Le fey

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Ils étaient cinq, s’aventurant à pas prudents dans un bois fétide. L’humidité était telle, mêlée aux relents de marécage, que l’air en était pesant et âcre, la respiration pénible. À leur tête, avançant avec entrain, se trouvait le chef de la petite troupe : Rupert Lagerzollern, revêtu d’une brigandine vermeille, épée à la ceinture et moustache saillante. Son crâne rasé et son poil grisonnant témoignaient d’une expérience que confirmait sa démarche militaire. Il se retournait régulièrement pour invectiver avec ardeur ses compagnons qui suivaient péniblement, butant sur chaque racine, pataugeant dans la boue meuble qui se déformait sous chaque pas et glissant sur les flaques de liquide poisseux.

Pas très loin derrière Rupert, la silhouette trapue d’une guerrière se trainait misérablement, occultée par le feuillage. Ses lourdes plaques d’armure l’entravaient plus psychologiquement que physiquement. À chaque pas, Edwige songeait aux heures d’entretien qui seraient nécessaires pour débarrasser ses coûteuses pièces de harnois des résidus de boue, de rouille et de moisi. Les filaments de toiles d’araignée, suspendus dans les airs, se prenaient dans ses cheveux auburn bouclés, les parsemants de blanc gluant dont elle ne pouvait se débarrasser avec ses mitaines d’acier à l’écrevisse. Son cabasset, retenu par une sangle, était rejeté sur l’arrière de sa tête pour ne pas occulter sa vision. Elle serrait tout contre elle le manche de son marteau d’armes en scrutant les canopées avec appréhension.

Derrière elle, trainant la patte à dessein, Gerhart le fabuleux avançait à pas mesurés. Son gambison bleu jurait dans le vert moite de la forêt humide, sa silhouette bossue tranchait avec le reste de l’équipée. Il frottait régulièrement son long nez crochu pour se débarrasser des insectes et des filaments de soie qui le harcelaient tout en jurant par ses grands dieux. Une courte masse d’armes pendait à sa ceinture et un bouclier rond était attaché à son bras.

Le suivait une jeune femme aux cheveux noirs de jais, épée bâtarde au poing et sourire aux lèvres, visiblement trop excitée par l’aventure pour partager la morne ambiante et l’air maussade de ses compagnons. Elle portait un gambison rayé et des hauts de chausses serrés par des sangles de cuir où pendaient des colifichets protecteurs : pentacles, pendentifs cruciformes, amulettes apotropaïques et autres icônes à la gloire des dieux déchus. Ludmila avançait l’air fière, se croyant sans doute invincible à afficher aussi ostensiblement sa piété.

En dernier venait Eukôs, le mélinoéen. L’étrange homme du sud, si toutefois c’était bien un homme, portait une large tunique noire lui descendant jusqu’aux chevilles complétée aux bras et au torse par du cuir bouilli par dessus des mailles partielles. Ses mains étaient cachées par des gants, sa tête par un capuchon de cuir, et son visage par un grand masque tranché d’une moitié blanche et de l’autre noire, figurant un visage figé dans un demi-sourire. Il avançait à petits pas, silencieux, peut-être perdu dans ses pensées lointaines.

Le chef de la troupe fit un geste de la main, et dans un bruissement fait de chuintements et de tintements métalliques, les mercenaires s’arrêtèrent tous.

« Pas de bruits. » fut sa seule indication. Puis Rupert désigna du doigt un grand arbre creux et moisi droit devant eux, du tronc duquel émergeait une masse blanche effrayante. Chacun lorgna sur la chose avec un mélange d’excitation et de crainte. Rupert se retenait de trépigner.

Les paysans de la région avaient fait appel à eux car une créature immonde dévorait bétail et enfants, une créature qu’on décrivait comme un arachnide d’une taille proprement monstrueuse. La créature en elle même n’était qu’à peine digne d’intérêt, pas plus que la maigre récompense que les manants offraient pour sa traque. En revanche, pour qu’un tel monstre sévisse dans la région, il ne pouvait y avoir qu’un seul type d’entité cachée derrière…

Rupert soupesa chacun de ses pas en se rapprochant doucement de l’arbre nécrosé. La masse de soie blanchâtre projetait ses filaments dans toutes les directions, mais au cœur de cet arbre elle formait une boule gluante et poisseuse, un cocon aux proportions dantesque. Le guerrier dégaina son épée d’un geste preste.

Aussitôt, la créature surgit. Ses mouvements gracieux jurant avec sa corpulence grotesque. Ses longues pattes effilées jaillissaient de derrière le tronc d’arbre pour soulever un corps qui paraissait petit en comparaison, masse grisâtre enflée et écœurante. Elle s’immobilisa un instant, sondant l’alentour avec des sens inhumains. L’aspect du monstre était si terrible que Ludmila perdit son sourire, Eukôs eut un haut le cœur, et Gerhart le fabuleux se retint de vomir. Edwige, pour sa part, prit une posture de combat avec son marteau d’arme, le revers métallique de son manche en avant et orientée vers le bas, la solide pointe en bec de corbin élevée et prête à s’abattre.

Rupert sondait alternativement sa troupe et le monstre dont les mandibules remuaient silencieusement de façon répugnante.

Le silence était tendu. La créature attendait en guettant. Les humains retenaient leur souffle, dans l’expectative. Gerhart, qui essayait pourtant de se faire silencieux, prit en main sa masse d’arme et se positionna, prêt à combattre, mais ce seul mouvement et la vibration infime de l’air qu’il avait provoqué fit réagir le monstre en un éclair. Sans un frémissement, dans un mouvement de chitine affreusement silencieux, le monstrueux arthropode s’élança au galop sur eux.

« Gare à ses mandibules ! » hurla Rupert tout en faisant un pas en arrière. L’araignée parut le prendre pour cible, balançant ses longues pattes dans sa direction. Il les esquiva rapidement, mais l’une des pattes avant toucha le poitrail d’Edwige qui, à sa grande surprise, se retrouva aussitôt collée. Elle esquissa un mouvement de son arme qui échoua à atteindre l’abdomen enflé du monstre.

Avec un hurlement aussi fébrile qu’inutile, Ludmila s’élança en avant pour faire de grands moulinets de son épée à deux mains alors que Gerhart, à pas feutrés, contournait la créature. L’épée bâtarde de la guerrière mordit l’articulation d’une patte et y resta plantée. La jeune femme eut une seconde de panique avant d’essayer de retirer sa lame en tirant de toutes ses forces.

Ce fut suffisant pour que l’araignée précipite sa tête immonde vers elle, ses infâmes crochets venimeux effleurant son épaule.

Pour l’éviter, Ludmila se laissa tomber en arrière, la pointe de la mandibule lacérant seulement le tissu de son gambison. Avec un bruit répugnant, son épée se libéra au même moment et la guerrière, entrainée par son élan, s’en fut rouler au sol.

Rupert en profita pour s’élancer et frapper le visage de l’arachnide de manière un peu hasardeuse, sa lame creusant un sillon dans l’un des globes noirs servant d’yeux à la bête. Puis le mercenaire se recula aussitôt de plusieurs mètres, esquivant les longues pattes qui remuaient dans le vide.

Edwige, pendant ce temps, avec une grimace frustrée, se servait du manche de son arme pour briser l’énorme patte collée à elle. Dans un craquement de crustacé, la chitine céda, mais l’araignée se tourna aussitôt et plongea une autre de ses pattes sur la guerrière qui remarqua avec horreur que des fils étaient tendus entre l’abdomen du monstre et ses pattes avant. Pour quiconque avait déjà vu une araignée enrouler un insecte dans un cocon en soie, la situation avait de quoi glacer le sang.

Edwige poussa un cri de rage tout en contre-attaquant, le fer de son bec de corbin fissurant la chitine au premier coup, mais échoua ensuite à rattraper le membre de l’arachnide qui se mouvait avec une grâce et une agilité terrifiante pour une bête de cette taille. La guerrière s’échina en vain dans un duel de coups et d’esquives face à plus rapide qu’elle.

Pendant ce temps, Ludmila se relevait péniblement, couverte de boue des cheveux jusqu’aux chausses. Les dents serrées, le souffle rendu rance par la colère, elle se précipita avec un sifflement furieux sur l’adversaire qui lui tournait maintenant le dos, évitant les pattes du monstre pour planter la pointe de son épée dans l’abdomen vomissant sa soie.

Gerhart guetta sa collègue et attendit patiemment l’instant où son épée se plantait dans la carapace du monstre pour lui même s’élancer à l’opposée. D’une démarche pataude, il courut quelques mètres dans la boue, s’approcha autant que possible, prit de solides appuis sur ses deux jambes, et abattit de toute force sa masse d’arme sur ce qui servait approximativement de tête à l’arthropode.

Rupert regardait à quelques mètres de là, satisfait de voir que ses hommes et ses femmes, s’ils manquaient encore de professionnalisme, semblaient à peu près capables d’actions réfléchies. Il lança un regard vers Eukôs qu’il vit préparant son barda.

Le mélinoéen chargeait une haquebute. Il avait pris son temps pour charger la poudre et la cartouche, et maintenant il s’échinait à allumer la mèche. Son masque camouflant toute émotion, Rupert ne pouvait lui voir qu’une allure tout à fait flegmatique.

« Tu ne pouvais pas charger avant le combat ?

- Il fait trop humide. » répondit Eukôs sans hésitation. « Je devais garder la poudre au sec.

- Bon, tire sitôt que tu es assuré de toucher la tête. Je m’en vais aider Edwige.

- À vos ordres. »

Rupert brandit son épée pour chasser les pattes monstrueuses qui essayaient de saisir la guerrière en armure. Celle-ci s’était épuisée à remuer en vain son lourd marteau de guerre, ses bras affaiblis n’ayant plus la vigueur pour résister à la force arachnéenne du monstre. Rupert la dégagea tandis que les deux autres s’échinaient au corps à Corps. Gerhart jouant de bonds, de vifs mouvements de jambe et de son bouclier pour se maintenir au contact en ne permettant au monstre ni de s’éloigner ni de le repousser avec ses pattes ; Ludmila s’acharnant sur l’abdomen de la créature tant et tant qu’un morceau visqueux s’en détacha, emportant avec lui dans la boue le filin que l’araignée tirait avec ses pattes.

Dans l’euphorie de l’instant, Ludmila leva haut son épée et poussa un grand cri de guerre d’une rage primitive. Mais l’arthropode ne paraissait pas même ressentir de douleur, et se retourna en direction de la guerrière. Son abdomen déchiré, ses pattes brisées, il lui restait sa tête garnie de mandibules crochues au venin suintant. Seulement, elle n’eut pas le temps de mordre.

Il y eut un fracas des plus sec. Un craquement sourd qui résonna loin dans le bois, ridiculisant le cri de Ludmila. La détonation était si puissante que Gherart laissa tomber ses armes pour se couvrir les tympans.

Eukôs contemplait maintenant à travers un écran de fumée noire l’araignée dont le crâne était ouvert en deux, les mandibules désarticulées remuant dans le vide de manière erratique. Il fixa le corps meurtri de la bâte quelques secondes, avant de se détourner calmement pour nettoyer son arme.

Ne se donnant pas la peine de vérifier si le monstre était encore vivant, Gerhart reprit en main sa masse et s’acharna sur la carapace de toutes ses forces jusqu’à la faire craquer et exploser dans un flot de chair gluante et d’ichor bleuté.

« Prends donc ça ! Et ça ! Et encore ça ! Ha ha ha haha ! »

Il fut bientôt rejoint par Rupert et Edwige, leurs armes perçant le corps enflé du monstre, broyant son exosquelette et arrachant ses pattes tandis que Ludmila, qui avait lâché son arme, titubait en se frottant les oreilles dans l’espoir de faire cesser le sifflement qui lui torturait les tympans depuis la détonation de l’arme à poudre. Le corps de l’arachnide remua, ses membre frétillant vainement comme des anguilles hors de l’eau, puis la masse poisseuse s’effondra totalement pour couler dans une boue souillée d’un ichor bleu sombre.

Le combat enfin terminé, chacun reprit son souffle. Gerhart le fabuleux rangea ses armes et ouvrit une sacoche d’où il tira un joli mouchoir brodé avec lequel il essuya son visage de la sueur et des résidus poisseux dont il avait été éclaboussé. Edwige examinait son armure et essayait d’en décoller les morceaux de soie. Eukôs auscultait le cadavre de la bête.

« Ce fut somme-toute une affaire rondement menée. » fit-il derrière son masque. « Personne n’est blessé ? »

Gerhart fit mine de s’ausculter d’un air ironique, ses doigts courant sur son visage pour vérifier que chacune de ses verrues était encore bien là.

« Je n’ai rien. Je crois que c’est l’essentiel non ? »

Son sourire sardonique fit grimacer Edwige tant il était hideux.

« J’ai l’impression de n’avoir servie à rien. » dit-elle finalement en baissant les yeux sur son bec de corbin. « Il me faudra plus d’entrainement pour manier mon arme correctement.

- Tu apprends à ton rythme, fit Rupert, mais quand on débute il ne sert à rien de vouloir être parfaite, surtout face à un adversaire si peu conventionnel. J’en ai connu des plus aguerris qui n’eussent pas gardé un tel calme. »

Tout en rengainant son épée, Rupert balaya du regard sa compagnie.

« Ne gaspillons point notre temps. L’objet de notre quête doit être tout proche. »

Son regard était ardent, bûlant d’avidité. Sa moustache frémissait sous l’excitation.

Il s’approcha à pas prudents de l’arbre creux dans lequel reposait une large sphère de soie coagulée. Levant les yeux vers la masse gluante, il eut un sourire pincé.

« Edwige ! Brise moi donc ce tronc ! »

La guerrière eut un regard dubitatif, mais un ordre étant un ordre, elle s’exécuta. Choisissant le côté plat de son marteau de guerre, elle fit de grands mouvements pour l’abattre vers le sommet du tronc qui bruissa, craqua, et finalement, au bout de quelques coups, éclata pour s’effondrer dans un déchirement de bois pourri en projetant des gerbes d’écorce liquéfiée par la décomposition et de vers qui se tortillèrent lamentablement à l’air libre.

La masse de soie gluante tomba de même, s’écrasant dans le sol tourbeux. Elle avait le volume d’un porcelet et l’aspect d’un tissu visqueux.

Rupert tira un couteau, hésita, puis se décida pour la prudence et ordonna :

« Ludmila, prend ce couteau et ouvre moi ça !

- Que… mais… pourquoi moi ?

- Je ne souhaite pas me répéter. »

La jeune femme prit donc le couteau et s’approcha du sac de soie avec dégoût. Se penchant dessus, elle découpa d’abord avec ardeur dans la masse, puis de plus en plus doucement quand elle réalisa que les filaments entouraient quelque chose. Des monceaux de soie se collèrent sur la boue qui maculait ses cheveux et ses vêtements, entachant les icônes et les colifichets qui ornaient sa tenue. À force de creuser, elle découvrit une silhouette, puis un corps, de petits bouts de chair blanchâtre qui se dessinaient sur le blanc de la soie. Ludmila eut un mouvement de recul et un frisson d’effroi ; mais, sans subtilité, Rupert la repoussa en avant.

« Dégage-la complètement, et vérifie si elle respire encore ! »

Ludmila s’exécuta, exhumant le petit être pâle à la peau et au visage lisse dont ailes diaphanes étaient collées dans les nœuds de la toile. La créature ouvrit finalement des yeux uniformément blancs et commença à remuer des lèvres bleues.

« Une fleur ! Vite ! » aboya Rupert. « Trouvez donc une fleur ! »

Gerhart fit un geste pour le calmer et fouilla sa sacoche. Il en sortit un magnifique bouquet de lys.

« J’ai toujours des fleurs sur moi. Croyez le ou pas, Ces choses plaisent aux femmes. À certains hommes aussi... »

Ludmila, avec autant de délicatesse qu’elle était capable, décolla lentement les ailes de la fée. Quand ce fut fait, cette dernière se dressa maladroitement et remua ses petites ailes de libellule. Une poussière d’opale blanchâtre semblait en tomber.

Tous la regardaient avec une attention aussi passionnée que glacée. Il y avait quelque chose de particulièrement dérangeant à voir cet humanoïde miniature au visage d’enfant, aux cheveux gris-blanc, et aux longues oreilles pointues. Ses grands yeux furetèrent alentour, elle parut renifler, puis prit son essor et se précipita sur les fleurs que tenait Gerhart.

Elle plongea sa tête dans l’une d’entre-elles et but tout son saoul de nectar. On vit à l’œil nu sa peau reprendre de la couleur, ses ailes devenir luisantes, et son corps se revigorer. Elle ressortit sa tête de la fleur, émit un petit rot, et pouffa. Ses cheveux comme ses yeux étaient devenus d’un bleu électrique. Elle voleta rapidement vers une autre fleur, puis une autre, et une quatrième dont elle but à chaque fois le nectar avec délectation.

Puis elle prit son essor, s’élevant au dessus de la troupe. Tous les regards qui s’étaient fixés sur elle ne pouvaient plus la suivre, car elle brillait maintenant d’une splendeur à éclipser un soleil. Un halo doré entourait tout son être, vibrant et nitescent comme rien de naturel ne le pouvait.

« Oh, merci braves gens ! Merci beaucoup ! » fit une voix aiguë mais néanmoins vibrante et puissante. « Pardonnez ma gloutonnerie, j’avais si faim. Voilà plusieurs jours que cette araignée m’avait piégée dans sa toile. Quand je l’ai implorée de ne point me dévorer, elle a réclamé en échange un souhait, que je lui ai accordé. Mais à mon grand désarroi cela ne l’a pas empêchée de m’enfermer dans un nœud de sa toile et de m’abandonner là à l’inanition, me privant ainsi de mes pouvoirs. Je vous dois beaucoup à vous cinq, humains. »

Les mercenaires faisaient tous de grands yeux. Tous étaient presque renversés par l’ampleur de ce qui leur arrivait. Une fée leur était redevable ? C’était là plus qu’aucun humain, surtout de leur trempe, ne gagnerait jamais. Mais un certain malaise les paralysait, un sentiment d’effroi dans leurs entrailles qui ne pouvait pas se dissiper.

La fée, cependant, gigotait et flânait dans les airs, faisant des ellipses et des va et viens, excitée comme un électron. Elle reprit d’un ton plein d’entrain :

« Je vois que vous êtes cinq. Je vous accorde à chacun un souhait ! Mes pouvoirs ne sont pas infinis, mais ils sont grands, et je suis presque certaine de pouvoir satisfaire à vos désirs. »

Les mercenaires n’eurent même pas le temps de réfléchir, de se concerter ou même d’échanger un regard ; Rupert se précipita en avant, levant un bras pour attirer l’attention et s’écriant tel un dément :

« Moi, je veux devenir immortel ! Rends moi immortel bonne fée ! »

La fée prit l’air de réfléchir en tapotant sa lèvre inférieure avec son index.

« Je ne peux pas modifier la réalité au point de vous rendre totalement immortel, mais je peux vous changer en un être qui vivra presque éternellement.

- Oui ! Peu importe ! Fais-le !

- Très bien. Que ton vœu soit exaucé ! »

La fée fila par dessus lui, projetant au passage sur son corps une giclée de poussière dorée. Rupert, extatique, resta immobile plusieurs secondes, incapable de supporter un tel déferlement de joie. Le souffle saccadé, le sang bouillant, il dut faire quelque effort pour retrouver contenance. Puis on le vit afficher une mine dubitative. Il essaya de bouger.

Et ses deux pieds restèrent vissés au sol.

Il écarquilla les yeux, remué par un élancement sordide dans tout son corps. Cependant, ses pieds plantés dans le sol enflaient, s’enfonçaient sous terre et fouissaient dans toutes les directions en prenant la teinte et la texture rugueuse de l’écorce. Dans un accès d’horreur panique qui fut rapidement supplantée par la pure douleur physique, il se mit à hurler à la mort. Son corps se déformait horriblement, des fibres rigides cannibalisaient sa chair, déchiraient sa peau dans un éclatement morbide et se révélaient à l’air libre. Des filaments remuants comme des tentacules poussaient depuis ses membres pour devenir des branches lesquelles sécrétaient des bubons verdâtres qui devenaient des bourgeons puis éclataient en un feuillage dru. Son visage Commença à progressivement disparaitre, ne cessant pas de se tordre et de grimacer dans un simulacre de hurlement même bien longtemps après que ses poumons et ses cordes vocales aient été réduits au silence, amalgamés au bois qui constituait désormais son corps. Puis il n’y eut plus une parcelle de peau ni un fragment de chair humaine dans tout son corps, et Rupert acheva de devenir un arbre vigoureux sur le tronc duquel les déformations étranges de l’écorce laissaient à peine deviner le reste d’un visage humanoïde.

« Et voilà ! Maintenant vous êtes un arbre sacré ! La sève qui coule en vous est la plus vigoureuse qui soit. » dit la fée en souriant. Puis elle fit une pirouette dans les airs, laissant une trainée de poussière dorée derrière elle.

Les autres mercenaires, qui étaient restés bouche-bée, sous le choc, durant toute la transformation de leur chef poussèrent leurs cris d’effroi à la fin de celle-ci, quand le résultat tangible leur permit de comprendre que ça n’était pas un cauchemar.

« Mais vous l’avez tué ! » s’indigna Ludmila.

« Pas du tout enfin ! Il est bien vivant, et il sera vivant pour longtemps. Son corps humain n’aurait pas pu vivre plus d’une vingtaine d’années encore. Maintenant il a plusieurs millénaires devant lui ! »

Les mercenaires échangèrent des regards peu assurés.

« Et vous ? Quels sont vos vœux ? Je vous écoute ! » fit la fée, toujours aussi fébrile.

L’hésitation devint palpable, mais le désir des mercenaires de prendre leurs jambes à leurs cous fut stoppé net par l’intervention brusque de Gerhart le fabuleux. Avec une assurance toute gracieuse, le bossu fit un pas en avant.

« Il n’y a pas à s’étonner. Son vœu était stupide en plus d’être mal exprimé. Le tout c’est de bien formuler ce qu’on veut, et d’affirmer son point de vue subjectif. »

Les autres furent surpris de cette réaction, mais avec un courage sorti des recoins les plus profonds de son âme, sans doute d’un coin mal rangé où il n’allait pas souvent chercher, le mercenaire traina sa masse jusque devant la fée et pointa sur elle son nez crochu.

« Fée, je veux devenir beau selon ma définition du beau, je veux que tu me fasses aussi attirant qu’il est possible de l’être pour un être humain selon ma propre définition de ce qu’est être attirant et non la tienne. »

La fée fit une petite moue dubitative.

« D’accord, je peux lire dans ton esprit. Tu veux être jolie en somme ? Enfin ce que tu trouve jolie ?

- C’est ça ! Bases-toi sur ce que mon esprit te décrit comme joli chez un humain !

- Très bien. Accordé ! »

Et la fée descendit en piquée sur lui pour reprendre brutalement son essor en projetant une grande masse de poussière dorée.

Gerhart fut saisi de tremblements qui devinrent rapidement des spasmes. Son corps se tordit violemment, ses verrues se rétractèrent violemment, son visage se reforma, la graisse et la chair fondirent à certains endroits pour enfler à d’autres. Le mercenaire fabuleux devint plus grand, plus droit, perdit sa bosse, et bientôt ses vêtements devinrent totalement inadaptés à sa morphologie et à sa physionomie. En serrant les dents pour ne pas crier de douleur, il supporta la transformation jusqu’à la fin, puis il se regarda sous toutes les coutures. Sa silhouette n’avait plus rien à voir, la forme de chacune des parties de son corps avait radicalement changé, et même ses cheveux étaient maintenant longs, bouclés, et d’un blond rutilant comme l’or. Ses yeux étaient turquoises comme des diamants rares, et sa grande stature avait une majesté inégalable. Mais il pinça sa bouche en une grimace.

« Que… tu ne m’as pas bien compris, fée !

- Mais si ! Maintenant tu es belle, comme j’ai vu que tu t’imaginais l’être humain le plus beau qui soit !

- Mais mes goûts en matière d’hommes et en matière de femmes ne sont pas les mêmes ! Je préfère les hommes bruns, sveltes et… et hommes ! »

La fée pencha la tête de côté, l’air innocente.

« Oui, mais dans ta vision de la beauté, les femmes passaient un petit peu avant les hommes, donc ça semblait logique. Et puis, je ne peux plus revenir en arrière maintenant.

- Ce… c’est peut-être vrai. Bon, ça aurait pu être pire. Merci fée, je vais me satisfaire de ce corps. »

Et Gerhart se retourna, cherchant dans ses affaires quelque chose qui puisse lui servir de vêtements de rechange.

Les trois mercenaires restants tremblotaient de peur. Mais, Edwige prit son courage et son bec de corbin à deux mains. D’un pas ferme, elle s’approcha de la fée.

« Et moi, fée, je veux devenir la meilleure qui soit à mon style du combat, avoir le physique parfait pour combattre avec un bec de corbin, être à même de répondre à toutes les épreuves du combat sans avoir besoin d’entrainement ! »

Elle n’avait pas fini que Gerhart se retournait vivement pour lui crier :

« Es-tu folle ! Pauvre idiote ! »

Mais il était trop tard. La fée, avec entrain, tournoya autour de la guerrière trapue, la couvrant de sa poussière luisante.

Edwige retira ses gantelets et regarda ses mains et ses bras, les yeux pleins d’étoile, dans l’expectative.

« Enfin ! Ce sera moi la meilleure guerri... »

Ses mâchoires de serrèrent, si fort que ses lèvres saignèrent. Ses muscles parurent se consumer, leur volume commençant par se réduire avant d’enfler à nouveau. La douleur brûlante qui agitait la moindre fibre de sa chair était celle de ses muscles se concentrant et se densifiant, les fibres fusionnant entre elles jusqu’à devenir une chair noire comme charbon, puis se multipliant pour remplir le mince espace offert par sa peau qui se distendait jusqu’à ses limites avant d’elle aussi changer de forme et de texture. Les mains d’Edwige grossirent monstrueusement, de même que ses pieds. Sa peau virait à la grisaille parcheminée, puis pleine de callosités qui gonflait et se rigidifiait. Avec un empressement dicté par sa douleur intense, la jeune femme défit les sangles de son harnois et rejeta pièces d’armure et monceaux de mailles dans la boue, offrant une place pour la carapace chitineuse qui enflait en lieu et place de son épiderme. Ses doigts devinrent des segments semblables aux pattes postérieures d’un crabe ; ses pieds devinrent des masses fendues comme les pinces d’un homard, et ses membres devinrent des successions de plaques d’armure vivante se superposant comme la carapace d’une écrevisse, d’un gris moite et pierreux. Elle voulait hurler de douleur, mais sa gorge avait elle aussi atrocement muté, sa mâchoire s’étant soudée pour ne laisser qu’une mince ouverture en mandibule de crabe sur un visage maintenant dépourvu de figure, fait de plaques énormes de chitine. Sa voix disparut, seul un caquètement affreux émergea de son corps torturé. Ses yeux disparurent, avalés par les abominables plaques de blindage organique qui constituaient maintenant sa tête, avant de rejaillir au bout de deux petites antennes.

Le monstre mi-humaine mi-crabe ainsi constitué gigota un moment, se lamentant dans un silence sordide, puis la transfiguration parvint enfin à son terme. Edwige, paralysée par l’effroi, mit un moment avant de se relever. Elle contempla ses mains avec ses yeux mobiles au bout d’antennes solides, elle fit cliqueter ses mandibules, et fit quelques pas hasardeux sur ses jambes aux articulations blindées.

« Et voilà ! » fit la fée avec un sourire goguenard. « Admirez ma maitrise ! Maintenant vous avez plus de force physique et d’endurance qu’aucun humain, en plus de pouvoir encaisser n’importe quel coup. Véritablement, la guerrière ultime ! »

Pleurer n’étant pas possible, Edwige demeura prostrée dans une figure d’apathie terrible. Le silence mortifère qui suivit glaça le sang de tous les mercenaires.

Ludmila fit volte face et voulut s’enfuir, mais elle vit des murailles de ronces s’élever tout autour d’eux, encerclant la troupe autour de la fée qui, toujours reluisante et toujours nitescente, voletait fébrilement en faisant de petites pirouettes.

« Je vais exaucer un vœu pour chacun d’entre vous ! Au lieu d’essayer de partir sans saluer, ce qui est très malpoli, formulez donc votre souhait ! »

Ludmila tremblait de tous ses os.

« Je ne veux rien souhaiter. Je… je ne…

- Oh… vous voulez dire que vous souhaitez ne rien souhaiter ?

- Oui ! Oui, c’est ça. »

La fée regarda en l’air avec une moue dubitative, mais haussa ses petites épaules et dit. « Bon, pourquoi pas. »

Elle voleta autour de Ludmila qui fut aspergée de poussière dorée. La jeune femme ferma les yeux de peur, ne comprenant pas. Puis elle les rouvrit.

Et elle comprit immédiatement sa monumentale erreur. Le regard qu’elle posa sur le monde autour d’elle était différent de celui qu’elle avait toujours eu. Une lueur dont on ne remarquait pas la présence auparavant avait déserté définitivement ses yeux. Instinctivement, elle leva une main tremblante vers le vide, la rabaissa, et baissa la tête vers la tourbe.

Elle cessa de bouger. Le regard plongé dans la boue. Ses paupières ne clignaient plus. Son corps ne tremblait plus. Il ne s’en dégageait plus rien.

La fée se tourna finalement vers Eukôs.

« Et vous ? Que souhaitez vous ? »

Le mélinoéen tremblait si fort à présent que même son ample tunique et son masque ne dissimulaient pas l’angoisse terrible qui le déchirait.

« Je… »

Une idée fusa dans son esprit.

« Je souhaite… Je souhaite ne plus jamais voir de fée sur ma route et être hors de leur atteinte.

- Oh ? Presque dommage, mais si vous le voulez. Accordé ! »

La fée fit quelque pirouettes, mais Eukôs ne vit même pas la poussière qui lui cingla le visage. La fée disparut, volatilisée, de même que le mur de ronces.

Mais ce n’était que pour lui. Les autres virent la fée voleter au dessus de leurs têtes, affichant un beau sourire satisfait.

« Je suis heureuse d’avoir pu vous aider, humains. Même si je n’ai pas compris l’intérêt de tous vos vœux, je suis au moins heureuse de les avoir satisfaits. Maintenant il me faut partir ! Le royaume des fées m’attend. Nous nous reverrons peut-être un jour, enfin sauf pour votre ami masqué bien sûr. Au revoir ! »

Et la fée tournoya sur elle même avant de disparaitre dans un faisceau d’étincelles brillantes. Les ronces disparurent, l’effroi et le désespoir demeuraient.

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