Le chevalier renégat (1/4)

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On avait découvert les vestiges de la Barde dans une ancienne ruine cyclopéenne de Clasyria. La planète quasi désertique avait été vidée de sa population voici des siècles, et le petit groupe d’anarchistes et de relaps avait décidé d’y trouver refuge pour faire profil bas après le désastre de l’opération sur la station Neuerstern.

C’est Amine qui, le premier, avait repéré les motifs étranges gravés sur l’une des structures cyclopéennes, couverte de poussières ocre. Le sable de fer couvrait par tempêtes successives les ruines silencieuses, mais pas assez pour faire totalement disparaitre l’ancien idéogramme pré-impérial. Amine, Alia, Amrita et Zénon s’étaient tout quatre portés volontaires pour aller explorer le bâtiment pendant que les autres prenaient les dispositions pour créer un campement vivable à l’abris des superstructures. Pour pénétrer dans l’entrepôt titanesque, de plusieurs centaines de mètres de haut, le groupe avait dû rivaliser d’ingéniosité, essayer de multiples issues qui étaient toutes inutilisables, essayer en vain de se connecter à des circuits délabrés que les ouragans de rouille avaient encrassés au-delà du concevable, et grimper grâce à des poulies magnétiques jusqu’à des altitudes dangereuses. Quand finalement, les quatre casse-cou avaient réussi à pénétrer dans la superstructure délabrée, ils avaient pu passer tout l’intérieur au scanner et avaient halluciné en réalisant qu’ils étaient dans un antique entrepôt de la chevalerie. Là, dans la pénombre secrète de la bâtisse, les rayons de leurs scanners avaient détecté la silhouette gargantuesque du monstre mécanique qui y sommeillait, probablement depuis des générations, immobile, debout, rouillé et démangé par endroits, mais toujours aussi terrifiant.

La Barde identifiée, le groupe d’anarchistes s’était empressé de tailler au laser un accès plus pratique au bâtiment. Tout le monde était entré, les uns après les autres, pour voir la trouvaille d’Amine, Alia, Amrita et Zénon, lesquels s’étaient empressés de taguer leurs noms avec la mention « veni vidi graffiti » sur l’un des pieds immenses de la Barde. Dans le flux des visiteurs, Cornelius, l’hérétique, se détacha pour exécuter un rituel bien à lui, bénissant la machine titanesque avec des hosties en pâte de sucre et de l’eau de vie bénite pour que cette arme apporte aux anarchistes la victoire sur le Kaiserreich et sur l’Église Terrienne. Puis, une fois que tout un chacun se fut amusé, on s’attaqua aux choses sérieuses.

Alors qu’on pensait devoir faire profil bas, un message fut envoyé aux contacts extraplanétaires que les anarchistes pouvaient avoir. Le réseau se mit en branle, une portion entière de galaxie se relayant, directement ou clandestinement, pour transmettre l’information à tous les ennemis du Kaiserreich. Les radios anarchistes, les enveloppes passées sous le manteau dans les réserves raciales, les messages satellites interstellaires cryptés…

Au bout d’un mois et quelque, les anarchistes de Clasyria avaient reçu une réponse de la part de leurs alliés. On comptait sur eux pour sécuriser la Barde et la remettre autant que possible en état, on leur ferait parvenir sous peu un chevalier pour la piloter.

Le groupe n’avait pas attendu la réponse pour se mettre au boulot. Comme des alpinistes, ils avaient grimpés sur chaque mètre carré de la surface du colossal monstre de métal pour en scanner chaque recoin et mesurer l’état de ses systèmes. Le tas de boulon était fortement endommagé, mais sa structure tenait curieusement bien le coup malgré les innombrables pièces défaillantes, rouillées, fragilisées ou totalement rongées par l’entropie. Le corps du mécanisme géant se tenait toujours droit, dans une posture belliqueuse, comme s'attendant à n’importe quel instant à ce qu’on le réveille pour croiser le fer avec ses anciens ennemis.

La Barde était un colosse vaguement humanoïde de deux-cent mètres de haut, une mégastructure métallique constituée d’un alliage anormalement léger. Là où sa peinture réfléchissante anti-chaleur avait été arrachée par le temps, on pouvait voir sous les couches de poussière que le métal luisait d’un bleu clair opalin, constellé de minuscules pores noirs qui rayonnaient d’un blanc éclatant quand on y pointait la lumière d’un projecteur de chantier. Ses plaques de blindage alvéolaires avaient plusieurs mètres d’épaisseur, parcourus de tuyaux de refroidissement figés et coagulés comme des artères mortes. Sa main droite tenait une épée immense dont la lame, large comme un camion mais absurdement fine dans l’épaisseur, était forgée dans un métal noir qui jetait des reflets irisés. Sa main gauche se terminait par tout un système bien plus complexe qui ressemblait à une sorte de pistolet à canon court, en entonnoir, précédé par des mécanismes incompréhensibles, à la limite de l’ésotérique, qui occupaient tout l’espace de l’avant-bras. Les épaules larges de la Barde soutenaient toute une forêt de canons plus petits, une batterie d’artillerie soutenue par des tourelles antipersonnelles automatiques, commandées par d’anciens algorithmes de défense contre les tentatives d’assaut par l’infanterie.

On commença par retirer tout ce qui était en trop mauvais état pour être rectifié, tout en faisant des moules virtuels de chaque pièce. Les ouvriers amateurs préférèrent ne pas toucher aux éléments les plus pointus du système de synchronisation synaptique, mais se permirent rapidement de faire des plans pour refaire la carrosserie de leur poulain ainsi que pour remettre ses armes en état de marche. Sylvain, le programmeur hérétique de la bande, brisa le tabou ultime en intégrant une IA à réseau neuronal dans le système des tourelles de défense, une hérésie que même Cornelius eut du mal à avaler, mais tous acceptèrent l’idée pour optimiser les aptitudes de la Barde. Dans l’idée d’offrir à chacun la liberté d’apporter sa pierre à l’édifice, on donna à chacun une zone dévolue pour y laisser libre cours à toutes ses envies.

Quand les anarchistes reçurent de la part d’un bienfaiteur, Heynkell Mühlenreich le baron félon, un stock conséquent de matériaux, ce fut le début d’un déchaînement de créativité. Le nouveau blindage rafistolé eut droit à d’innombrables améliorations esthétiques qui formèrent bientôt un patchwork de références et de sensibilités diverses. Cornelius l’hérétique et Ornando le prélat apostat, parsemèrent le titan de symboles religieux détournés, avec des croix empâtées et obliques accrochées en aplats de métal sur la surface autrement lisse du titan et gravées de formules d’apostasie. Les athées de la bande rivalisèrent d’imagination, les logomanes tatouèrent au laser des formules de novlangue et des slogans en binaire, tandis que d’autres contrebalançaient astucieusement les symboles religieux avec des logos occultes ou apotropaïques : des pentagrammes, des mains à deux pouces, des têtes de morts ou encore des phallus et des vulves stylisées. Acropal, un anarchiste plus hargneux que les autres, dessina à la bombe sur le buste de la Barde un portrait scabreux du Kaiser lui même, pendu à un gibet, la langue pendante et de la merde lui dégoulinant de ses chausses. Altairine, une anarchiste plus raisonnable mais pas moins zélote, couvrit l’autre côté du buste d’un grand "A" volontairement dégoulinant. Les plus jeunes, eux, s’amusèrent avec des formules toutes faites, des dessins simplistes de visages tantôt furieux ou tantôt hilares, et des jeux de mots de l’acabit d’un « avec ma Barde, ça va barder ! ». D’autres, moins badins, pour beaucoup des rescapés des réserves eugénistes du Kaiserreich, avaient griffonné de petits mots à peine visibles, des promesses de vengeance, des appels à se souvenir, ou, souvent, des listes de noms de ceux qui n’avaient pas réchappés aux camps.

Toutes ces touches personnelles qui étaient comme autant de signatures sur ce vaste travail collectif des anarchistes se faisaient par dessus une peinture toute nouvelle qui alternait entre rouge vif, blanc et un ocre choisi spécialement pour rappeler celui des tempêtes de rouille de la planète sur laquelle on avait retrouvé la prodigieuse machine.

Les canons secondaires de la Barde avaient été remis en marche, et on avait pu opérer à quelques tirs de tests. On avait imprimé les visages de quelques figures politiques du Kaiserreich sur des pantins de fortune qu’on avait ensuite oblitéré à coup d’obus, de laser ou de boulets magnétiques. On avait ri, et on avait fait la fête dans le hangar.

Au bout de quatre mois supplémentaires, la navette arriva avec le chevalier renégat. Toute la communauté d’anarchistes se rassembla pour voir arriver le personnage, avec une curiosité qui ne se départait pas d’un soupçon d’anxiété. La plupart des anarchistes n’avaient jamais aperçu un chevalier autrement que de très loin, et c’étaient presque toujours des chevaliers au service du Kaiser.

Rupert émergea de la navette, accompagné par un grand froissement de mécanismes. Des cliquetis et des tintements électroniques le précédaient et le suivaient dans une cacophonie absurde. Escorté par quatre écuyers de fortune, des experts de la technologie des chevaliers, Rupert émergea au grand jour, un sourire goguenard sur les lèvres, le haut de son visage englouti sous la visière fumée de son casque protecteur. Les anarchistes furent globalement rassurés en même temps que déçus en le voyant. Il était aux antipodes des chevaliers impériaux que la propagande eugéniste du Kaiser mettait en avant. Sa peau était noire, d’un noir profond, presque charbonneux. Son corps était trapu et courbé, croulant sous le poids de ses implants de chevaliers. De lourds câbles mécaniques jaillissaient de son crâne, de sa nuque, de son dos et de ses bras, mais aussi, plus surprenamment, de son ventre et de son torse, laissant voir des morceaux de sa peau mat fusionnée au métal gris argenté. Le reste de son corps était engoncé dans un scaphandre couleur fer badigeonné par endroits d’une peinture rouge dégoulinante qui dessinait des symboles anarchistes grossiers.

À la vue de la foule de curieux assemblés pour l’accueillir, il leva une main dans un geste qui dissimulait mal combien ce seul mouvement lui était pénible, et il lança en ricanant presque :

« Salut la compagnie ! Qu’est-ce qui vous arrive ? J’ai un truc sur la tronche ? »

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