se tenait une masse blanche abominable. La chose était un quadrupède dont la hauteur au garrot dépassait celle d’un cheval. Dépourvue de poils, de narines ou d’yeux, ses pattes ne surmontaient qu’un immense ventre replet dans lequel une masse informe remuait en silence, le tout étant surmonté d’une tête conique se résumant à une bouche de dimension absurde.

Comme son corps finissait de glisser sur le sol, le seul œil ouvert d’Alize s’écarquilla et vibra d’effroi. Elle aurait poussé un cri d’horreur si à cet instant, Nkudu n’avait émergé du tunnel derrière elle, s’élançant d’un geste vif, son grand Ngulu trainant derrière lui.

« Non ! Non ! Un seul à la fois ! s’écria l’un des bossus.

- Offre ton sang aux dieux ! beugla Nkudu. »

Sa lame décrivit un arc de cercle et faillit faucher d’un coup la tête du bossu qui avait attaqué la prêtresse, mais dans sa maladroite tentative d’esquive, le sbire difforme glissa et tomba en arrière, la lame assoiffée du Ngulu ne tranchant que l’air avec une violence qui fit presque à elle seul se glacer le sang de l’ennemi.

Le monstre répliqua à cette bravade en ouvrant sa gueule gargantuesque et en émettant un cri strident. Une flopée de chauve-souris s’envolèrent du plafond de la grotte. Ses amygdales déployées laissaient voir, et surtout sentir, les corps enfermés dans son ventre aux replis tortueux. Le cadavre de l’un des bossus, et un corps gigotant, revêtu d’une cotte de maille rongée qui tendit lamentablement une main vers la sortie, avant que le gosier du monstre ne se referme comme une trappe faite de chair visqueuse.

Nkudu ne put garder son sang froid qu’à grand peine, mais il resta un instant si stupéfait qu’il laissa son adversaire se relever et passer à l’offensive. Le coup de gourdin rouvrit une des plaies sur l’épaule de l’exécuteur qui rugit de colère et envoya dans un éclair d’acier virevoltant un nouveau coup de son Ngulu. La jambe gauche du laquais sauta, son genou tranché net avec une force effroyable. Il chuta et se vida de son sang dans la glaise.

Pendant ce temps, Irmfried émergeait et tenta d’aider Alize à se relever. Quand il vit le monstre leur foncer dessus, il renonça immédiatement pour faire un bond de côté. La gueule béante le manqua de peu, et Alize put voir le monstre passer au dessus d’elle, la peau distendue de son ventre remuant encore comme la victime piégée à l’intérieur donnait inlassablement des coups pour se libérer. La prêtresse essaya de se dégager en rampant, mais le monstre se retourna vers elle et tenta de la happer d’un coup de dents. C’est au timing de sa contre-attaque qu’elle dut sa survie, puisque le coup de masse détourna la mâchoire du monstre et ses crocs se plantèrent dans le sol.

Cunégonde commençait à sortir du tunnel, mais bien qu’elle émergea complètement, son bouclier s’était coincé, et elle essaya vainement de le dégager en tirant dessus. Le monstre tourna son mufle abject vers elle, et se désintéressa de la prêtresse.

Celui qui appela à l’aide était Irmfried. Un coup de gourdin bien placé lui avait fendu une lèvre et l’avait envoyé à tituber en arrière. Les deux bossus se précipitaient sur lui avec colère. Nkudu le vit, hésita, puis s’en détourna pour foncer sur le monstre qui s’approchait dangereusement de Cunégonde.

« Quel blasphème ! Il estoit fou celui qui inventa créature dépourvue de cou à trancher ! » Maugréa-t-il tout en se rapprochant.

Cunégonde tenta de repousser la chose en envoyant la lame de son fauchon vers ce qui lui servait de visage, mais même en dessinant ainsi une balafre sur le museau de la créature, elle n’empêcha pas celle ci d’ouvrir grand sa gueule, une gueule gigantesque et dépourvue d’os, comme une fleur garnie de dents suintantes de sang et de pourriture.

Nkudu frappa de bas en haut, visant le ventre, et il le fendit si bien qu’une masse de fluides visqueux, de bile et de sucs puants se déversèrent sur le sol. L’odeur était si insoutenable que l’exécuteur recula en s’étranglant. Le monstre ne fut décontenancé que quelques secondes, secondes qui furent suffisantes à Cunégonde pour extraire son bouclier du tunnel et le brandir devant elle. Elle initia un mouvement calculé, harcelant le monstre de coups de boucliers qui servaient de feintes pour des frappes précises de son fauchon tout en contournant son adversaire avec de petits pas chassés.

Le groupe reprenait le dessus sur le monstre, ou du moins il semblait.

Alize se releva, encore légèrement sonnée. Elle vit qu’Irmfried, malgré son armure, se faisait malmener par ses deux adversaires qui ne cessaient de profiter de ses angles morts pour lui asséner des coups violents sur les parties de son corps qui ne bénéficiaient d’aucune protection. En un instant, elle vit défiler en elle une foule de souvenir, les souvenirs de tout ce qu’elle n’aimait pas chez Irmfried. Il ne respectait personne et surtout pas sa religion, était trop arrogant pour son propre bien, lâche dans les moments de crise, et surtout il ne montrait jamais le moindre signe de reconnaissance même quand on lui sauvait la peau.

Elle ferma les yeux pendant une fraction de seconde. Elle avait la sensation que quelqu’un, ou quelque chose, venait de remonter en elle et d’empuantir son esprit, comme une remontée de bile qui infecte la gorge. Sa nature de mercenaire essayait de parasiter sa nature de croyante. Elle avait déjà abandonné des gens à une mort certaine par le passé. Elle ne le regrettait pas, précisément parce que depuis, elle avait trouvé la force de ne pas répéter ces erreurs.

« Le bien sauvera l’humanité. récita-t-elle comme un mantra. La bienveillance hâtera le venue du Saoshyant. »

Elle tira son bocle, saisit fermement sa masse, et se précipita dans la mêlée. Sa masse brisa des os dès les premiers coups, avec un autre, elle fendit un crâne en deux et expédia son adversaire au tapis. L’équilibre renversé, le dernier bossu tenta de déguerpir, fut rattrapé, coincé contre un mur, et réduit en charpie. Alize se sentait presque honteuse d’un tel massacre, mais l’estimait nécessaire.

Nkudu et Cunégonde faisaient tout leur possible pour encercler le monstre. Par l’avant et par l’arrière, ils lançaient des attaques redoutables, qui laminaient la chair de la bête, mais sa vigueur ne paraissait pas faiblir. Dans une tentative pour happer Cunégonde, la créature parvint à lui saisir le bras gauche. Elle secoua sa gueule si violemment que le bras de la guerrière fut réduit en miettes, mais elle parvint à se dégager pour être projetée au sol dans un choc sourd. Nkudu fit un pas pour se placer entre elle et la créature en abattant sa lame droit sur ce qui aurait dû tenir lieu de crâne à l’abomination.

Cunégonde, sonnée, se redressa à moitié. Son foulard était tombé, les asticots remuaient en liberté. Les insectes, larves et scolopendres, étaient fusionnés à sa chair et remplaçaient sa bouche par une masse vivante. Ils se tortillaient joyeusement, leurs petites mandibules cherchant désespérément quelque nourriture. Ils se tournèrent naturellement vers le cadavre du bossu le plus proche et s’agitèrent avec un caquètement infâme. Cunégonde n’y prêta pas attention. Plusieurs de ses amulettes avaient été dispersées, et, peut-être encore trop dans les vapes pour comprendre se qui se passait autour d’elle, elle s’empressa de toutes les ramasser avec sa main valide en oubliant totalement le combat.

Nkudu reçut un coup d’épaule du monstre qui le plaqua contre un mur de la grotte. L’exécuteur eut beau crier des jurons dans sa langue, il était incapable de brandir son arme dans cette position, et son souffle était coupé. Alize et Irmfried arrivèrent derrière le monstre à ce moment là et frappèrent sans hésiter son ventre. Au bout de plusieurs coups, les gesticulations du chevalier dans l’estomac cessèrent, mais ce détail ne changea rien. La bête paraissait d’une endurance au-delà de toute compréhension. Alize frappa jusqu’à ce que le monstre libère Nkudu de sa contrainte.

La gueule suintante s’ouvrit derechef, comme un bourgeon monstrueux qui éclot. Par un effort surhumain, Nkudu se releva immédiatement malgré son diaphragme en partie écrasé et, en un coup d’une virulence terrifiante, faucha l’une des pattes du monstre, tranchée net en un battement de cœur. La chose tomba sur son ventre en émettant des gémissements abominables. Les mercenaires ayant compris le point faible de la bête, réussirent à anéantir chacune de ses autres pattes, jusqu’à ce que le ventre lacéré de la créature ne puisse plus que gésir au sol comme un asticot incapable de ramper. Les plaies béantes se mirent à suppurer et le groupe fut obligé de fuir tant la puanteur de l’ichor devenait délétère et insoutenable.

Alize ramassa Cunégonde, presque de force, tandis qu’Irmfried s’attelait à ouvrir la porte d’ébène. Il crocheta tout simplement la serrure, et l’ouvrit d’un grand coup. En hâte, le groupe entier franchit le seuil, se retrouvant dans une grande salle ovale, trop propre et net pour succéder ainsi à une grotte sans susciter un profond malaise.

Un bruit spongieux, organique, les accueillit. Trois structures, trois grands kystes aussi grands que des tonneaux pulsaient comme des cœurs monstrueux au milieu de la salle, aberrations de chair grisâtre puante. De l’une de ces cuves vivantes dépassait un membre immobile, le pied d’un enfant qui coulait doucement, très doucement à l’intérieur du kyste, lentement digéré... très lentement.

Ces trois structures étaient reliées par des filaments, semblables à des racines de chair ou plutôt à des veines dénudées de dimensions monstrueuses. Les trois se joignaient à un trône de chair et d’os dans lequel étaient gravés à même les muscles des visages humains défigurés par l’horreur. Sur ce trône était assis un jeune homme, très beau, très calme, le teint mat et des cheveux noirs soyeux, torse nu, le bas du corps enroulé dans une robe pourpre. Son torse portait la marque d’une abominable blessure faite par une épée, qui aurait dû déchiqueter son cœur et son poumon gauche. Pourtant il respirait. Il respirait calmement. Jusqu’à ce qu’un œil violet s’ouvre, et qu’il sorte de sa torpeur.

« Quelle est cette…

- Cornelius, je présume ! »

Alize s’avança devant lui, dans un geste qu’elle savait téméraire, mais peut-être nécessaire si elle voulait avoir une chance de négocier d’égal à égal avec le sorcier.

Ce dernier roula des yeux.

« J’avois pourtant bien dit à ces idiots de prendre soin de ma créature. Se peut-il qu’elle soit morte ? »

Alize jeta un regard derrière elle, vers le corps blanchâtre qui gesticulait encore au sol.

« Neutralisée, corrigea-t-elle.

- Autant que je ne perde pas plus d’énergie à l’animer alors. »

Sans autre artifice, le monstre cessa de bouger et son corps s’affaissa mollement.

« Je trouve peu honorable, reprit le sorcier, de venir m’assassiner ici, chez moi, alors que je suis blessé et malade, sans me laisser le temps de me remettre.

- Eh bien moi je crois qu'il est intolérable d’enlever des enfants et de les sacrifier dans vos rituels, sorcier !

- Quoi ? Faut-il considérer les enfants comme des personnes à présent ? Ils ont une grande valeur magique, mais aucune à vivre. Il n’y a rien de grave à les tuer puisqu’ils ne sont pas des personnes complètes. »

Il émit un léger râle. Quelque chose le lançait.

« Si les villageois en veulent encore, ils en referont. Pourquoi venir me déranger à ce propos ? »

Cunégonde s’avança, bousculant sans ménagement Alize qui était sur le passage. Les larves qui tapissaient le bas de son visage se pointèrent toutes unanimement vers le sorcier. Le regard de Cunégonde était plus ferme que jamais.

« Eh bien, quoi ? fit Cornelius.

- Ce que Cunégonde souhaite vous dire, noble Cornelius… repartit la prêtresse avec un soupir de lassitude, c’est qu’elle avoit été maudite par un sorcier tout comme vous, voilà quelques années.

- Je le devine bien, et donc ?

- Nous vous demandons des renseignements. Comment lever cette malédiction ? Et le pouvez vous ? »

Cornelius serra les dents. Quelque chose paraissait remuer dans ses entrailles.

« Quel estoit le contexte et le terme exact de la malédiction ?

- Eh bien, Cunégonde en ce temps là avoit beaucoup de verve et d’esprit. Tant et pis qu’elle insultait copieusement et médisait de tous ceux qu’elle rencontrait. Hélas, il advint qu’elle parla gaillardement à un sorcier qui lui dit ces termes : "Or toi, si rien ne franchit tes lèvres que de la merde, ainsi soient les choses que tu ne te nourrisses que de merde comme les vermisseaux de ta race", ce sont là les termes exactes. Depuis, elle est affligée comme vous le pouvez voir et ne peut se nourrir que d'étrons.

- C’est trop peu d’informations pour moi. Il y a bien des lieux précis ou des objets rares qui peuvent briser une malédiction, bien moins qu’il n’y en a pour s’en prémunir. Si vous êtes maudite, vivez avec, ou partez en pèlerinage et espérez un miracle. Moi même, je puis maudire, mais pas défaire une malédiction. Presque personne ne le peut, sinon peut-être une fée. Maintenant, allez vous me laisser en paix ? »

Irmfried s’avança élégamment, les ecchymoses sur son visage n’empêchant pas un sourire narquois de s’y dessiner.

« Pas si vite, noble mage… L’on nous a promis un beau salaire à la condition de vous tuer. Mais si vous prétendez être mort, nous pouvons trouver un accord. Seulement, vu votre position, il faudra y donner votre part pour nous convaincre.

- Je n’entends pas ce langage.

- Simplement : tout un chacun sait comme les mages sont riches, et vous êtes un riche parmi ceux là. La première chose entendue sur vous est que vous êtes riche. Que sont quelques deniers, ou autres présents en échange de la paix que vous réclamez et de votre survie ? »

Le sorcier darda son regard sur lui.

« Je n’apprécie guère être jugé, mais qu’en plus ceux qui me jugent comptent parmi eux une crapule vénale me désole et m’enrage.

- Vénale, vénale… je me crois bien plutôt héritier du cynisme.

- Absurde brute imbécile ! Si vous êtes si simple au point de ne pas savoir ce qu’est le cynisme et si fier de vous targuer de ces valeurs, c’est que vous manquez d’introspection. Vous qui êtes aveugle et stupide, que votre regard se tourne vers vous-même et que vous ayez une bonne raison de ne rien voir ni connaitre. »

Irmfried eut un tressaillement, puis un craquement aigu se fit entendre. Dans une contorsion sanglante, ses deux yeux se retournèrent dans leurs orbites. La douleur lui coupa le souffle, mais il le retrouva pour hurler d’horreur. Le mercenaire s’effondra en gémissant, en pleurant du sang et des larmes et en balbutiant des paroles incompréhensibles.

Cunégonde fut la seule à ne pas perdre son temps à être choquée. Elle se précipita, fauchon en avant, sur le sorcier. Celui-ci leva vaguement une main vers elle et prononça une parole rapide :

« Si désordonné est votre esprit, qu’ainsi il soit de vos chairs. Que vos muscles se disloquent. »

Une vague passa sur la guerrière, elle trembla. Ses amulettes et colifichets se mirent à vibrer violemment, et certains explosèrent dans des détonations surnaturelles. Cunégonde eut un violent haut-le-cœur, mais elle reprit sa course et vint jusqu’au sorcier. Celui-ci, ébahi, n’eut pas même le temps de se lever de son trône qu’une lame tranchait les veines abominables qui le reliaient à ses installations ensorcelées, puis se planta dans sa gorge alors qu’il essayait de protester. Le sang et un ichor noir jaillissaient à gros bouillon, mais Cornelius resta étonnamment droit, comme si la vie ne s’échappait pas de lui à flots continus. Comme si sa chair ne commençait pas déjà à se décomposer sous ses yeux.

Il plongea son regard dans celui de Cunégonde, et d’une voix qui ne sortait plus de sa gorge, prononça les mots :

« Suis moi. »

Toutes les amulettes restantes éclatèrent en échardes. Cunégonde n’eut qu’une seule convulsion avant de s’effondrer au sol, raide morte.

Le cadavre de Cornelius gisait, exsangue, sur son trône, vieillissant en accéléré, se disloquant lentement, se décomposant parcelle par parcelle.

Alize vérifia l’état de la guerrière, mais le constat était sans appel. Au moins, se dit-elle, Cunégonde n’aurait plus à souffrir une vie de moins qu’humaine. Irmfried, pour sa part, n’était plus en état de faire quoi que ce soit. Il n’était pas aveugle, il voyait parfaitement, c’était là tout le problème. Il ne pouvait cesser de hurler à propos de la forme rougeâtre sanglante qui remplissait son crâne.

Alize et Nkudu résolurent de l’attacher avec une corde à l’un d’entre eux pour qu’il puisse les suivre dans le tunnel. Le mercenaire aurait bien mérité ses deniers. En guise de preuve de leur réussite, ils extirpèrent, malgré la puanteur, le corps de messire de Kervec du cadavre du monstre. Le corps du chevalier était, en surface, presque totalement digéré, la peau fondue et amalgamée, le tout poisseux et puant, mais avec l’armure on pouvait encore reconnaitre de qui il s’agissait.

À contrecœur, Alize décida de laisser derrière le cadavre de Cunégonde. On scellerai la fosse derrière eux, et l’antre du sorcier deviendrait un tombeau. Pour l’éternité, on pouvait l’espérer. Pour l’heure, les survivants regagnaient la surface, lentement, par le seul moyen possible : en rampant.

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