Wouah !

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La lande était presque déserte si l’on exceptait quelques bêtes menues courant d’un rocher à l’autre et les insectes se camouflant dans les sillons de la terre desséchée. Une flore grasse, éparse, faisait paraitre quelques bulbes roses par endroits, perçant à travers la poussière vers un soleil verdâtre. L’air était en suspens. Un tremblement lointain s’approchait.

Un rugissement assourdissant résonna, une masse impressionnante de tôle, de pics et de plaques de blindage fila à toute allure dans la lande, ses roues furieuses arrachant à la terre des monceaux de poussière qui s’élevèrent en un nuage aveuglant. Le vrombissement du véhicule ne s’était pas encore atténué dans le lointain que cinq autres bolides passèrent dans son sillage, accompagnés par une cacophonie tonitruante d’orgues, de trompettes et de guitare électrique.

Blotti dans un coin de la Kahena-mobile, le questeur impérial Tyrius Landras s’accrochait à son casque enregistreur en essayant d’ignorer les cahots qui le ballotaient de gauche et de droite, le cognant contre les parois de son compartiment isolé.

La musique était assourdissante, et l’odeur de devin-dope était en train le faire tourner de l’œil. Ses narines suffoquaient, et son envie de vomir n’était contrecarrée que par la tension absurde qui serrait ses intestins et tout son appareil digestif. Pour essayer de se changer les idées et d’oublier la probabilité incroyablement élevée d’une mort immédiate et violente, il se décida à tirer la tablette de commande de ses appareils d’enregistrement et vérifia précautionneusement que ses systèmes senseurs enregistraient bien l’intégralité de ce qui se passait. Le moindre mouvement de sa masse dans l’espace était perçu, crypté et sauvegardé dans le puissant circuit de données de ses machines, de même que le moindre détail des sons, des images et des odeurs.

Il leva les yeux. L’intérieur du véhicule était un bizarre mélange d’appareils de haute technologie et de pièces de métal déchiquetées et recollées avec la subtilité la plus approximative. Tyrius voyait aussi bien des appareils si perfectionnés qu’ils échappaient même à son domaine de connaissance que des morceaux de tôle branlants qu’on y avait soudé pour vaguement renforcer la structure.

Le maitre vaticinateur qui « pilotait » l’engin était encastré dans un compartiment à part. C’était un homme svelte et droit dont la silhouette ne pouvait être décrite autrement que comme celle d’un adolescent vieux : petit en taille avec des membres disproportionnés, des cheveux blancs, des tâches de rousseur sur les épaules et la nuque, des mouvements erratiques et maladroits. Il portait une sorte de robe en tissus rapiécés blancs teintés de brun, à moins que ce ne soit juste de la crasse. Son visage était entièrement recouvert par une sorte de masque épais en métal et en plastique couvert de diodes pulsantes et connecté via deux grands tuyaux ondulants à son boitier de commande, aussi appelé la grande pipe à devin-dope.

Il pilotait le véhicule tout en gesticulant comme un dément. On eut presque cru qu’il dansait si, au moins il avait été en rythme avec la musique. Il émettait parfois des sons ressemblant à des cris, des rires ou le bruit de quelqu’un qui se bave dessus.

Les autres lascars dans le véhicule étaient occupés à hurler et à siffler, extatiques. Certains passaient régulièrement la tête par les écoutilles et les fenêtres. Un type était perché sur le toit du véhicule avec une mitrailleuse et on l’entendait régulièrement balancer insultes et rafales aux véhicules des poursuivants.

« Pas approcher ! Connards ! Putes ! Bite-cons ! »

Tyrius sentait presque son crâne lentement se disloquer à chaque fois que la mitrailleuse tirait ; c’était juste au delà de la limite de vacarme tolérable avant que sa tête explose. Les enceintes géantes qui ornaient les flancs chromés de leur brillant bolide ne lui laissaient pas non plus de répit. Il y avait un cinglé presque nu avec un masque en forme de muselière qui grattait frénétiquement une guitare électrique, debout sur le capot du véhicule, attaché à celui-ci avec de lourdes chaînes d’acier et enfermé dans une cage aux barreaux épais. Trois timbrés tapaient sur des percussions à l’intérieur même de l’habitacle, créant des sons métalliques à la limite de l’humainement supportable, et pour finir une IA directement intégrée aux systèmes des enceintes jouait simultanément du thérémine et du synthétiseur. Le tout était un orchestre abominable, ou tout du moins dont l’harmonie échappait pas mal à l’oreille du questeur terrien.

Derrière eux, les véhicules blindés de ce que les locaux appelaient « l’inquisition » les talonnaient. De temps à autre, une tête encapuchonnée sortait de l’un de leurs hublots et un bras balançait une grenade dans leur direction. Le maitre vaticinateur faisait alors des manœuvres, tantôt des accélérations féroces ou des embardées rapides, pour mettre la Kahena-mobile hors de portée de l’explosion.

L’on esquivait les rochers et les bulbes vénéneux du désert, et régulièrement on entendait la carrosserie crisser tant on frôlait de près la collision.

« Bon sang de bois ! s'écria le questeur. Il voit ou il voit pas où on va ce cuistre ?

- Vaticinateur se fie à visions devin-dope ! Lui répondit un des gars de bord. Voit les obstacles avant qu’ils soient visibles.

- Alors pourquoi il ne l’es évite pas avant qu’ils nous touchent ?

- Ah ah ! Nous bientôt deux-cent mètres secondes. Vaticinateur plutôt bon, je dis ! »

La masse noirâtre d’un chariot de combat de l’inquisition attira alors l’attention de Tyrius. Le véhicule blindé, hérissé de piques, de têtes empalées et de tubes d’orgue crachant leur propre musique psychédélique venait d’envahir l'espace de son hublot comme une ombre de mauvais-augure.

« Confiscation ! Réquisition ! Vous donner dope ! Hérétiques-cons ! Apostats-putes !

- Montre ta gueule ! Montre-la ! » répliqua un gars en passant le canon d’un fusil à travers la fenêtre du hublot.

- Vous crever ! Inquisition réclame dope !

- Crève-toi ! Crève-toi !

- Flagellants ! Crevez leur gueule et crevez vous ! Gloire à l’Unique ! »

Avec une appréhension croissante, Tyrius vit la porte latérale du camion coulisser pour révéler une rangée d’individus scarifiés uniquement vêtus de pagnes. Chacun brandissait dans une main un martinet dont les lanières étaient tressées dans des mailles de chaînes métalliques, et dans l’autre tantôt un gourdin de métal pointu tantôt un tomahawk.

« Peste bigre diantre ! »

Les flagellants scandaient un cantique quelconque et bondirent les uns après les autres tout en encaissant une volée de plomb qui en faucha plusieurs en quelques secondes à peine. La mitrailleuse du toit vidait ses cartouches sans relâche sur une autre voiture qui les approchait par derrière et essayait de tirer avec des lance-harpons pour s'agripper à la Kahena-mobile.

« Fichtre ! Nous sommes cuits !

- Pas désespérer ! Repousser inquisition avant musique bites-cons casser notre musique ! »

L’énergumène disant cela enfonça un revolver grossier dans les mains du questeur avant de saisir une baïonnette pour monter sur le toit de la voiture où une mêlée sanglante s’engageait à pleine vitesse avec les flagellants.

« Bien s’accrocher ! Faire tomber putes de l’inquisition ! »

En serrant les dents, le questeur le suivit. À l’instant où il passait la tête à l’extérieur de l’écoutille, il fut frappé d’horreur par la vitesse à laquelle ils allaient. Elle était si absurde qu’il sentait le frottement du vent chauffer et les grains de poussière qui heurtaient son casque faire des étincelles. Les flagellants se battaient avec une audace suicidaire, mais beaucoup d’entre eux chutaient et étaient presque aussitôt réduits à l’état de longues tâches de bouillie sanglante sur le sol rugueux du désert. Préférant ne pas prendre trop de risques, Tyrius resta dans l’écoutille, vérifia que son revolver était à peu près calibré, et tira comme il le pouvait sur les ennemis les plus exposés.

« Gare en haut ! Piqué-pute ! »

Tyrius mit quelques secondes à décrypter ce cri que venait de lancer un gars en pointant le ciel. Ayant étudié la sémantique sur cette planète, il savait que la taxonomie du vivant répondait le plus souvent à une logique simple : un qualificatif lié à l’action, généralement un verbe ou un gérondif, parfois un participe passé, permettant de communiquer instantanément la plus saillante capacité de l’objet ; et, adjoint au mot dans un assemblage non très subtil, une insulte des plus vulgaire qui indique généralement à quel point l’objet nécessite de faire preuve de méfiance et son niveau de fourberie.

En l’occurence, le piqué-pute était un volatile sauvage endémique répondant au nom de corvus chiroptosaurus horribilis dans la taxonomie impériale. Un reptile volant carnivore qui, ayant apparemment jeté son dévolu sur le mitrailleur de la Kahena-mobile, plongeait maintenant sur lui en piqué. Tyrius ne pouvait qu’admirer les capacités de calcul du cerveau de ce prédateur qui, depuis plusieurs kilomètres devant la voiture, avait réussi à repérer sa proie et à calculer l’exact angle selon lequel plonger pour l’atteindre en tenant compte de la vitesse démesurée du véhicule.

Le mitrailleur pointa son engin vers le ciel et arrosa. C’était peine perdue. À cette vitesse, viser quelque chose qui ne se déplaçait pas à la même célérité était une tentative plutôt hasardeuse, et qui ne porta pas ses fruits. Le bec osseux du reptile frappa bientôt le mitrailleur avec une violence telle que Tyrius crut un instant que l’homme s’était liquéfié. Ce qu’il restait de son corps faillit passer par dessus bord mais fut rattrapé entre les serres du piqué-pute qui repartit avec dans une autre direction.

« Chiasse-merde ! cria un gars.

- Comme vous dites. »

L’absence de tir de mitrailleuse leur ayant fourni un répit, une voiture de l’inquisition, petite et filiforme, en profita pour doubler la Kahena-mobile. On vit émerger un bras ganté de noir qui tenait un fusil à pompe. Ils visaient le guitariste, toujours en transe dans sa cage d’acier.

« Charnier ! Pute ! »

Un des hommes de la Kahena mobile s’élança avec une témérité effrayante et jeta un tomahawk directement sur le bras qui tenait le fusil. Le coup partit, mais de traviole, et la chevrotine fut pour sa majeure partie inefficace, ricochant contre les barreaux de la cage. Le guitariste sursauta tout de même, écorché ci et là.

« Les gars ! Ça attaque la musique devant ! Couvrez chaman-musicien ! »

C’était comme si les gars venaient de prendre conscience de la plus grande menace de tous les temps. Tyrius, incrédule, vit même un guerrier bondir sans hésitation pour atterrir sur la voiture de l’inquisition, y rebondir avec un craquement sourd, puis se faire écraser sous ses roues véloces.

« Que… Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à l’homme le plus proche.

- Vaticinateur besoin musique ! Si inquisition attaque chaman-musicien, leur musique-pisse plus forte ! Alors, eux contrôler Kahena-mobile ! L’arrêter si veulent, ou envoyer dans rochers !

- Morbleu ! Mais ce n’est pas votre vaticinateur avec sa drogue qui ?

- Lui l’a besoin dope et musique pour prédire route ! Devin-dope aide à voir, musique aide à… »

Il fit un geste étrange avec ses mains. Serrant les poings, frappant trois fois du bas de la main sur son torse nu, puis avec ses pouces sur ses yeux.

« Penser ! »

Tyrius réalisa à ce moment là qu’il y avait certainement quelque chose de bien plus métaphysique que ce qu’il pensait dans tout ce vacarme. Son esprit scientifique reprit le dessus un court instant, sa curiosité inhibant tout le reste de son esprit.

« C’est très intéressant comme dynamique. Il faudra que je décortique la construction et la rythmique de votre musique.

- M’en fout. Protéger chaman-musicien, ou inquisition-cons nous tuer et voler devin-dope pour sacrifice à l’Unique !

- Certes, certes… »

En rampant, il se hissa sur le toit de la Kahena-mobile et se traina jusque vers le rebord sans se décoller du sol. Le questeur à plat ventre considéra d’un regard inquiet la voiture de l’inquisition qui zigzaguait devant eux pour ne pas se refaire doubler.

« Alors comme ça, ces véhicules ne peuvent pas fonctionner sans leur musique. »

Le véhicule hostile était hérissé de tuyaux d’orgue qui chantaient en permanence, et un mécanisme de cymbales attaché aux essieux claquait à un rythme régulier.

« On va voir si ça marche dans les deux sens ! »

Ses mains farfouillèrent dans les replis de sa combinaison de questeur. Avec quelque effort, il parvint à détacher un module d’alarme sonique sans l’activer. Il se tourna sur le dos. Le soleil verdâtre l’éblouit, mais il était plus à l’aise pour opérer à ses réglages tout en étant presque à l’abris des tirs qui fusaient au dessus de lui.

« Allez, faut croiser les doigts. »

Sa programmation terminée, il prit une grande inspiration. Il lui faudrait du courage, et de l’adresse, mais pour un court instant seulement. Il avait beau se répéter que ça irait, il ne pouvait empêcher son cerveau de lui dire que dès la seconde où il se lèverait, il y aurait un tir de chevrotine pour sa pomme.

Il entendit le claquement violent d’un fusil à pompe, et la guitare s’arrêta brusquement. Il écarquilla les yeux, craignant que tout soit perdu, mais contre toute attente, la guitare électrique reprit avec encore plus d’énergie, un riff d’agonie. Les gars se mirent tous à beugler comme des bêtes. C’étaient des mugissements guerriers. La guitare s’accéléra. Tyrius ne comprenait pas exactement ce qui se passait, mais la musique le transportait. Un sourire carnassier était apparu sur son visage.

Il se leva. Une balle de revolver siffla près de son oreille, et cela le fit ricaner. Il prit son élan, et lança le module droit sur la carrosserie de la voiture adverse.

Il l’avait réglé pour se déclencher au choc, et celui-ci fut des plus violent, mais pas aussi violent que la bulle de vacarme synthétique qui suivit. L’alarme résonna impitoyablement, avec une mélodie entêtante et répétitive si brutale qu’elle fit vibrer la carrosserie. La voiture inquisitoriale parut partir totalement en vrille ; ses roues ne tournaient plus à la même vitesse les unes les autres, la musique des orgues et des cymbales disparut dans un trou noir de braillements frénétiques. La voiture vira complètement, tourna en cercle quelques secondes, partit dans le sens opposé, et se cracha avec la violence d’un météore contre un rocher.

« Wouah ! »

Le cri du questeur fut repris en cœur par les gars de la Kahena-mobile. Le guitariste dans sa cage, recouvert de son propre sang, marqua une minuscule pause pour que le cri victorieux s’infuse dans la musique, puis il reprit sur un son féroce. La voiture accélérait.

Tyrius se souviendrait longtemps de ce séjour anthropologique.

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