Le jeu le plus dangereux (mais pour qui ?) 2/3
Le lendemain, l’exact même cirque fut produit, mais cette fois à l’adresse d’un jeune homme de dix huit ans qui ne cessait d’interrompre le discours de von Stolzberg pour demander si par hasard ils auraient un emploi stable à lui proposer et si ils prenaient les apprentis en boulangerie. Quand on lui annonça le but du jeu, il s’enfuit en courant comme un dératé sous une pluie diluvienne qui arrosait la forêt.
« Parfait ! s’était écrié Feltrinelli. La pluie effacera ses traces, nous devrons le traquer en partant de zéro.
Cette fois-ci, le baron s’équipa d’une arbalète finement ouvragée et d’un carquois de carreaux en fer à pointes triangulaires. La marquise opta pour un fusil long à canon rayé et s’allégea de sa redingote garnie de lames au profit d’un court manteau de fourrure grise. La comtesse Inanis von Stolzberg, pour sa part, enfila un grand manteau couleur cerise et se para d’un sabre ouvragé dont le pommeau s’ornait d’un pompon couleur sang. En guise de chapeau, elle avait un haut de forme noir de jais s’assortissant parfaitement à sa chevelure qui était de même.
Ils s’élancèrent à la traque, et trouvèrent leur homme au bout d’une quarantaine de mètres. En sortant du jardin, il avait glissé et s’était ouvert le crâne en tombant sur une pierre. Il baignait depuis longtemps dans son sang quand ils le ramassèrent.
Le troisième soir, le groupe qui était quelque peu à court de patience, bâcla les présentations à un homme dans la force de l’âge, et Inanis poussa le vice jusqu’à lui offrir un canif avant de le lâcher dans la nature.
Le baron s’équipa avec en tout et pour tout un revolver et un couteau de chasse. Plutôt que sa flamboyante veste cramoisie, il enfila un manteau de laine noire épaisse et une écharpe couleur carmin, car il prétendait avoir pris froid la veille. La marquise prit un arc de compétition, ainsi qu’un fouet et un lasso. La comtesse, pour sa part, adjoignit à sa tenue une écharpe anthracite et un cache nez en velours ocre pour ne pas risquer d’attraper un rhume, et s’équipa d’un fusil à levier et d’une machette. Après qu’on eut vérifié que la proie ne gisait pas dans les environs immédiats de la villa, on décida de lui accorder dix minutes supplémentaires d’avance.
Les trois aristocrates progressèrent lentement à travers la zone la plus dense de la forêt. Pour l’heure, leur proie n’avait pas laissé beaucoup d’indices. Inanis repéra finalement une trace de sang sur une racine. Elle n’eut pas le temps de se pencher dessus qu’elle entendit un lourd froissement de branches devant elle.
L’homme se tenait droit, le torse bombé, une grosse branche disgracieuse entre les mains.
Il ne bougeait pas, mais les regardait d’un air décidé.
La marquise encocha une flèche, mais hésita à bander son arc.
« Il… n’essaye pas de s’enfuir ? »
L’homme poussa un long cri de rage et fonça droit sur la comtesse. Il buta sur une racine, manqua de chuter, se rattrapa de justesse, se redressa, regarda fixement la comtesse, poussa un nouveau cri, se prit une cartouche dans le ventre, tomba au sol.
« Ah non ! » s’exclama la marquise qui n'avait pas eu le temps de décocher sa flèche.
« Désolé mais, je lui ai laissé au moins trente secondes pour retourner se cacher, répliqua la comtesse, c’est pas ma faute. »
D’un geste expert, elle actionna le levier de son fusil pour glisser une nouvelle cartouche dans la chambre tout en s’approchant doucement de l’homme. Elle vérifiait du regard s’il n’y avait pas de pièges là où elle posait les pieds et dut constater avec déception que rien n’y ressemblait.
« Pourquoi n’as-tu même pas essayé de nous attaquer par surprise ? »
L’homme était toujours vivant, mais gémissait, les dents serrées, une main sur la blessure qui trouait son abdomen. En voyant la comtesse s’approcher, il fit un nouveau mouvement maladroit avec son bout de bois, essayant de la frapper avec. Par réflexe, elle lui envoya une nouvelle décharge de plomb dans le ventre qui le tua presque sur le coup.
« Non mais tu ne fais plus aucun effort ! lui cria la marquise. Quand une proie est blessée et à terre, on l’achève avec une arme blanche bon sang ! Une arme blanche ! Non mais à quoi tu penses !
- C’était un réflexe !
- C’est bien ce que je te reproche. Tu ne nous a rien laissés, et en plus c’était du boulot de sagouin ! »
Les deux commencèrent alors à se disputer. C’était peut-être la première fois depuis qu’elles se connaissaient, que le ton montait à ce point entre elles. Tandis que la discussion s’envenimait, le baron Feltrinelli restait silencieux, n’émettant que quelques soupirs las, de temps à autre.
Le groupe découvrit plus tard que visiblement l'homme s'était coupé avec le canif en essayant de tailler la branche, et n'avait pas fini le boulot. On ne retrouva pas le couteau qui avait dû se perdre quelque part dans la tourbe.
Le jour suivant, Inanis décida de corser les choses en relâchant deux personnes, un homme et une femme, en même temps. Tandis que l’homme partait en courant comme un dératé, la femme refusait d’abord de les croire, prétendant d’abord que c’était une mauvaise blague, puis réclamant à grand cri qu’on en parle à son mari avant de lui imposer quoi que ce soit. Quand elle eut enfin compris qu’elle n’avait aucun espoir de ce côté là, elle fondit en larmes et commença à implorer ses bourreaux. Cela leur fit perdre beaucoup de temps avant de pouvoir se changer dans leurs tenues de chasse. Il leur fallut finalement la menacer directement avec une arme à feu pour qu’elle se décide à quitter la salle de banquet. Feltrinelli ne fit aucun effort de préparation, se contentant d’enfiler un manteau large et d’attacher le holster d’un revolver et une dague courte à sa ceinture. La marquise prit un fusil à levier et oublia même de prendre une arme blanche. La comtesse, pour sa part, renfila la même tenue que le premier jour, à ceci près qu’elle bâcla son maquillage et oublia son chapeau dans son empressement. Le trio s’élança sur la piste avec presque comme un vague soupçon d’enthousiasme.
La femme s’était tuée en chutant du haut de la seule falaise de l’île. Visiblement elle n’avait pas compris que partir en courant ne la dispensait pas de regarder devant elle. L’homme, lui, fut retrouvé sur la plage en train d’essayer de s’échapper à la nage, mais le courant le ramenait sans cesse sur la berge. En voyant les trois chasseurs arriver, sa réaction fut d’essayer de nager plus fort contre le courant.
Inanis, qui avait remarqué la froideur de Feltrinelli lui proposa de se charger de l’exécuter, mais le baron refusa, se disant proprement dégoûté. Finalement, c’est la marquise de Latterswick qui tira froidement une balle dans la nuque de l’infortuné nageur.
Le lendemain, la comtesse apprit avec surprise que Feltrinelli avait disparu. L’avant veille, il avait utilisé le télégraphe pour faire venir un petit navire sur lequel il avait embarqué pendant la nuit en laissant simplement un petit mot précisant qu’il s’ennuyait bien trop pour des vacances et que devant le constat que l’aventure ne lui avait rapporté rien d’autre qu’un mauvais rhume et des espoirs déçus, il avait jugé mieux de partir.
La comtesse von Stolzberg prit ce départ comme une véritable trahison. Elle en fut si furieuse qu’elle passa une journée entière à ruminer. Elle tournait en rond dans la villa, frappant du poing des meubles et des animaux empaillés avec une rage et un désespoir déchirants. Quand son ire se fut calmée et qu’elle fut revenue à un état plus raisonnable, la marquise Elayne Llangollen de Latterswick trouva moins dangereux d’aller lui parler. Elle suggéra à son amie d’accepter l’échec de l’opération « vacances safari ». Finalement, Elayne annonça à son amie que, quitte à n’être plus que deux, elle préférait encore arrêter les frais tout de suite.
Von Stolzberg était d’abord sur la défensive, mais elle en vint très vite à supplier son amie de rester.
« On va faire une dernière chasse ! Juste une dernière ! Je t’en prie, accorde moi au moins cette chasse avec toi. Tu verras, je vais faire en sorte que ce soit la plus grande chasse de tous les temps ! Ce sera forcément la plus grande chasse de tous les temps. S’il te plait, juste celle là ! Juste une journée de plus, et après on rentre à la ville. »
Peut-être par dépit, la marquise céda.
Annotations
Versions