Le jeu le plus dangereux (mais pour qui ?)1/3
(Cette nouvelle est coupée en trois chapitres.
Je vous assure que j'essayai de faire quelque chose de court à la base.)
* * *
La saison estivale approchait, le temps se faisait clair et lumineux. La ville était embrumée des relents de charbon et de vapeur, mais depuis les hautes tours de métal précieux où résidait la noblesse l’on pouvait distinguer un ciel bleu et dégagé qui augurait le meilleur pour un voyage en aérostat.
La comtesse Inanis von Stolzberg avait profité de ce que le temps soit dégagé pour avancer son départ en vacances. Elle était si impatiente qu’elle en tremblotait en enfilant sa tenue de voyage : une robe de lin souple, pourpre et anthracite, qui s’ouvrait à l’avant pour ne pas gêner le mouvement ; cuissardes et gants longs de cuir noir, solide mais élégant ; épaulettes rembourrées festonnées de carmin et chapeau noir fleuri piqué d’une unique plume de vautour.
Elle s’en alla retrouver son amie très chère, la marquise Elayne Llangollen de Latterswick. Cette dernière avait revêtu pour l’occasion un costume gris acier au long col complété par des galons d’argent et un chapeau haut de forme d’un noir de nacre.
Les deux amies s’étreignirent avec affection avant d’échanger sur toutes les dernières nouvelles. Elles ne s’étaient point vu depuis des semaines, et après quelques potins elles en vinrent rapidement à discuter de leur villégiature qui se préparait, l’une comme l’autre ne se tenant plus d’impatience à l’idée de découvrir le petit ilot de tranquillité que la comtesse leur avait dégotté.
Tout en se dirigeant vers l’aérodrome, elles rencontrèrent leur ami le baron Horatio Tallemant Feltrinelli, qui se joignit à elles pour former enfin le trio au complet. Le baron portait sa tenue fétiche, un ensemble vermeil dont le monochrome n’était tranché que par une chemise pourpre et une cravate couleur or. Ses épaules étaient encadrées par une longue cape rouge, et entre ses mains gantées du même rouge il tenait une canne de métal carmin.
Les trois aristocrates embarquèrent alors à bord du zeppelin de la comtesse. En quelques instants, ils avaient appareillé, et tandis que sous eux défilait la masse fade de la ville polluée, la comtesse leur tint un discours sur l’île privée dont elle avait fait l’acquisition.
« C’est, dit-elle, un havre pour les gens de notre espèce. Un endroit spacieux mais clos, inaccessible par autrui, inconnu du plus grand nombre, absent des cartes... C’est un morceau de nature subtilement aménagée. Nous y trouverons tout ce dont nous avons besoin. Une villa paradisiaque y accueille tout le matériel pour nos activités, mais elle ne pollue pas l’espace naturel hostile et inviolé de l’île elle même. L’île, justement, est une cage verdoyante, l’écrin d’une forêt splendide et sublime dans toute l’horreur de la chose. Sous ses frondaisons grouillantes se cache une myriade de pièges et une faune féroce, un environnement rêvé pour la chasse. Mais ne vous y trompez pas, nous ne chasserons que le gibier le plus dangereux de tous ! »
Et sur ces paroles, les trois amis festoyèrent dans la grande salle de bord, qui paraissait étrangement vide avec pour seul public le cercle très fermé des amis de la comtesse. L’équipage et le personnel de bord était réduit au minimum, afin que le moins grand nombre de témoins possible soit au fait de l’existence de l’île.
Dès avant leur arrivée, l’excitation et l’impatience des trois larrons était devenue presque palpable. Ils débarquèrent avec le minimum de bagages, l’essentiel ayant déjà été placé sur l’île. Une fois le zeppelin reparti, leur seul contact avec la civilisation serait un télégraphe sans fil.
La villa était sise au sommet de la plus haute colline de l’île, mais elle était si bien encerclée d’arbres noueux qu’on ne distinguait même pas la plage. Les bruissements de centaines de bêtes de tailles et de formes aussi variées qu’inquiétantes résonnaient dans la forêt, mais la Villa en elle même était si parfaitement entretenue qu’elle en paraissait presque irréelle dans cet environnement hostile. C’était un diamant de confort et de luxe, splendidement décoré de moulures dorées et de vitraux cramoisis.
Mais la meilleure part était cachée à l’intérieur sur les multiples étages qui s’enfonçaient dans la colline. Là, se cachait le matériel, les nombreuses tenues de rechange, les victuailles, et les invités surprise qui les attendaient.
Le soir même de leur arrivée, l’une d’entre elle fut conviée à dîner avec le trio d’aristocrates. C’était une jeune femme des plus modeste, qui se sentait si chanceuse de festoyer avec des ressortissants de la plus haute noblesse qu’elle en resta sans voix pendant tout le repas.
Des mets de choix se succédaient. La jeune femme s’empiffrait sous le regard satisfait du trio. Ceux-ci discutaient de leurs précédentes vacances, et de leurs palmarès en matière de safari. Le baron Feltrinelli se vantait d’avoir abattu un rhinocéros d’une unique balle, mais déplorait que l’animal ait été stupide au point de charger droit sur lui et de loin en sus, ce qui lui avait laissé tout le temps d’ajuster son tir.
« Si la bête avait eu la jugeote qu’on attend de celui qui se sait chassé, elle aurait patienté, rusé, et se serait embusquée jusqu’à pouvoir exploiter sa propre force de manière efficiente et retourner la traque. Ah, que les choses eussent été intéressantes, alors. »
Elayne Llangollen de Latterswick intervint avec sa propre anecdote sur la fois où elle avait chassé le puma. L’animal avait du répondant, et même de la ruse. L’un de ses valets avait même failli être égorgé par le fauve.
« Hélas, ce n’est pas une proie assez téméraire pour que le combat en vaille la peine. Face à la détonation d’une arme à feu, il prend peur, même si en vérité il aurait l’agilité, la ruse, et la force d’attaquer malgré tout et de s’en tirer. Au final, la traque a été vaine, car après quelques coups tirés dans le vide, le fieffé félin n’a plus osé se montrer et a quitté la région. »
Ses comparses acquiescèrent, pendant que l’invitée surprise se resservait un verre de millésime. Inanis von Stolzberg prit la parole d’un air grave :
« Nous autres chasseurs avons tous été confrontés à ce problème. Le plaisir de la chasse ne vient pas du simple acte de tuer comme un vulgaire boucher à l’abattoir. Non ! Il vient de la confrontation, du défi, de ce sport qui n’est pas qu’un sport. »
Elle désigna avec son verre les trophées qui décoraient la salle de banquet. Une pelisse de renard, clouée de manière presque barbare au dessus du chambranle d’une porte, fut la première à attirer son attention.
« Déjà alors que j’étais petite fille, je me passionnais pour la traque du renard. Le renard est un carnivore futé et véloce, mais la traque est faite de telle sorte qu’il n’ait aucune chance de s’en tirer. Il a beau avoir des dents, le renard est incapable de riposter face à un chien. Il ne se bat pas d’égal à égal. Alors il se cache et use de mille ruses. Pourtant, dès qu’on l’a acculé, il est fait comme un rat. Le goupil devient l’égal d’un rongeur impuissant que les limiers égorgent et rapportent sans peine à leur maitre. »
Elle désigna ensuite une tête de cerf qui décorait somptueusement un mur au papier peint ambré.
« Le cerf est moins rusé, mais plus endurant. Plusieurs morsures de chiens et parfois même plusieurs cartouches dans le corps ne suffisent pas toujours à ralentir ces animaux vigoureux. Un cerf ne se résigne jamais. Il a la rage de vivre, et c’est peut-être ce qu’il y a de plus excitant à traquer. Il n’a pas la ruse du renard, mais il a bien plus d’abnégation. Même une fois à terre, il ne se laissera pas mourir avant qu’on lui ait tranché la gorge. Mais au final, qu’il tombe ou qu’il s’échappe, on se lasse de cette sensation d’être un prédateur tout puissant. »
Elle désigna enfin une tête d’ours empaillé supportée par une splendide commode ouvragée dont les motifs semblaient continuer le corps de l’ursidé.
« Le frisson de la chasse n’est rien sans le frisson du danger. C’est savoir que votre proie peut se retourner contre vous qui rend la chasse si excitante. J’ai mené cet ours dans un piège, après une longue traque pour l’affaiblir, puis je l’ai tué au corps à corps avec un kukri. »
Elle mima le mouvement, comme si elle se revoyait poignarder l’animal dans le cœur.
« Mais cette traque m’a convaincue que je ne trouverai guère d’animal à même de me satisfaire. Tout au long de celle-ci, tout s’est passé de manière… tristement conforme aux prévisions. Jusqu’au dernier instant je n’ai pas un seul instant douté de ma réussite. L’ours n’a évité aucun de mes pièges. Tous mes stratagèmes pour l’affaiblir et l’épuiser ont fonctionné sans accrocs. Pas une fois la bête n’a fait quoi que ce soit qui aurait pu retourner la situation. »
L’invitée finissait son verre, les yeux rivés sur la comtesse en faisant semblant de comprendre. L’intéressée continua, un rictus joyeux se dessinant aux abords de ses lèvres :
« Mais aujourd’hui, j’ai trouvé la cause de ma frustration, et la solution s’est imposée comme une évidence. Sur cette île se trouve tout ce dont j’ai toujours eu besoin. Ce dont nous avons toujours eu besoin ! J’ai organisé la chasse ultime, ce que personne avant moi n’avait osé faire, et je vous propose à tous de participer à cette traque grandiose ! »
Les regards se tournèrent tous vers la jeune femme anonyme, qui s’essuyait la bouche, l’air repue. Voyant que l’attention était sur elle, elle osa demander :
« Et… donc, en quoi ça va consister cette chasse au… vous chassez quoi déjà ? »
La comtesse songea que si son invitée était si bête, les choses s’annonçaient peut-être mal. Mais elle ignora cette pensée et répliqua sans circonvenir :
« Nous traquons le gibier le plus dangereux qui soit. Le plus rusé ! Le plus déterminé ! Le plus meurtrier ! Aujourd’hui, nous traquons l’humain !
- Qu… Quoi ? Des humains ?
- Quoi ? La question devrait plutôt être… qui ?
- Et… qui ?
- Vous ma chère ! »
Dans un geste théâtrale, la comtesse actionna un levier, et la grande porte de la villa s’ouvrit dans un grondement mécanique, révélant une allée sombre qui menait droit à la forêt couverte par une chape de nuit.
« Nous vous accordons gracieusement quelques minutes d’avance. Filez si vous voulez vivre ! Ne vous laissez pas attraper ! »
Elle dégaina un kukri qu’elle avait à la ceinture et, réfrénant un ricanement, ajouta :
« Car nous chassons pour tuer ! »
Dans un frémissement de terreur, la jeune femme dévisagea chacun des convives dont les sourires carnassiers ne laissaient plus aucun doute. En tremblant, la femme se leva maladroitement de sa chaise et s’élança dans l’ouverture avec des cris horrifiés.
« Et maintenant mes amis, à nos préparatifs ! »
Les trois descendirent dans la pièce dédiée, et se parèrent pour la chasse.
Horatio Tallemant Feltrinelli enfila un pantalon de cuir dans lequel il passa deux revolver finement ouvragés, une chemise de laine couleur chair et un manteau militaire rouge sang festonné de noir. En bandoulière il emporta un long poignard et un court fusil à chevrotine ainsi qu’une ceinture de munitions.
La marquise Elayne Llangollen de Latterswick enfila une longue redingote anthracite qui dissimulait toute une panoplie de couteaux, poignard, katars et kukris, un pantalon gris clair et de grandes bottes blanches. Elle prit en main un long revolver à sept coups et se coiffa d’un chapeau de feutre panaché de bleu azur.
La comtesse elle même, pour sa part, enfila un manteau bleu nuit à longues basques, festonné de filins pourpres, un pantalon noir comme de l’encre et des cuissardes de chasse. Elle emporta comme arme un kukri, un fouet, et une carabine à répétition, puis coiffa un chapeau noir piqué d’une plume d’autruche sombre qui donnait à sa silhouette des allures d’ombre cauchemardesque. Elle compléta son apparence en appliquant sur son faciès un maquillage terrifiant, avec un noir profond autour des yeux et des motifs sinueux et crochus qui déformaient les traits de son visage.
Après une longue préparation, les trois compères se retrouvèrent à l’entrée du manoir. Ils échangèrent quelques compliments sur leurs allures respectives, puis se lancèrent tous ensembles dans la chasse. Ils sortirent par la grande porte, et commencèrent à suivre les empreintes laissées par la fugitive dans sa course éperdue.
Il leur fallut dix minutes pour trouver un boa constricteur occupé à la gober. Manifestement, elle s’était faite attraper après avoir glissé dans une pente boueuse. Le trio s’arrêta, stupéfaits, et désappointés.
Le boa, après s’être interrompu en les voyant arriver, continua lentement son sinistre festin.
« Bon, c’est pas de chance, fit la comtesse. On réessayera demain, j’en ai d’autres en stock. »
Annotations
Versions