Le songe d'Oswald 1/2
(Cette nouvelle a été coupée en deux chapitres)
La lune flamboyait de son éclat moite dans le lointain. La nuit était perforée ça et là par ses reflets blanchâtres sur les innombrables panaches de fumée qui montaient des cheminées au dessus de la ville et peignaient de blancs dégradés un ciel autrement d’un noir pur.
À l’une des grandes fenêtres du manoir, un garçon, penché en avant, glissait sa tête dehors, appuyé sur le rebord de la fenêtre, et rêvait en contemplant la ville au loin. Le vent jouait dans ses cheveux, créant de petites virevoltes brunes. Ses yeux bercés de fatigue s’abîmaient à contempler le spectacle nocturne et à s’imaginer, à la place des nuages de fumées industrielles, de grands anges descendus du ciel et penchant leurs vastes corps au dessus de la cité. Dans cette nuit, des ombres pouvaient jouer sur les toits, ramoneurs ou spectres fantastiques, tantôt gobelins et gremlins, tantôt fées et elfes se promenant au dessus de la masse noire carbonisée de la ville endormie. Les chauve-souris qui zigzaguaient dans l’air glacé, se perchant tantôt sous les branches des arbres du jardin, devaient être quelques diables écœurés titubants dans les airs pour fuir le regard juste mais inquisiteur des anges.
Il ignorait les bruits étouffés de fête qui venaient de l’intérieur. Éclats de voix, chuchotements, rires et bruits de vaisselle, raclements et glougloutements ; tous les bruits des mondanités que ses parents organisaient. À la place, ses deux yeux s’abîmaient dans l’obscurité de la nuit où l’on voyait tant de choses. Les ténèbres ensorcelaient son esprit, donnaient à chaque objet une profondeur et une puissance mystique, tandis que la lumière réfractée de la lune sublimait chaque silhouette. Devant ce spectacle de silence et de pénombre, il cligna plusieurs fois des yeux, veillant pour les garder ouverts et ne rien rater du paysage fantastique qui se dessinait à la place d’une ville morne et industrielle.
C’est alors qu’une voix le tira de sa réflexion, arrachant à ses yeux un semblant d’énergie. C’était un gloussement, tout proche, émanant de la gorge d’une femme. Interloqué, le garçon se pencha en avant, et quelle ne fut pas sa surprise de découvrir là, flottant sous sa fenêtre, la silhouette d’une jeune femme. Elle portait une jolie robe courte en dentelle brune et blanche, avec des bas de même sorte et de grandes bottines pointues. Les manches blanchâtres de sa tenue descendaient jusqu’à des mains qui tenaient un tout petit livre dans lequel elle avait le nez plongé avant de relever son regard pour dévisager le petit garçon qui en resta bouche bée. Ses cheveux châtain clairs étaient nus dans le vent nocturne, et ses yeux étaient blancs comme un reflet sur un miroir. Mais ce n’est pas ça qui choqua le plus le garçon.
Ce qui le laissa atterré, c’est que la jeune dame était suspendue à une plusieurs mètres au dessus du sol, tenue en place par une flopée de battements d’ailes. Des chauve-souris la tenaient ci et là, quelques unes aux plis de sa robe, une autre par une mèche de ses longs cheveux, et d’autres par le bout de ses manches. Elle devait être légère comme de la fumée, une silhouette dépourvue de masse, gracieuse et inquiétante.
« Eh bien petit ? Que fais-tu à la fenêtre si tard ? »
Sa voix était à la fois douce et éclatante, cristalline, aussi glaçante pour le cœur qu’elle était agréable à l’oreille.
« Mais… qui êtes vous ?
- Tu ne dis pas bonjour ? Eh bien.
- Pardon. Bonjour, madame. »
Elle eut un rire franc, clair, mais mêlé d’un étrange grincement qui paraissait venir de loin, très loin. Un instant, le garçon eut peur que les convives l’aient entendue, et il s’aperçut alors qu’il ne les entendait plus. Plus de voix, plus de rires, plus de raclements.
« Je te taquinais, petit. Nul besoin d’être aussi formel. » reprit l’étrangère.
- Mais, madame, comment se fait-il que vous…
- Que je vole ? Ça te surprend vraiment ?
- Oh oui. C’est bien la première fois que je vois ça.
- Oh ? Mon pauvre, comme ta vie doit être morne si ce simple tour t’impressionne autant. »
Les chauve-souris poussèrent sur leurs ailes, et dans un mouvement à la grâce silencieuse, la dame remonta plus haut dans les airs jusqu’à être à la hauteur de l’enfant.
« Je ne me suis pas présentée en règles, fit-elle en esquissant un sourire. Je me prénomme Petra. Je suis une sorcière du cénacle de ces bois.
- Une… une sorcière ? »
La jeune femme ne ressemblait pas à l’idée qu’il se faisait d’une sorcière. Elle n’était ni vieille ni malade et n’avait pas même un gros nez. Pourtant, cette révélation lui donna un frisson qu’il réprima en un instant. Sa curiosité gagnait le dessus.
« Et comment êtes vous aussi légère ?
- Nous autres, sorcières pouvons être très légères tu sais.
- Est-ce que c’est parce que vous n’avez pas d’âmes, donc vous avez moins de poids ? »
Pour la première fois, et seulement l’espace d’une seconde, la demoiselle perdit son sourire. Sa mine étonnée s’effaça à nouveau, au profit d’un léger rictus amusé, son regard plus pénétrant qu’avant.
« Hm, tu as un certain sens de la répartie, toi. J’aime bien. Mais dis-moi, je me suis présentée, alors pourquoi ne me dis-tu pas ton nom ?
- Mère m’a toujours dit de ne pas révéler mon nom aux inconnus.
- Ah ah, je vois. Mais tu es chez toi. Entre nous deux, ce n’est pas toi qui devrait avoir peur, non ?
- Euh… je ne sais pas.
- Va, je ne t’en veux pas. Je suis juste déçue que tu ne veuilles pas me parler. Je pensais te montrer quelque chose d’encore mieux que de voler.
- Oh, mais vous pouvez. Je dois juste pas vous dire mon nom.
- Oh, mon petit, mais je ne vais pas gaspiller mes meilleurs tours pour quelqu’un qui n’a même pas la politesse de se présenter. Je t’ai tout dit sur moi parce que je pensais que ça t’intéresserait, mais c’était peut-être trop de ma part. »
Elle leva un bras dans un geste théâtrale, les chauve-souris suivant ou entrainant le mouvement de son poignet, et elle fit une révérence ironique, toujours suspendue en l’air.
« Je vais y aller, alors.
- Attendez ! Est-ce que vous pouvez me montrer comment voler moi aussi ?
- Tss, tu en demandes beaucoup pour un garçon donne à peine du bonjour madame. Mais soit. C’est possible. »
Elle eut l’air de réfléchir, les yeux dans le vide.
« Est-ce que tu as peur des chauve-souris ?
- Euh..
- Ah ! Beaucoup d’enfants ont peur des chauve-souris. Pourtant ce sont de braves animaux, fiables et pleins de gentillesse. Mais si tu préfères, je peux te faire tracter par des moustiques, c’est les seules autres volatiles nocturnes de la région.
- Je préfère les chauve-souris ! Je préfère les chauve-souris ! »
Petra eut un nouveau rire. Elle rejeta la tête en arrière, et ses porteurs volants la firent reculer.
« Monte sur le rebords de la fenêtre, et mets-toi bien debout, que je puisse lancer mon enchantement.
La garçon la regarda, baissa les yeux vers le vide, prit une inspiration, et monta, tremblant, sur le rebord de la fenêtre. Là, il inspira une nouvelle fois l’air nocturne, frais, parfumé des senteurs de la forêt. Il sentit sa peur le quitter.
« Thciel eiw nie redef, esiel eiw nie dnik, geilf hcrud eid thcan ud enielk legov. »
La voix de la sorcière coulait comme du cristal liquide. La formule fut prononcée en une fraction de seconde. Le garçon leva un regard dubitatif vers la jeune sorcière.
« Et… donc ?
- Maintenant, tu vas devoir me faire confiance.
- Hm hm…
- Joins tes deux pieds…
- Je joins les deux pieds.
- Mets tes bras le long du corps.
- Je mets mes bras le long du corps.
- Et saute !
- Quoi ?
- Oui, l’enchantement ne prend effet que si tu ne touche aucun sol. Dès que tu seras en l’air, des chauve-souris te rattraperont. Dès que tu reposera pied au sol, elles te relâcheront.
- Vous… vous êtes sûre ?
- Certaine !
- Certaine de chez certaine ?
- Je suis sûre d’être certaine et certaine d’être sûre.
- Dans ce cas je suppose que ça va... Mais tout de même.
- Allez, comment peux tu espérer voler si tu ne saute pas dans le vide à un moment ou à un autre ? En plus, regarde ! »
D’un mouvement habile, elle fit une pirouette en l’air, dans un frémissement discret d’ailes de chiroptères. Les bras écartés, un sourire provocateur aux lèvres, elle lui lança encore :
« Vois comme c’est agréable ! Laisser passer une telle chance parce qu’on a le vertige, quel gâchis. En plus, le sort ne fonctionnera que cette nuit. C’est ta chance ou jamais ! »
Le garçon hésita une seconde, puis, serrant les poings et les dents, il prit son élan, se posa une main sur la bouche, retint sa respiration, et sauta les yeux fermés.
Il chuta. S’étranglant pour ne pas hurler. Il fallut au moins une seconde entière avant qu’une volée de silhouettes noirâtres dans la nuit ne converge vers lui et ne le saisisse par ses vêtements. Une bien longue seconde. Rapidement, il se sentit flotter dans les airs, et ouvrit des yeux décontenancés. Le vide l’entourait dans toutes les directions. Il jeta son regard à droite, à gauche, en haut, au-dessus.
« Ma… madame ?
- Appelles moi Petra enfin, et tu peux me tutoyer.
- Petra, co… comment est-ce que je me déplace ?
- Quoi ? Mais enfin, c’est très simple. »
Elle pointa du doigt une direction, et commença à glisser silencieusement dans les airs sans perdre le garçon du regard.
« Contentes-toi de penser à une direction, et hop, tu y vas. Il n’y a pas à se prendre la tête. »
L’enfant secoua la tête, puis fixa du regard un à un les volatiles sombres qui le portaient à bout de pattes.
« Allons… à droite ! »
Son mouvement fut brusque, mais il s’arrêta presque aussitôt en se crispant.
« Ça va trop vite !
- Inutile de dire à voix haute où tu veux aller. Mes mignonnes petites chauve-souris lisent directement dans ton esprit. Essaye de te détendre un peu, tu es trop stressé. »
Le garçon essaya encore, et encore. Il se projeta en avant, en arrière, en haut, puis commença à glisser lentement à travers le jardin, fit le tour d’un arbre, et revint jusqu’à Petra.
« Oh, j’y arrive !
- Tu vois quand tu veux. Viens, essaye donc de me suivre. »
Elle s’envola lentement en direction de la forêt, dans un froid bruissement d’air. Le jeune garçon la suivit, tout excité.
« Dis Petra ! Est-ce que je suis le premier homme à voler ?
- Le premier ? Je ne sais pas. Tu sais, c’est un tour très basique. Bien des magiciens doivent pouvoir le faire;
- Si j’étais magicien, je pourrais voler comme ça toutes les nuits ?
- Si tu étais magicien, tu ferais tant de choses incroyables que voler te lasserait.
- Comme quoi ? Comme quoi ?
- Hum, je peux te montrer un tour bien plus puissant, mais pour que ça marche il faut que je connaisse ton nom.
- Je m’appelle Oswald ! C’est quoi ton tour ? »
Elle eut un gloussement amusée. Le jeune garçon était de plus en plus excité à chaque secondes tandis qu’ils survolaient une forêt de pins sombres, dont la canopée renvoyait l’éclat diffus de la lune.
« Enchantée Oswald ! dit-elle en tirant quelque chose de sa poche. Ne bouge pas, juste une seconde. »
Elle plaça sa main devant sa bouche et souffla sur le garçon une poudre lumineuse d’un rose éclatant. Oswald fut englué dans un nuage opaque, et toussota un peu, mais quand la fumée fut dissipée, il écarquilla les yeux.
« Oh, qu’est-ce que c’est ? »
Il voyait tout autour de lui de petits lumignons blancs, comme des éclats d’opale embrasés. En regardant plus loin, il vit que le ciel en était empli, il y en avait partout, espacés de plusieurs mètres les uns des autres, s’éparpillant dans toutes les directions jusqu’à l’horizon.
« On les appelle des feux-follets, répondit la sorcière. De petits morceaux de magie. Tu peux jouer avec, mais ne les dérange pas trop, ils n’apprécient pas toujours. »
Hésitant, Oswald approcha lentement une main de l’un des points brillants. Finalement, il osa le saisir, et sentit aussitôt une chaleur étrange traverser sa paume. La sensation n’était pas désagréable. Quand il rouvrit le poing, sa paume brillait, comme si un cristal luisant était serti en son milieu.
« C’est beau, mais ce n’est pas dangereux ? »
Petra haussa les épaules.
« Pas vraiment. Enfin… »
Oswald flotta vers un autre feu follet qu’il toucha du bout de l’index. La lumière pâle changea aussitôt de couleur, virant à un magenta intense avant de s’enfuir en ondulant lentement dans l’air.
« Mais qu’est-ce que c’est vraiment ?
- Je ne sais pas, je sais juste que c’est fait de magie. »
Elle ajouta avec un sourire :
« Oh, c’est peut-être des âmes, tiens... »
Elle en attrapa un entre deux doigts et le porta à sa bouche. Elle fit mine de l’avaler en exagérant son mouvement, et Oswald put voir une lumière multicolore descendre dans la gorge de Petra avec un miroitement qui allait en s’amenuisant.
« Oh, et bien on dirait que je ne suis pas devenue plus lourde. C’était peut-être pas une âme, alors. »
Oswald gloussa.
« Mais vous les voyez en permanence ?
- Presque. Mais attends, tu n’as rien vu. Essaye donc de faire ça ! »
Elle se précipita sur un autre feu-follet et le saisit d’une main, l’agita quelques secondes, puis rouvrit la main. D’un coup, elle tenait un joli chapeau noir de feutre, piqué d’une plume de couleur ocre. Elle le coiffa sur sa tête avec un sourire fier.
« Tu peux faire pareil. Allez, essaye ! »
Oswald fronça les sourcils. Il se disait qu’il devait certainement y avoir une subtilité qui lui échappait, mais la sorcière semblait avoir procédé avec une telle facilité qu’il se devait d’essayer lui aussi.
Il plongea droit sur le lumignon le plus proche et le saisit à pleine main. Il le secoua vigoureusement, les yeux fermés, l’esprit entièrement canalisé, puis il ouvrit la main sur une fleur.
« Oh, joli ! fit la sorcière.
- Mais… c’est pas ce que je voulais faire. Je pensais faire une canne comme celle de Père.
- Ah, mais une fleur c’est pas mieux peut-être ? Si tu n’en veux pas, je vais la récupérer. »
Elle se rapprocha doucement et d’un mouvement habile, tel qu’Oswald ne le vit même pas venir, elle cueillit la fleur de ses mains. Elle ignora la mine pantoise du garçon et renifla l’odeur de la fleur. C’était une sorte d’étrange rose aux pétales violettes couverte d’épines cramoisies.
« J’adore... » murmura la sorcière.
Elle sembla se ressaisir d’un coup, comme si elle était tirée d’un rêve, et elle annonça avec excitation :
« Mais au fait, il faut que je te présente à mes sœurs ! Je vais te montrer le cénacle, tu verras comme c’est merveilleux. Suis-moi Oswald ! »
Et sans lui laisser plus de temps pour réfléchir, elle se tourna vers le lointain et commença à descendre lentement dans les airs, comme on descend les marches d’un escalier. Après avoir légèrement hésité, Oswald lui emboîta le pas, si toutefois l’on pouvait parler de pas à plusieurs mètres au dessus de la cime des arbres. Les feu follets sur son trajet s’écartaient tout doucement, comme des pétales de pissenlit flottant mollement au gré du vent. La sorcière descendit bientôt dans une clairière obscure. Deux ruisseaux se croisaient, et au dessus du croisement, une silhouette massive, un dolmen de roche taillé, dominait la conjonction. Petra posa un pied, puis l’autre, et s’étira une fois au sol. Ses chauve-souris la lâchèrent et prirent leur essor dans un silence ténébreux.
Le garçon arriva juste après elle, mais s’arrêta à quelques centimètres du sol.
« Mais, si je pose mes pieds au sol, je ne pourrai plus voler après ?
- Les chauve-souris partiront, mais tu pourras toujours les rappeler. Tant qu’il fait nuit, elles te resteront fidèles. Allez, descend ! Je ne pourrais pas te montrer mes sœurs sinon. »
Oswald se mordit les lèvres, hésita, mais décida de poser le bout d’un pied sur le sol. Aussitôt, les chiroptères le lâchèrent pour s’envoler dans le lointain, le laissant presque s’effondrer au sol. Il reprit péniblement son équilibre, juste à temps pour remarquer un ricanement froid derrière lui.
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