Le garde
Malaric ne dormait pas. Son œil droit, seul organe mou à subsister dans son visage rongé, ne cessait de fixer une obscurité morbide. Nulle paupière ne venait fermer son œil torve. Nul sommeil ne venait atténuer la douleur de l’attente interminable.
Mais cet œil ne lui était pas nécessaire pour voir. Il lui permettait simplement d’entrapercevoir par moments le monde tel qu’il lui apparaissait de son vivant. Du temps où les formes n’étaient pas des peintures tracées par un esprit perverti et froid. Grâce à cet œil semi-mort, la lumière lui parvenait, et stimulait l’abîme pourrissant qui avait été autrefois son cerveau. C’est pour ça qu’il perçut assez distinctement le changement lorsque la porte de la crypte fut ouverte. Un soupir glacial passa entre ses mandibules immobiles. Ses doigts crissèrent en empoignant le manche de sa fidèle épée. Dans un frémissement osseux, il remit en branle son corps décomposé, et se dirigea d’un pas tranquille vers l’entrée.
Ils finissaient toujours par venir se perdre dans ce lieu maudit. À sa manière, Malaric chérissait ces moments.
Il franchit l’arche derrière laquelle il patrouillait, et se posta face au visiteur. La porte ouverte derrière l’intrus laissait passer une lumière blanchâtre et tamisée, celle de la lune. Malaric songea qu’il n’avait pas aperçu cet astre depuis des années.
L’homme qui lui faisait face brandissait dans une main une courte torche à la flamme tremblante, tandis que dans l’autre il tenait une épée. D’un œil expert, le gardien évalua l’armure de l’étranger, et la trouva plutôt intéressante. C’était une brigandine dont les plaques rivetées étaient couvertes sous un tissus vermeil. Il s’en dégageait une certaine prestance, mais surtout de la richesse.
L’intrépide étranger eut un mouvement de recul en voyant le gardien faire irruption. Cette réaction amusait Malaric, mais il n’y avait plus assez de chair sur sa face pour esquisser un sourire.
Il dévisagea le visiteur. C’était un jeune homme, le visage presque lisse, si l’on faisait abstraction de quelques plaques rougeâtres laissées par la petite vérole. Ses cheveux étaient noirs, longs, et ramenés en arrière. Ses yeux étaient d’un vert étincelant, presque beau. Malaric aimait voir des visages humains de temps à autre. Il essayait de les graver dans son esprit pour pouvoir y repenser plus tard au cours des longues journées qu’il passait seul à patrouiller dans l’obscurité. Ce visage-ci lui inspirait une certaine sympathie.
« Que venez vous donc chercher en ces lieux ? »
La voix de Malaric sortait d’entre ses mâchoires squelettiques, dans un souffle plus froid que le blizzard. La magie noire faisait respirer son corps pourrissant. Les lambeaux de chair noircis par la putréfaction sur son torse vibraient sous la tension contrenature de la magie comme s’il inspirait et expirait normalement.
Le visiteur parut stupéfait, ne s’attendant peut-être pas à ce qu’un mort parle en plus de marcher.
« Je… je suis venu pour occire le nécromancien ! »
Malaric hocha doucement la tête.
« Ils sont nombreux, ceux qui viennent s’aventurer ici pour l’occire. J’ai été le premier d’entre eux. Croyez vous vraiment avoir la moindre chance ? »
Le regard du jeune homme se fit plus résolu.
« Sa magie néfaste est un poison pour cette terre. La question n’est pas de savoir si j’ai la moindre chance, il faut que je le fasse ! »
Un grognement sombre, fait d’un bourdonnement de magie nécrotique, monta depuis ce qu’il restait de gorge à Malaric.
« Comment vous appelez vous, jeune impudent ?
- Je suis sire Tristan Vallayeck, fils de Fernand Vallayeck, seigneur de Bleupuis, vassal du Baron Carnefaille !
- Sire Vallayeck, donc. Je vous offre cet unique avertissement : partez ! Quittez ces lieux sur le champs, et ne revenez jamais. Je n’aime pas tuer de jeunes chevaliers, mais si vous avez l’audace de menacer mon maitre, je serai obligé d’obéir à ses ordres et de vous occire.
- Êtes vous… sous son emprise, ou me menacez vous de votre propre chef ?
- Si je n’avais de volonté propre, vous seriez déjà mort, mon bon sire. Mais la mort n’efface pas la volonté, ou du moins pas totalement. Mon corps, mon esprit, mon intelligence même sont toujours, malgré la pourriture et les nécrophages. »
À ces mots, il écarta les bras d’un geste théâtrale pour montrer son corps, engoncé dans une vieille cotte de maille déchirée, fourmillant de vers et de moisissures coulantes. De la chair et des graisses liquéfiées par la putréfaction dégoulinaient le long de ses vêtements rongés.
- Je vis… ajouta-t-il simplement. Je vis sous une emprise, mais il n’est point de mort qui ne soit conscient de son état. C’est le plus grand mensonge de la vie que de croire qu’il n’y a pas de conscience dans le trépas. Vous le saurez maintenant.
- Quelle… quelle horreur…
- Je ne suis pas le plus à plaindre. La nécromancie a fait de moi un cadavre mobile. Un cadavre sensé et sensible. Le vrai calvaire doit être celui des enterrés qui existent encore en leur âme et conscience, mais ne peuvent ni voir ni entendre ni sentir. Eux ne ressentent rien d’autre que les vers qui rongent et les asticots qui muent à l’intérieur de leur chair, jusqu’à ce que leur raison et leur conscience soit tout aussi rongée et qu’ils perdent l’une comme l’autre.
- Balivernes !
- Peut-être. Peut-être vivrez vous plus sereinement en croyant que le calvaire du vivant prend fin avec la mort.
- Je ne suis pas là pour vous entendre ! Où est le nécromancien !
- Mon maitre n’apprécie pas les visites. Elles le dérangent dans ses travaux. C’est pourquoi si vous n’acceptez de quitter ces lieux céans, je serai dans l’obligation de vous occire.
- Vous lui obéissez donc, alors que vous savez…
- C’est la limite qui s’impose à ma conscience. Mon maitre n’a que bien peu de pensées pour moi. En fait, il se moque bien de mon existence tant que je garde ces catacombes. »
Tristan Vallayeck parut on ne peut plus confus.
« Sa sorcellerie… peut-elle donc ramener un esprit à la vie, tout en l'enchainant à sa volonté ?
- Ah, vous eussiez préféré qu’il manipule des marionnettes sans âmes ? Hélas, pourquoi perdrait il son temps à cela, quand il est si aisé de soumettre à la fois l’âme, l’esprit et le corps ? Maintenant, si vous ne souhaitez pas connaitre le même sort, faites demi tour, chevalier !
- Je ne puis ! J’ai juré sur mon honneur…
- L’honneur est bien peu de choses. Que vous importe ce nécromancien ? En mon temps, je l’ai vu surgir sur les terres que j’avais juré de défendre. Il a massacré mes gens et prélevé leurs cadavres pour ses expérimentations, puis il s’est enterré ici en annonçant qu’il souhaitait simplement ne pas être dérangé. Alors je suis descendu pour l’occire parce que j’avais une bonne raison de le faire. Puis mon fils est descendu. Ensuite, ça a été mon frère. Et enfin, de façon plus surprenante, ma femme. Là aussi, ils étaient justifiés. Mais vous, vous et les autres téméraires qui venez depuis quelques années, vous n’avez aucune raison de vous aventurer ici. Le nécromancien n’est pas sorti au moins depuis mon trépas. Vous ne connaissez pas les gens sur qui il fait ses expériences. Vous n’avez jamais aperçu l’ombre de ce sorcier. Pourquoi venir mourir ici alors ? Tenez vous si peu à la vie ?
- Mais… pour vous libérer ! Pour libérer tous les autres ! Et pour libérer cette terre de sa malédiction.
- Partez…
- Depuis que ce nécromancien est là, la terre se flétrit, les récoltes pourrissent sur place, et la pluie rince la terre !
- Alors, partez !
- Mais les gens qui vivent ici comptent sur moi… »
Malaric émit alors un son effroyable, un rire d’outretombe, comme une vibration éthérée qui gelait l’air.
« Vous êtes ridicule, sire Vallayeck. Si vous restez plus longtemps ici, je vous tuerais, que je le veuille ou non. Et pour tout dire, ces yeux que vous avez me feraient bien envie, j’en userai pour remplacer les miens qui pourrissent trop vite. Allons, partez immédiatement, ou mettez vous en garde ! »
Le jeune chevalier eut un mouvement hésitant, mais finalement, fixa un regard déterminé sur le revenant et positionna son épée dans une posture de garde.
« Ainsi soit-il, murmura le mort vivant, il n’y a plus d’échappatoire désormais. »
Ses mains squelettiques raffermirent leur prise sur la poignée de son espadon dans un crissement de moelle.
Tristan voulut esquisser un mouvement, mais le revenant fut plus rapide. Son premier assaut fut une série de coups larges que le jeune chevalier esquiva avec un jeu de jambe adroit. Puis il contre-attaqua avec une taille preste qui rencontra l’épaule décrépite du mort-vivant.
Celui-ci, dans un ricanement glacial, repoussa la lame, feinta, et fit un grand moulinet d’une rapidité effroyable. Tristan crut l’esquiver aisément, mais le coup visait en fait sa torche. La tête de celle-ci fut fauchée, la flamme s’éteignit, ne laissant pour toute lumière qu’une pâle clarté lunaire sur un océan d’ombre.
La frayeur soudaine de Tristan lui fit manquer sa parade suivante. Un coup lui frappa le torse avec une violence telle que certains rivets de son armure sautèrent. Il détourna de justesse une estocade, et tenta de contre attaquer pour au final frapper dans le vide. La lame de Malaric s’abattit cruellement sur le coude droit du jeune homme, le choc sourd s’accompagnant du cri de douleur de celui-ci.
Le revenant ne laissa pas une seule seconde de répit à son adversaire. Il poussa l’assaut par plusieurs estocades qui ricochèrent pour la plupart sur l’armure de Tristan. Le jeune chevalier finit par laisser tomber son épée de douleur et se détourna pour essayer de fuir vers la porte.
Malaric fut plus rapide, d’un coup preste il lui déchira le scalp et fit voler en éclat des morceaux du crâne du jeune chevalier qui s’effondra en avant. Le garde revenant fit lentement le tour du corps, puis fit s’abattre son couperet sur la nuque de sa victime, s’assurant ainsi de son trépas.
Il le retourna sur le dos, et contempla longuement son beau visage maculé de sang. Ses yeux étaient intacts.
* * *
Malaric ne dormait pas. Il fixait l’obscurité morbide de ses yeux presque neufs. Il essayait de dessiner dans la pénombre les traits de certains des visages qu’il connaissait. De ne pas les oublier, pour ne pas oublier à quoi ressemblait un visage humain. Un frémissement le secoua avant même qu’il entende la voix.
« Malaric ? »
Il tourna son crâne vers l’arche sombre d’où venait d’émerger la silhouette blanchâtre de son épouse.
« Qu’y a-t-il, ma mie ? »
Elle avait enrobé son corps dans une série de bandes de linge blanc serrés autant que possible pour ne pas laisser son corps s’effondrer sous la décomposition. Ses lambeaux de chair pourrissants étaient maintenus en un ensemble par la pression des bandelettes, mais elle ne ressemblait déjà plus à grand chose. Sa chair suppurait à travers le tissu, et ses organes les plus fragiles avaient déjà été dévorés, mais pas ses yeux qu’elle gardait soigneusement cachés derrière un épais bandeau pour les prémunir des larves et autres asticots.
« Le maitre m’envoie repérer les alentours du tombeau.
- Bien. Tu me décriras à quoi ressemblent nos terres à ton retour.
- Je n’irais pas loin, tu le sais. Il veut simplement s’assurer que le jeune chevalier de la nuit dernière n’avait pas quelques comparses qui camperaient devant les lieux.
- Soit. Tu me décriras au moins la lune. »
Elle écarta le bandeau qui lui occultait les yeux et le regarda avec son regard de chair.
« Tiens donc, tu as fait l’acquisition de nouveaux yeux ?
- Comment te plaisent-ils ?
- Tu sais que le maitre ne t’enverra jamais à l’extérieur. Pourquoi faire tant d’efforts pour regarder les ténèbres ? »
Malaric se tut.
« Tu ne veux pas répondre ?
- J’essaye de me remémorer ce à quoi ressemblaient nos visages. Pour ça, je ne dois pas oublier ce que c’est que de voir avec des yeux plutôt que de voir avec la magie.
- Ne te torture pas trop avec ça. J’y vais. Sois vigilant. »
Elle passa devant lui et se dirigea droit vers la porte. Malaric vit la pâle lumière nocturne jaillir pendant quelques instants, puis la porte du mausolée se referma.
Il fixa la porte dans l’obscurité. Rêvassant tout en montant la garde.
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