Le chevalier renégat (3/4)
Les appareils de mesure pépiaient joyeusement. Rupert sourit en observant le diagnostic.
« Vous avez réparé les circuits de refroidissement à ce que je vois. Très bien. Et l’alimentation en énergie bien sûr, ça a l’air fonctionnel, mais je pense qu’on va quand même remettre des matériaux plus récents, par pure mesure de sécurité. Pour le réseau synaptique, le diagnostic indique quelques dérèglements mineurs, mais il ne faut pas les prendre à la légère. On va remplacer tout ça par des câbles neufs. »
Leurs mesures effectuées, ils remirent l’ascenseur en marche. Il leur restait presque une centaine de mètres avant d’arriver à la tête du colosse.
« Vous pilotiez quelle Barde ? » demanda soudain Amrita.
Rupert s’éclaircit bruyamment la gorge avant de répondre en appuyant bien ses mots pour la corriger :
« J’étais armé de la Barde nommée Feuerwand. Elle était transmise de génération en génération dans ma famille depuis l’Argmageddon.
- Le nom me dit quelque chose, intervint Amine.
- C’est possible. Elle a été hélas abattue et prise par les impériaux après que j’aie croisé le fer avec le chevalier Siegfried.
- Siegfried ? J’ai déjà entendu ce nom là aussi. C’est quand même pas celui auquel je pense, si ?
- Si, c’est bien lui. Siegfried l’invincible. Il est connu comme étant armé de la Barde Geistklinge. C’était l’adversaire le plus terrible que j’aie jamais eu à affronter. Si je suis en vie, c’est uniquement parce qu’il l’a voulu.
- Comment ça s’est passé ? Dites-nous ! »
Peut-être inconsciemment, la main droite de Rupert décrivait de petits mouvements souples, comme s’il mimait son épée.
« C’était pendant le siège de Kaarth, l’une des cités coloniales de Hohenturm. J’avais déjà combattu parmi les anarchistes pendant six ans et remporté quatre victoires en duel contre les chevaliers du Kaiserreich. Ce jour là, la bataille s’était engluée dans un déferlement de fer, de feu et de sang. Soixante millions de fantassins étaient montés à l’assaut de nos positions en une seule journée. Si nos forces ont tenu bon, c’était uniquement parce que les impériaux manquaient de matériel lourd. Alors ils ont déployé les chevaliers. In extremis, j’ai été conduit sur la zone de front à bord d’un véhicule blindé. Là, on m’a branché au système synaptique. Je me souviens de la pénombre du tank et de l’odeur moite qui saturait mes narines au moment où l’on a activé la connexion. C’est toujours un processus douloureux. Tellement douloureux. Pourtant depuis, je ne peux pas m’empêcher d’y penser avec nostalgie. Ça me manque tellement de pouvoir être dépouillé de ma chair humaine en un seul frisson de douleur pure. Cesser d’être ce corps que je déteste tant via le simple branchement de quelques câbles et l’activation du système télésynaptique. »
Un silence glacé se fit dans l’ascenseur. Rupert eut un rictus effrayant, tandis qu’une certaine gêne envahissait ses interlocuteurs.
« S’incarner dans une Barde est dangereux. Mes précepteurs comparaient ça à faire tenir en équilibre un œuf sur le fil d’un sabre. Si on se déconcentre, il tombe et se brise, mais instinctivement on ne peut pas se départir de la peur irrationnelle qu’en forçant trop sur la lame on fasse se rompre la fragile coquille. »
Il leva une main en direction de la Barde gigantesque qui s’étendait sous leurs yeux.
« L’esprit humain n’est pas fait pour s’incarner dans ça. C’est si immense, et si complexe, qu’on se sent écartelé, à la limite du déchirement. Quand on débute, il n’y a rien de plus terrifiant au monde, et à juste titre. On ne compte pas les débutants pour qui le déchirement a été littéral. Mais quand on est accoutumé, ce sentiment d’être au bord d’un précipice devient grisant. Ça me manque tellement de sentir mon âme se distendre ainsi. De me sentir grandi et étiré jusque dans l’essence de mon être… »
Il serra les dents pendant une seconde.
« L’odeur du tank… a failli me tuer. Quand on se synchronise avec la Barde, on conserve les sens du corps humain, mais on doit se concentrer uniquement sur les capteurs sensoriels de la machine. Celles-ci sont même équipées de synthétiseurs vocaux pour que l’on puisse s’exprimer. Si on est trop brutalement ramené à son corps humain pendant qu’on est dans la Barde, c’est un coup à se faire déchirer en lambeaux. Dans ces cas là, si on y survit, on finit en légume jusqu’à la fin de ses jours. Comme le véhicule où on m’avait installé sentait fort, ça a failli m’arriver, mais je me suis repris. Comme lors de toutes mes batailles précédentes, je me suis concentré sur l’image que j’avais de moi, Feuerwand, le duelliste à la targe crépitante et à la rapière fulgurante. Ma Barde était faite pour le duel. Les batteries de canon qui hérissaient mes épaules et mon dos n’étaient là que pour distraire l’infanterie, moi ce que je cherchais c’étaient les chevaliers adverses, et il me fallait les détruire.
Dès le début, les impériaux étaient attirés par la splendeur et la richesse de mon blindage et de mes armes. À peine avais-je mis les pieds sur le champs de bataille qu’on lançait des grappins sur ma structure. Je piétinais les soldats impériaux à chaque pas en m’élançant au milieu de leurs rangs, mais il y en avait quelques intrépides pour grimper sur moi. J’admire presque le courage qu’il faut pour escalader un colosse en métal de près de deux cent mètres de haut, en marche, et le tout dans un déchainement d’obus. Heureusement, les quelques intrépides ont été accueillis par les baïonnettes de mes troupes de défense. Les braves.
Ce jour là, j’ai remporté une victoire contre un jeune chevalier. Je ne l’ai point vu, mais je subodore qu’il était jeune au vu de comment il a fini… Sa Barde était un monstre trapu portant affiché sur son thorax hyperblindé, en jolies lettres gothiques, le nom de Dunkelzermahler. Il maniait à deux mains un marteau générateur d’ondes de choc, une arme redoutable entre des mains expertes, mais pas dans les siennes. En quelques feintes, j’ai sans peine détourné la plupart de ses attaques pour qu’il pulvérise ses propres troupes. Puis d’une botte experte, j’ai fait mine de le désarmer. J’ai ressenti aux vibrations erratiques du métal qu’il approchait de la panique, et j’ai alors lancé une série de feintes qui l’a achevé. Je n’ai même pas eu besoin d’endommager la Barde. Après avoir fait mine de lui asséner plusieurs coups, j’ai entendu ses synthétiseurs vocaux s’emballer dans un cri de panique et de douleur, puis un silence. C’est la méthode que j’utilise quand j’identifie un débutant, mais ça marche parfois même avec un vétéran. La terreur de voir ou de ressentir son corps se faire détruire, même quand on sait que ce n’est qu’une machine, provoque une terreur si sourde que beaucoup voient leur synchronie brisée et meurent sur le coup ou sont mis hors de combat. L’avantage de cette technique, c’est qu’on peut capturer la Barde adverse intacte, et s’approprier ses précieux matériaux.
J’étais fier de ma prise, quand je l’ai vu arriver. Il s’est manifesté sans subtilité en lançant vers moi la tête décapitée d’une autre Barde. La tête de métal a eu beau écraser des dizaines de ses propres fantassins, ce cinglé n’en avait cure. Il avait fait ça pour que je comprenne immédiatement à quel genre d’adversaire j’avais affaire. »
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