Le songe d'Oswald 2/2
« Oswald, s’exclama Petra, je te présente mes sœurs, Isabelle et Mélisandre. Isabelle, Mélisandre, voici Oswald.
- Comme il est mignon !
- À croquer ! »
Les voix des deux sorcières sonnaient discordantes. Leur timbre était délicat et aigu, mais sifflait comme du verre pilé. Oswald se sentit avoir des sueurs froides, et n’osa même pas se retourner.
Une main gantée se posa sur sa tête, caressant ses cheveux.
« Tu nous a trouvé un met de choix, Petra.
- Voyons, mes chéries, je vous l’ai amené pour que vous vous amusiez, mais son âme je la garde pour moi.
- Quoi ? Alors que la dernière fois, quand j’ai rapporté trois bébés, tu en as mangé deux à toi toute seule !
- Quoi ? Les âmes de bébés ne sont pas aussi savoureuses enfin ! Ça n’est pas équivalent. »
Oswald essaya de bouger, mais un souffle glacial lui caressa la nuque et il se sentit paralysé.
« Ne bouge pas petit, ne bouge pas… » siffla l’une des sorcières.
Une main lui saisit la cheville, et on le tira. Il parvint à peine à émettre un petit cri, comme on le soulevait, tête en bas comme un agneau à l'abattoir.
« Comme il est appétissant ! On ne peut pas te le laisser.
- Je peux vous l’échanger, mais il est à moi pour l’instant.
- Oh, en es-tu si sûre ? Je pense qu’on devrait demander à la déesse. »
Six yeux opalins se tournèrent vers la masse noire qui barrait le croisement des ruisseaux. Une statue de pierre noire, dolmen ancien, se dressait là, parfaitement intacte et propre. Oswald dévisagea la silhouette cyclopéenne et n’y comprit rien. C’était une silhouette absurde et grotesque, inhumaine, avec trop de membres et d’organes informes sculptés dans sa pierre sombre.
Les sorcières jetèrent Oswald au sol. Il se retrouva étendu dans l’humus, immobile, tous les muscles tendus, à peine capable de respirer.
Les trois sœurs se placèrent autour de la noire statue et se prosternèrent en récitant une psalmodie :
« Ethcir enied Tiekmaskremfua fua snu,
Egua nov Azathot !
Gnirb snu sad Nessiw nov Nemuärt dnu Nemuärtpla !
Egöm inied ehcilttög Trawnegeg snu nenges !
Tsegöm ud Hcsielf nies,
Tsegöm ud Ierebuaz nies,
Dnu tsegöm ud rüf eid Tiekgiwe ieb snu nies !
Nyarlathotep ! »
Un grincement effroyable s’éleva dans le silence de la nuit. Une vibration étrange, infecte, corrompit l’air et une voix se fit entendre. C’était un grondement abscons, un bourdonnement d’insecte construit avec une grammaire extraterrestre. Bien qu’Oswald n’en saisissait pas un mot, il comprit que quelque chose, quelque part, s’exprimait.
« L'épreuve du château des songes ! Quelle riche idée ! Louée soit notre déesse pour sa sagesse ! s’écrièrent les sorcières.
- Ce sera si amusant ! s’exclamait Mélisandre.
- Je suis certaine que je gagnerai, ricanait Petra.
- Ce sera équitable ! » clamait Isabelle.
Et elles se tournèrent vers un Oswald toujours paralysé jusque dans le moindre de ses membres. L’une d’entre elles le saisit par les cheveux et le releva brutalement.
« Mon petit, tu es venu droit dans la gueule du loup, mais notre déesse Nyarlathotep dans sa grande mansuétude, t’a accordé une chance d’en réchapper. Tu voulais t’amuser, non ? Eh bien nous allons jouer ! »
Les trois émirent un gloussement cruel.
« La mise est la suivante : ton âme. Tu peux la garder pour toi, comme un vil égoïste, si tu parviens à résoudre trois énigmes. Mais si tu échoues à une seule énigme, celle d’entre nous qui l’a conçue récupérera ton âme. Tu as compris ? Tu es partant ? Et bien allons-y ! »
Elles le trainèrent jusqu’au croisement des ruisseaux, chacune murmurant des incantations dans une langue perverse. Oswald, toujours pétrifié, sentait son cœur battre de plus en plus fort, avec un rythme malade. Quand il vit l’eau bleutée luire dans le clair de lune, un reflet turquoise et brumeux remontant des tréfonds, il parvint à ouvrir la bouche, mais pas à crier.
Et son corps fut précipité dans le ruisseau.
Il se sentit couler, couler inexorablement dans un liquide poisseux qui n’était pas de l’eau. Ses yeux toujours ouverts lui brûlèrent, mais il ne parvenait pas à les fermer. Une lumière bleu-verdâtre irradiait de toutes les directions. En l’espace d’une seconde, il ne sut plus où était le haut ou le bas, il savait juste que la surface s’éloignait à chaque seconde, que son corps glissait dans un abysse lumineux et visqueux. Sa gorge se remplit de liquide, ses bronches lui parurent brûler, et une douleur lancinante emplit ses poumons. Des bulles d’air sortirent de sa bouche et de ses narines, mais, comme si la gravité n’avait plus cours ici, elles s’échappèrent pour aller dériver au hasard dans toutes les directions au lieu de remonter vers la surface.
Après ce qui parut une agonie interminable, Oswald sentit la douleur s’amenuiser. Il parvint petit à petit à reprendre le contrôle de ses muscles, ses bras et ses jambes remuant aussitôt de manière tout à fait erratique. La semelle de sa chaussure toucha quelque chose, et bientôt il posa les deux pieds sur un sol. Il cligna des yeux. La lumière avait disparu, remplacée par une blancheur mat. La sensation du liquide poisseux laissait place à autre chose de plus indéfinissable. Il tenta de respirer, et y parvint.
Il cligna à nouveau des yeux.
Il avait les deux pieds sur le sol. Autour de lui, point de liquide, mais de l’air, idem pour l’intérieur de ses poumons. Le ciel, sur l’horizon était noir, d’un noir pur et sans étoiles. Ses vêtements étaient secs. Il n’y avait rien. Rien sinon un sol rose étrange qui se mouvait, se contorsionnait, et qui laissa bientôt émerger, sous ses yeux ébahis, une immense colline. Le garçon se frotta les yeux, se demandant s’il allait bientôt se réveiller. La colline rose se dessina plus nettement, et sur son dos apparurent des dents… non… des remparts. C’étaient les contreforts d’un château d’une blancheur d’os. À sa propre surprise, Oswald sentit un besoin irrépressible de se diriger vers le bâtiment et d’en franchir les portes. Pourquoi ? Il se le demandait. Comme dans un rêve, ses propres objectifs lui paraissaient aussi évidents qu’ils étaient nébuleux, une intuition indicible. Il se mit en marche, et franchit en quelques secondes la distance qui le séparait du castel immaculé.
Il poussa une grande porte qui grinça comme un râle. En pénétrant dans le château, il sentit un souffle obscur passer sur lui, et une froide terreur s’empara de lui. Il s’immobilisa, dans ce décor absurde, les yeux écarquillés, tremblant et ne sachant pas pourquoi.
Le sol et le plafond étaient rose chair, faits d’une sorte de moquette molle qui ondulait légèrement comme une toile lâche qui s’enfoncerait sous le poids de son regard. Les murs étaient des briques blanches sanguines, rappelant des dents arrachées, qui se contorsionnaient et s’alternaient les unes les autres en glissant le long de la structure. Des meubles d’une matière proche de l’os décoraient la pièce. Une cheminée brulait d’un feu turquoise. Une table et trois chaises portaient un jeu d’échec étrange, où chaque pion était remplacé par une statuette représentant diverses espèces d’arbres. Des cadres vides, accrochés aux murs, semblaient prêts à accueillir des tableaux dont l'absence se faisait cruellement ressentir.
Hésitant, frissonnant de peur, le jeune garçon pénétra dans la pièce, et demanda d’une voix grêle :
« Est-ce… est-ce qu’il y a quelqu’un ? »
Un mur se mit à trembler, et trois rectangles se dessinèrent dessus. Les briques mutèrent sous le regard horrifié d’Oswald, et se changèrent en ébène qui sculpta trois portes. Trois portes parfaitement semblables, qui, au vu de leur positionnement, devaient mener vers la même pièce.
Le garçon resta bloqué sur place un moment, avant de se décider à avancer. Une intuition persistante lui disait qu’il devait aller dans cette direction pour avoir une chance de sortir d’ici, mais son instinct lui murmurait également que la moindre erreur pourrait être mortelle.
Il s’arrêta devant les trois portes. Pourquoi trois ? Il choisit de n’en ouvrir qu’une seule, et porta son dévolu sur celle de droite, au hasard. Il posa une main tremblante sur la poignée, mais n’eut pas le temps de la tourner qu’un grand bruit l’arrêta. La porte de gauche venait de s’ouvrir d'un claquement, et un son strident en échappait, une sorte de bruit blanc insupportable. Une forme sombre, comme une ombre faite chair, commençait à lentement s’en extirper.
Oswald sentit tout son corps de hérisser d’horreur. En un éclair il reporta son attention vers la poignée de la porte, mais son cœur manqua un battement. Une pensée venait de traverser son esprit. Les portes étaient surement des pièges. C’était la première énigme. Et si plusieurs d’entre elles étaient piégées ?
Il lâcha la poignée de la porte de droite et se précipita aussi vite que possible vers celle du milieu, tandis que la créature de la porte de gauche commençait à peine à poser le pied dans cette salle. Avec un pincement aux tripes, Oswald tourna la poignée, et ouvrit la porte. Un couloir richement décoré s’ouvrit devant lui. À la même seconde, la porte de droite, devant laquelle il était quelques instants auparavant, venait de voler en éclat, et forme écarlate en émergeait en rampant.
Le garçon se précipita dans le couloir, refermant la porte derrière lui. Puis il continua en courant. Bientôt essoufflé, il s’arrêta pour reprendre ses esprits. Un silence pesant avait remplacé l'atmosphère de panique.
On lui avait annoncé trois énigme. Il songea un instant à ce qui lui serait arrivé s’il n’avait pas reconnu une énigme dans cette première étape, mais chassa cette pensée de son esprit. Il ne voulait pas se l’imaginer.
Il regarda autour de lui. C’était un long couloir, avec sur chaque côté des portes magnifiquement ouvragées, chacune éclairée par un lustre à la lumière éclatante. Il remarqua rapidement que les portes à sa droite étaient numérotées de façon ordinaire de 1 à 23, mais qu’à l’opposé, les portes à sa gauche portaient des numéros allant de - 23 à -1. Au bout du couloir, une lourde porte attirait son attention. Il s’approcha pour l’observer, et vit un curieux dessin. De bas en haut, neuf silhouettes de chats étaient dessinés, chacun légèrement plus grand que le précédent, comme s’ils croissaient de manière exponentielle. Sur la droite de la porte là où se trouvait la serrure, on voyait le dessin d’un carré dans lequel se trouvait la lettre i, écrite en minuscule.
Oswald fronça les sourcils et approcha une main de la poignée, mais il s’arrêta en sentant un frisson glacé lui paralyser la main. C’était une autre énigme, il le savait, et il valait mieux s’assurer de la résoudre avant de tenter quoi que ce soit. Les sorcières avaient dit que s’il échouait à résoudre une seule énigme, elles mangeraient son âme. Il contempla longuement les motifs sur la porte, puis se retourna et fit une fois le tour du couloir. Puis une seconde fois. Il commençait à comprendre, mais il valait mieux être sûr de lui. Son intuition lui faisait clairement comprendre que s’il ouvrait une seule porte qu’il n’était pas supposé ouvrir, cela signerait son arrêt de mort.
Il commença par ouvrir la porte portant le numéro 23. Derrière l’attendait un gros chat noir, occupé à faire sa toilette. En le voyant, le chat miaula avant de s’approcher de lui doucement. Oswald s’arrêta de respirer, s’attendant au pire, mais le chat ne fit rien. Le garçon eut un soupir de soulagement.
Il pensait avoir confirmé sa théorie.
Il fit le tour du couloir, en ouvrant successivement les portes 19, 17, 13, 11, 7, 5, 3 et 2. À chaque fois, un chat de plus en plus petit en émergeait et le suivait. Derrière les dernières portes il trouva de petits chatons, le dernier si jeune qu’Oswald dut le porter dans ses bras pour l’amener devant la porte finale du couloir.
Là, il posa une main sur la poignée, et la tourna. Il ne se passa rien. La serrure était toujours bloquée. Avec un semblant de sueurs froides, Oswald se tourna vers la porte -1. Son précepteur avait récemment évoqué devant lui la théorie de ce que signifiait i, ce qui l’avait fasciné sur le moment. Maintenant, il espérait fort ne pas s’être trompé.
En ouvrant la porte -1, il trouva un placard, avec, bien en évidence, une clé. Oswald sentit presque des larmes de joie lui brûler les yeux. Avec cette clé, il s’empressa de déverrouiller la porte principale.
Celle-ci s’ouvrit sur une pièce étrange, à demi plongée dans la pénombre. Des toiles nues gisaient ça et là, dépourvues de cadres. Les peintures étaient curieusement éclairées par ce qui semblait être des projecteurs invisibles.
Oswald pénétra à pas feutrés dans cette pièce, suivi par la cohorte de chats. Son regard inquiet furetait partout, mais il n’apercevait partout qu’une pénombre disparate où se dessinaient les silhouettes vagues de certains meubles. Mais à force de fouiller, il vit une étrange table blanche qui semblait briller de sa propre lueur. Il s’approcha lentement d’elle, prenant garde à ne pas butter sur les objets qui trainaient au sol, et écarquilla les yeux en arrivant à la table elle même, serrant fort le chaton dans ses bras.
En son milieu, il y avait un creux, comme un bassin. Autour étaient disposées des dizaines de fioles de toutes les couleurs possibles et imaginables, ainsi qu’une lampe à huile, et un sablier qui commençait à couler. Visiblement, il venait de se retourner, sans qu’Oswald s’en soit rendu compte.
Il se mit à trembler. L’obscurité environnante le terrifiait, et la présence de ce sablier n’augurait rien de bon à ses yeux. Il perdit plusieurs secondes, immobile, à contempler les grains qui tombaient. Puis un chat bondit sur la table, le faisant sursauter et le tirant par la même de sa quasi torpeur. Le félin miaula, et commença à pousser l’une des fioles avec sa patte.
« Non ! »
Oswald avait parlé d’une voix ferme. Le chat le regarda dans les yeux un instant. Il poussa fiole, qui chavira du bord de la table.
« Non ! »
Le verre se brisa, et une encre noire se répandit dans l’obscurité. Oswald poussa un cri de désespoir qui parut effrayer le félin. Le fautif bondit de la table et disparut dans la pénombre. Le jeune garçon posa le chaton qu’il avait dans les bras, s’approcha de la table et s’empara de la lampe à huile qu’il alluma pour regarder le sol.
La fiole noire était en miettes, et son contenu noircissait une moquette rose pâle. La flaque était gluante, épaisse, et opaque.
Le garçon releva les yeux, et réprima un cri d’horreur. Juste derrière la table, un tableau, dissimulé dans les ténèbres, venait de se révéler. C’était une toile d’un noir profond, un monochrome grossier, la peinture séchée laissant voir de gros coups de pinceau. La noirceur sur la toile était... gluante, épaisse, et opaque…
Le regard d’Oswald fit plusieurs allers-retour entre la flaque à ses pieds et la toile devant lui. Puis il se posa sur le sablier. Il vit qu’il n’avait plus beaucoup de temps.
Il passa en revue chacune des fioles, manquant presque de les briser dans sa hâte. Aucune n’était noire, ou même approchant. Il déboucha une fiole rouge et en versa une partie dans le bassin.
Un son étrange le fit sursauter. On eut dit un grondement provenant de toutes les ténèbres autour de lui. Tous les chats semblaient avoir disparu. Il était seul avec une obscurité monstrueuse. Il s’empressa de prendre une autre fiole, bleue celle-ci, qu’il vida dans la bassine. Son regard croisa à nouveau la toile et il vit que celle-ci avait changé. Le noir était plus contrasté. Une forme anthracite et arrondie s’était formée au milieu de la toile, comme une tâche coagulée de néant.
Il essaya d’attraper une autre fiole. Du violet. Il la vida sans surseoir dans la bassine. Le mélange obtenu ne ressemblait déjà plus à grand chose. Il attrapa le jaune et l’ajouta à sa mixture terne. Le grondement résonna de plus belle. Le garçon s’immobilisa sans oser regarder autour de lui.
La forme sur la toile devenait une silhouette. Une tête humaine, et des bras levés. Peu lui importait, il ne lui restait plus beaucoup de temps. Il attrapa toutes les fioles qu’il pouvait, les déboucha et envoya tout leur contenu dans la bassine.
Puis le grondement devint un rire.
Sa bassine contenait un mélange brunâtre. Il allait attraper une dernière fiole, mais il fut arrêté. Paralysé. Son cœur ne battait plus. Les ténèbres l’enlaçaient. Dans le sablier, le dernier grain était tombé. La toile devant lui était un visage horrifié, les mains sur les tempes, la face contorsionnée dans un cri d’horreur.
Et Oswald se sentit tiré en arrière par une main douce et froide à la fois. Il entendit un rire démoniaque, et il sentit qu’on lui tenait les cheveux. Ses habits étaient mouillés. Il était entièrement détrempé d’une eau miroitante et lunaire. Tout tremblait autour de lui. Un feu était allumé.
« Comme je l’avais annoncé, j’ai gagné. C’est mon énigme qui a eu raison de lui.
- Petra, ma chère sœur, si tu ne m’étais pas si chère, je t’aurai étranglée !
- Quoi ? Vous êtes mauvaises perdantes.
- Tu as triché ! Totalement triché !
- J’ai joué selon les règles, et avec astuce. Maintenant, si vous permettez… »
Oswald sentit une main glaciale lui transpercer le torse. La douleur était insoutenable, mais il demeura conscient de tout le processus, comme la poigne enserrait son cœur et le broyait sous des doigts de glace.
« Oswald, je t’invite à rejoindre mes réserves. Tu ne peux plus résister. »
Puis il n’y eut plus rien.
* * *
Oswald flottait dans sa cage d’osier, avec d’autres flammèches comme lui. Un éclat de lumière gigotante, comme un pétale de pissenlit. Une musique douce le berçait comme il dérivait doucement dans le panier de Petra. De temps en temps, la sorcière ouvrait son panier, saisissait un feu follet, et l’ingurgitait goulument. Les souvenirs s’estompaient, seuls restaient les rêves et les cauchemars.
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