Conception alchimique

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Dans le laboratoire rutilant, mon papa est occupé à assembler les différents composants d’une grande machine. Je fais les allers retours depuis les stocks pour lui apporter chaque pièce une par une, dans le bon ordre. Il grommelle et marmonne tout en fixant les principaux éléments avec un enthousiasme qui fait plaisir à voir.

« Ici une vis, ici une soupape… ici je soude, ici j’emboite… Ah, nous y voilà. »

Ça me fait sourire de le voir si absorbé par son travail. Il jongle entre ses appareils à visser, à souder, à coller et entre ses différents types de lunettes de protection. Et comme d'habitude, à chaque fois qu'il finit avec ses outils, il les laisse tomber en pagaille sur le sol, alors je me charge en même temps de les ramasser et de les ranger pour qu’il puisse les retrouver facilement quand il en a besoin l’instant d’après.

« Et voici ! La machine est prête ! Si mes plans sont exactes, plus rien ne fera obstacle à mes projets dantesques ! s’écrie-t-il.

- Professeur… »

Mon papa me demande toujours de m’adresser à lui comme ça. Ça me fait plaisir de voir la fierté sur son visage à chaque fois qu’on lui rappelle son titre.

« Professeur, vous oubliez le câble d’infusion galvanique de la section supérieure, dis-je en lui tendant le composant en question.

- Hein ? Ah, oui, non je n’oublie pas. Mais apporte moi aussi mon découpeur à décharge phlogistique. »

Je m’exécute docilement, et prestement. Quelques instants plus tard, une petite explosion résonne. Un souffle noir recouvre une partie de la pièce de suie. Mon papa a le visage tout noirci, et son chapeau haut de forme a été projeté à l’autre bout de la pièce. Avec un sourire, je lui lance :

« C’est mieux que la dernière fois ! »

Et je m’empresse d’aller lui chercher son chapeau. Tout en marmonnant, il me l’arrache des mains pour le renfiler sur sa tête. Je m’éloigne de quelques pas rapides comme il commence à remuer les bras en maugréant. C’est que mon papa a une stature imposante, un mètre et quatre vingt sept centimètres pour être précis, soit exactement 1,42 fois ma propre taille. C’est sans inclure bien sûr les nombreux accessoires qui lui rajoutent de l’aura. Les appareils mécaniques qui ornent son costume, les exosquelettes d’horlogerie dont les rouages sont incrustés dans le tissu même de sa redingote, son joli pistolet à silex décoré, ses montres à gousset et les boussoles fixées sur ses boutons de manchette. Sur son poitrail, il porte un écusson de son ordre d’alchimistes, une belle figure de lion vert dévorant un soleil grimaçant. Je trouve ce symbole joli.

Il vient d’enfiler son monocle-télescope qu’il règle finement pour observer l’état des soudures.

« Hmm, on va dire que ça ira. Apporte-moi les ingrédients maintenant !

- Tout de suite professeur ! »

La machine tremblote à présent. Son métal vibre avec un brouhaha qui rappelle l’orage. C’est étrangement une musique douce à mes oreilles, et je pense que pour mon papa aussi. C’est le signe que tout fonctionne comme il le devrait. La machine merveilleuse est en route.

Alors que je lui passe tour à tour les fioles, mon papa les introduit dans les ouvertures prévues et tourne les manettes ou actionne les leviers pour lancer les différentes procédures.

« Souffre décanté ?

- Voici, professeur !

- Mercure magnétisé ?

- Céans !

- Précipité de sirop aurifère ?

- Voilà !

- Extraits de spermiole modifiée ?

- Je l’ai !

- Solution de métaéthanol ?

- Vous avez oublié l’extrait de belladone hydrogéné, professeur.

- Oui, bon, ne casse pas les pieds. Allez, extrait de belladone hydrogéné…

- Ce n’est pas dans cet emplacement là professeur.

- Euh…

- C’est ici.

- Je le savais, je le savais. Tu m’as juste embrouillé. »

Mon papa est parfois un petit peu étourdi, mais c’est pour ça que je suis là. Il active l’une des pompes de la machine qui commence à drainer de l’eau et à chauffer pour lancer les véritables mécanismes de mixtion alchimique. C’est un prodige agréable à voir, mais mon papa, impatient, porte trop tôt la main au levier d’extraction.

« Professeur, la jauge ! »

Trop tard, il actionne le levier, et une brume intense de vapeur s’échappe de la machine, emplissant tout le laboratoire. Mon papa et moi nous commençons rapidement à tousser.

« Je ne vois plus rien ! Où est le compensateur plasmique !

- Ici professeur ! »

Dans le brouillard opaque, il se repère essentiellement à ma voix. Je tiens à deux mains le compensateur plasmique. C’est un objet qui m’a toujours paru fantastique. C’est un grand anneau qui émet un champs plasmique par lequel il maintient en son centre un échantillon d’alcahest.

« Ah, voilà. »

En tâtonnant il parvient à me prendre le compensateur des mains. Puis il s’essaye à introduire l’alcahest dans la machine, mais même sans le voir, je devine qu’il se trompe d’orifice.

« C’est dans l’entonnoir à votre droite professeur. Non, à droite.

- Je connais ma gauche et ma droite enfin ! Enfin, je crois…

- Voilà, c’est ici.

- Aha ! Enfin ! »

Une goutte d’alcahest et la réaction ne se fait pas attendre. Les systèmes rotatifs de la machine s’emballent, une couleur vive rayonne par la vitre d’observation centrale, et la vapeur d’eau se dissipe rapidement, comme soufflée en un éclair, et se fait bientôt remplacer par une brise odorante.

« Ahaha ! Le miracle du solvant universel ! Tout se passe exactement comme je l’avais prévu ! Plus personne ne contestera mon génie désormais ! »

J’applaudis. En effet, mon papa a de quoi être très fier. Après tout, c’est lui qui a conçu tout ce procédé tout seul, et les plans de la machine. Il arrive que sa mémoire lui fasse défaut, mais c’est bien pour ça que je suis là. Je sais que normalement il faudra attendre encore sept cent quarante trois secondes pour que tous les composants aient été fusionnés grâce à l’action de l’alcahest en une solution dite proto-extra-herméneutique à entéléchie vive. On devrait pouvoir constater l’apparition d’un mouvement de fission cytoplasmique durant tout le processus, et je trouve ça fascinant.

« Va donc me chercher mon déflagrant pulvérulent pendant que j’allume ma pipe. Je l’ai bien mérité.

- Mais professeur, la machine a rejeté des extraits de vapeur de métaéthanol ! Il faut attendre au moins un peu avant d’allumer une pipe ou ça peut exploser. »

Mon papa fait la grimace, mais je suppose qu’il comprend.

« J’aurai qu’à ouvrir une fenêtre ! Mais va quand même me chercher le déflagrant, celui de classe premium.

- Celui à base de nitrate de potassium, de sulfure raffiné et de matériaux organiques déphlogistifiés ?

- C’est ça.

- La 3f ou la 4f ?

- Euh… 4f.

- J’y vais de suite, professeur. »

Je vais chercher la poudre qui est contenue dans une série de petits tubes par doses savamment calculées pour contenir 0,90 grammes. J’apporte la série de tubes à mon papa en lui faisant un sourire. Il prend la poudre négligemment et la range dans une poche de sa redingote.

« Bien.

- Puis-je regarder dans le hublot de la machine, professeur ?

- Si ça te fait plaisir. »

Avec une excitation non contenue, je me penche au plus près de la machine. Dans le hublot, on aperçoit une portion de liquide verdâtre qui semble contenir une forme blanchâtre mouvante. Je sais désormais que c’est le sujet lui même, et la fission cytoplasmique est tout à fait observable alors que ses composants se répliquent selon un schéma parfait. Chacun de ses mouvements me parait merveilleux. Très vite, dans ce qui n’était qu’une masse blanchâtre informe, se dessine une silhouette. Je me surprend à pencher ma tête pour la suivre du regard comme elle ondule dans son liquide. Ça me rappelle des souvenirs de mes premiers instants.

« Fabuleux ! m’écrie-je.

- N’est-ce pas ? Je ne suis pas le plus grand alchimiste du monde pour rien. »

Je sens mon papa se rapprocher derrière moi. Il est en train de préparer un autre de ses appareils.

La silhouette dans la machine ouvre les yeux. Elle est toute petite. Son regard croise le mien. Je sais qu’elle comprend instantanément tout de moi. C’est comme ça que fonctionne la science infuse.

« Cet homoncule devrait être bien plus réussi que le premier. » déclare mon papa en ricanant.

Machinalement, je hoche la tête.

« Moins fatiguant, moins pédant, et plus efficace que le précédent ! » rajoute-t-il, une pointe d’énervement dans la voix.

Je comprend bien, puisque j’ai la science infuse, qu’il essaye apparemment de provoquer une réaction chez moi. Mon papa a beau être un très grand savant, le plus grand du monde peut-être, il a parfois une mauvaise mémoire. Il devrait savoir que je ne ressens pas ce type d’émotions.

Je sens le canon de son pistolet se poser contre ma tempe.

« Bon, l’expérience se passe correctement ?

- Parfaitement, professeur. Le nouvel homoncule sera prêt à sortir de son liquide de conception d’ici neuf minutes, et atteindra sa taille finale dans exactement 3 heures 47 minutes et 26 secondes.

- Parfait. »

J’entends le chien s’actionner, le silex frapper la cuillère et la détonation. Papa a décidé de faire de la place.

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