Le chevalier renégat (4/4)
« Capturer une Barde ennemie en bon état, c’est une des priorité pour tout chevalier, mais lui se sentait tellement au-dessus de tout ça qu’il se permettait de mettre en pièce ses ennemis vaincus juste pour se pavaner. C’était un démiurge. Le genre à remporter plusieurs duels dans la même journée sans même se sentir inquiété. »
Rupert eut un long soupir, les dents serrées, comme si le seul souvenir lui causait une douleur physique. Puis il reprit :
« Geistklinge… est peut-être une Barde parfaite dans sa simplicité. Son métal est d’un bleu pâle pur et lisse qui lui donne un je ne sais quoi d’évanescent… de macabre même. Sa tête ressemble elle même à une lame sans visage. Elle est armée, en plus de ses quelques petits canons, d’une longue épée bâtarde qu’elle tient la majeure partie du temps à une main, tandis que sa main gauche pourvue de longs doigts finement articulés… ne porte aucune arme.
Il m’a pointé de sa lame et m’a solennellement provoqué en duel. J’ai relevé le défi, je n’avais pas le choix. Je dois dire que je n’ai jamais vu un chevalier avoir une telle maitrise sur sa Barde, c’est à dire que je n’ai jamais vu une Barde se mouvoir avec tant de vitesse et de fluidité. Le moindre de nos mouvements doit être calculé, programmé, et lentement, péniblement exécuté malgré l’ampleur absurde du corps robotique du mastodonte, tout en se concentrant pour ne pas perdre la synchronie… normalement, nos mouvements sont au moins relativement lents, mais même moi qui me vantais d’être un duelliste fulgurant, j’étais stupéfait par la rapidité et la complexité des mouvements de ce chevalier. Il esquivait tout. Il virevoltait presque dans un immense froissement de métal. Il feintait si vite que je ne pouvait pas ignorer l’angoisse qui montait en moi, et plus je devenais anxieux, plus je savais qu’il pourrait en profiter pour rompre ma synchronie. Alors j’ai décidé de presser l’offensive, mais il esquivait, se repositionnait, reculait, et me provoquait par des railleries.
Quand finalement, j’ai voulu donner le tout pour le tout, dans une attaque combinée de toutes mes armes. Mon lance plasma de proximité, dont le tir l’a frôlé, a paru provoquer une hésitation. J’en ai profité pour me fendre à mon maximum avec ma rapière.
Mais il m’avait dupé, avec une astuce et une technique que je n’avais jamais vu chez aucun chevalier. Il… il m’a fait un croche pied. J’ai perdu l’équilibre, et en même temps que je sentais ma Barde basculer, je sentais le sol trembler sous moi, le véhicule vibrer sous les pas des géants, et cette fichue odeur moite. »
Rupert tapota du poing sur le casque de son scaphandre, comme si ce qu’il allait dire était complètement fou.
« Il m’avait ramené, sans que je m’en aperçoive, jusqu’à… moi. J’ignore comment, mais tout en m’affrontant, il avait repéré le véhicule non loin où était camouflé mon corps. Il a poussé le sadisme au maximum, il m’a fait basculer de sorte à ce que je comprenne avec tous mes sens, ceux d’humain et ceux de la Barde, que j’allais m’écrouler sur moi même.
J’aurai dû paniquer. Même un vétéran comme moi se serait décomposé dans une situation pareille. Ironiquement, ce qui m’a sauvé la vie, c’est d’avoir reconnu mon infériorité et d’avoir accepté que j’allais mourir à cet instant. Je me suis simplement relâché, j’ai réduit au maximum la tension qui me déchirait… et je me suis… auto-inhibé ? Je crois qu’on peut dire ça. J’ai cessé de ressentir quoi que ce soit. Je me suis juste mis à attendre que je meure. Mais je ne suis pas mort. Geistklinge me tenait. Mes deux pieds ne me soutenaient déjà plus, mais la main de Geistklinge m’empêchait de terminer ma chute. J’ai eu un léger mouvement de tête, alors que je ne comprenais même pas encore ce qui se produisait. Il a émis un léger son, comme une sorte de sifflement de surprise. Et il a dit : “Oh, vous n’êtes pas si mauvais finalement."
Et en même temps, d’un mouvement preste de son épée, il a décapité ma Barde. Il a tranché la tête de Feuerwand, puis ses bras, l’un après l’autre, et il a fait rouler le corps en direction des lignes impériales. Les soldats du Kaiserreich se sont précipités sur la carcasse pour la mettre en pièce et massacrer l’équipage défensif. Ils ont aussitôt commencé à dépiauter ma Barde familiale. Siegfried n’a même pas fait mine de les arrêter pour revendiquer les précieux composants. Rien.
Mais il m’a laissé m’échapper. Il aurait été si facile pour lui de piétiner le char dans lequel je me trouvais, ou de nous tirer dessus avec ses canons secondaires, mais à la place il a laissé le véhicule redémarrer et se replier pendant qu’à l’intérieur on me débranchait du système télésynaptique. »
Affectant de sourire d’un air faussement badin, Rupert remua les bras dans un geste comique qui fit frétiller les innombrables câbles en métal qui sillonnaient tout son corps.
« Je n’ai gardé, par chance, presque aucunes séquelles mentales, mais le choc du démembrement a été tel que maintenant mon corps refuse catégoriquement d’être tout à fait coupé de la plupart de ces câbles. La seule perspective de les séparer de mon organisme me provoque une douleur physique. En fait, c’est littéralement devenu des organes à part entière, avec leur kinesthésie et leur système nociceptif. Quand on les effleure, mon cerveau pense qu’on triture mes entrailles, et réagit comme si c’était une agression. Depuis, disons que je me sens un peu lourd à me trimballer tout ça partout, mais je n’ai pas le choix. »
Ils parvinrent enfin au sommet de l’ascenseur. Le récit avait autant répondu aux questionnements des deux anarchistes qu’il les avait glacé. Amine et Amrita se sentaient incapables de prononcer mot. Le chevalier et ses écuyers s’avancèrent sur la plateforme supérieure en activant derechef leurs scanners.
« J’aime sa tête ! » fit Rupert sur un ton guilleret qui ne faisait que causer d’autant plus d’effroi.
La tête de la Barde ressemblait à un casque en salade orné de plusieurs logos anarchistes noirs et pourvu d’une unique fente d’où se dessinait comme un écran blanchâtre un filin de diodes blafardes. Les appareils de diagnostic des écuyers tintaient doucement au fur à mesure de leur analyse, tandis que Rupert contemplait le monstre de métal, en extase. Ses mains remuaient toutes seules, discrètement, et il répétait en un murmure.
« Oh, comme j’ai hâte de croiser le fer à nouveau. Croiser le fer… croiser le fer… »
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