Hypnerotomachia (1/3)
Douze cent mousquets firent feu dans une même seconde, le tonnerre de la poudre noire faisant vibrer l’air comme un séisme. La ligne adverse encaissa avec peine la frappe, et l’infanterie reflua en désordre, libérant le terrain derrière la ligne de démarcation. La voie était maintenant ouverte pour poser pied dans le territoire d’Ottilia.
« Une manœuvre parfaitement exécutée, moi. » dit Evelyne à Evelyne.
Elle était trois, contemplant le champs de bataille depuis le sommet d’une falaise au moyen de longues-vues dorées. Ses uniformes étaient très jolis, quoi que un petit peu archaïques. Une partie d’elle se demandait d’où elle les avait sorti. Elle de gauche qui venait de prendre la parole avec enthousiasme arborait un splendide gilet en queue de pie bleu électrique festonné de doré et d’argent. Ses cheveux étaient coiffés à la romaine et couverts par un bicorne avec une crinière blanche. Elle de droite portait des vêtements sombres très chics, typiques de la noblesse du XVIIIème, avec des teintes étrangement ternies. Brocarts couleur de jais, culottes anthracite, et une perruque poudrée camouflant ses cheveux châtains. Elle portait également des lunettes, ce qui était une première. Evelyne ne se souvenait pas avoir jamais porté des lunettes. Tout en replaçant ces dernières sur son nez du geste de ceux qui savent, elle fit une réponse laconique à elle même :
« La manœuvre a été bien exécutée, certes, mais maintenant il nous faut encore espérer qu’en exposant ainsi notre ligne et en réduisant sa profondeur, nous ne nous soyons pas bêtement ouverts à une charge de la cavalerie adverse. »
L’Evelyne qui trônait entre elle deux esquissa un mouvement pour se faire taire. Elle-ci portait un mélange un peu étrange entre la tenue typique de Napoléon premier sur la plupart des tableaux qu’elle avait pu voir et un costume tout droit venu de la Renaissance. Son bicorne était rayé d’ocre et de noir, une épaisse cape en hermine rouge et blanche pendait sur ses épaules, attachée avec des chaînes en or massif. Elle avait une main solennellement rentrée dans son gilet, l’autre tenant encore sa longue-vue dorée.
« Je ne devrais pas m’inquiéter plus que ça. Ottilia n’a aucune expérience de la guerre napoléonienne. Elle est déjà en train de se replier comme une lâche. Je ne vois même pas sa cavalerie ! Elle n’a peut-être pas encore pensé à la manifester.
- Elle est finie ! » intervint Evelyne de gauche. « Je n’ai plus qu’à faire avancer l’infanterie !
- L’ennemi reflue déjà. Je le mieux est de charger à la baïonnette immédiatement ! »
Les centaines d’Evelyne qui constituaient l’armée tirèrent leurs baïonnettes et les fixèrent au bout de leurs fusils. Dans un mouvement pas tout à fait aussi synchrone qu’elle l’aurait voulu, cette forêt de pointes se mit en branle. Les Evelyne avancèrent avec une hâte quelque peu désordonnée et franchirent la ligne de démarcation, foulant de leurs bottes les terres d’Ottilia.
« Si elle ne se reprend pas immédiatement, elle perdra le terrain !
- Peut-être que cette volée de tirs plus la charge de l’infanterie de ligne suffiront à la réveiller !
- Je sais très bien que ça ne sera pas si simple. D’ordinaire, c’est toujours dans ces moments là qu’il se passe un truc complètement inattendu et impossible à prédire qui chamboule tout et réduit à néant tous mes efforts.
- Chut ! Je vais me gâcher le moment à trop réfléchir. Il faut juste… »
Evelyne n’eut pas réellement le temps d’aller au bout de son raisonnement. La cavalerie Ottilienne jaillit de derrière une colline… Était-elle là la seconde d’avant d’ailleurs, cette colline ? Quoi qu’il en soit, des cohortes de hussardes, sabre au clair et écume aux lèvres, se précipitèrent sur les flancs de la formation Evelynienne. Pour couronner le tout, la ligne d’infanterie d’Ottilia qui avait fait mine de fuir se reforma en une manœuvre experte et fit front à nouveau. En quelques instants, le marteau et l’enclume étaient en place et écrasaient la formation d’Evelyne.
« Bon sang ! Je ne pouvais pas me taire ? »
Après ce fiasco, Evelyne se réveilla. Un peu désorientée, elle se sentait encore habitée par son rêve, une personnalité de militaire lui remontait dans l’esprit, cherchant encore à analyser la situation et s’extasiant devant le génie tactique démontré par Ottilia. Mais en même temps la sensation de chacune des Evelynes de la ligne de front se faisant massacrer par la charge de hussards hantait ses pensées. Une nausée étrange accompagnait toujours ce genre de réveil en catastrophe. Pendant une poignée de secondes, elle ne se rappelait plus qui était la vraie Evelyne, quelle était sa personnalité propre, et qu’est-ce qu’elle faisait dans sa vie à part la guerre en songe.
Les notions élémentaires du monde lui revinrent par battements, dans un flottement incertain. La tête encore ennuagée, elle se redressa sur son lit et chercha à tâton le câble de connexion au sommet de son crâne. Délicatement, elle le débrancha et remit le capuchon qui fermait son port crânien.
Avec une délicatesse presque maternelle, elle rangea les divers connecteurs et autres câbles d’alimentation dans la boite de son projecteur de rêve. Elle caressa doucement de la main la machine elle même, lourd boîtier carré encore tiède de ses performances nocturnes, comme on gratifie un chat ; ce avant de la ranger elle aussi très soigneusement. Sans cette machine, ses implants neuronaux ne seraient pas à eux seuls suffisamment puissants pour donner à ses rêves ce niveau de détail plus que réaliste qui lui permettait de mettre en œuvre des tactiques toujours plus grandioses. Elle ne regrettait pas cet investissement, malgré le désagrément de devoir partager ses territoires oniriques avec quelqu’un qu’elle détestait.
Sautant le petit déjeuner pour ne pas se mettre en retard, elle se brossa rapidement les dents, enfila sa combinaison de travail par dessus laquelle elle passa un imperméable, puis se mit en route vers le boulot. L’extérieur l’attendait, avec son odeur permanente de méta-plastique et sa légère bruine d’acide. C’était une belle journée, essentiellement parce qu’elle passerait vite.
Une demi-heure plus tard, Evelyne faisait chauffer ses implants. Son cerveau était démultiplié et se projetait dans cinq espaces différents en même temps. Elle même et son corps prenaient les commandes des clients et leur apportaient leurs boissons à un rythme cadencé, sans oublier de faire un sourire charmant à chaque fois qu’elle posait un smoothie sur une table.
Ça n’était pas si difficile de garder le sourire. Deux autres projections de son cerveau étaient au même moment en train de se divertir. L’une jouait à Arpangax, un jeu de plateforme metroidvania old-school dans lequel elle était plongée depuis des mois. Elle l’avait déjà fini plusieurs fois, mais cherchait encore à débloquer certains des 78 323 niveaux secrets en multipliant les actions absurdes, les collectes d’items et les accumulations de scores démentiels sur les mini-jeux. Dans le même temps, elle relisait tranquillement son roman doudou, « Mon entéléchie de romance par antipéristase », un livre qui avait le don de lui faire retrouver le sourire en toutes circonstances. Une autre itération d’elle même discutait avec des amies sur une appli de chat permanent. Elles étaient en train d’essayer de la convaincre de venir sur un nouveau MMORPG qui venait de sortir, mais Evelyne n’était pas très accrochée par l’idée et essayait de se dérober en disant qu’elle avait déjà trop d’instances d’elle même ouvertes.
La cinquième s’était lancée dans un travail de recherche assidue sur le sujet des conflits armés en Afghanistan aux 20ème et 21ème siècle. Elle épluchait des dizaines d’articles, des blogs de passionnés et les archives chat de groupes de reconstitution. Elle photographiait et stockait dans sa mémoire neuronale les modèles de la moindre pièce d’équipement du soldat américain, le détail des véhicules, des théâtres d’opération, des témoignages d’époque…
« Il y a de la fraise dans votre smoothie fraise ?
- Non monsieur.
- Tant mieux, je suis allergique. Mettez m’en deux !
- Parfait, et avec ceci ?
- Je vais me contenter de ça, merci beaucoup.
- Très bien, ce sera prêt dans une minute je vous laisse prendre une table. »
Simultanément, la conversation avec ses amies avait viré sur leurs rêves respectifs.
Cassandre
Dernièrement je suis devenue impératrice du ciel dans mon royaume de songe. Vous savez, jusque là j’étais juste grande prêtresse, mais je trouvais que ça devenait malsain d’avoir une emprise psychique pareille sur ces gens.
Phénicie
Non mais Cassandre, ça n’a pas de sens de parler d’une « emprise psychique » sur des instances que tu as créée, réfléchis un peu !
Bellérophon
XD Trop d’emprise psychique, alors maintenant tu testes l’emprise physique pour voir ?
Cassandre
Hé, au moins maintenant ils savent que leur déesse existe physiquement. C’est plus cool comme ça je trouve.
Evelyne
Perso je comprends toujours pas comment vous faites pour générer des instances qui ne soient pas des extensions de vous.
Phénicie
Question de paramètres.
Bellérophon
Quel besoin vous avez toutes de vouloir tout commander dans vos rêves ? Moi ça fait trois nuits d’affilée que je suis une mercenaire chasseuse de dragons. C’est très bien comme ça.
Phénicie
@Evelyne tu as toujours ta « colocation indésirée » ?
Evelyne
Je vous le dis toujours, la jonction était irréversible. Moi cette nuit je l’ai passée à batailler avec Ottilia pour essayer de gagner un peu d’espace de rêve.
Bellérophon
Encore ? T’en as jamais marre ?
Cassandre
Ouais, ça fait plus d’un an maintenant. Tu fais vraiment ça TOUTES les nuits ?
Evelyne
Oui. Cette fois c’était du Napoléonien. J’ai failli gagner, mais elle m’a eu au dernier moment. Je crois sincèrement qu’elle a triché.
Cassandre
En plus ! Ben ma pauvre.
Phénicie
Ouais, je pense que la jonction de vos rêves doit un peu limiter tes capacités à générer des instances non-personne. Surtout si t’es pas habituée.
Bellérophon
Mais elle te lâche donc pas cette meuf ?
Cassandre
Non, c’est vrai que là c’est trop au bout d’un moment. Pourquoi vous vous battez encore ?
Evelyne
Je pense que la nuit prochaine on partira sur de la guerre 20ème siècle. Je vais lui faire sentir toute l’horreur de la guérilla urbaine à cette connasse.
Bellérophon
Ouais, en fait c’est peut-être toi qui la lâche pas.
Evelyne
En terme stratégique, c’est un peu plus compliqué à appréhender, mais je pense pouvoir m’en tirer. J’ai rassemblé quasiment tout ce qu’il y avait comme sources sur le sujet.
Cassandre
Oh non, t’es pas encore allée trainer sur des blogs chelous, dis ?
Evelyne
L’avantage, c’est que la progression en terme de capture de terrain peut aller beaucoup plus vite avec des véhicules perfectionnés. Je pense que si je déploie une infanterie motorisée soutenue par des colonnes de blindés, je pourrais rapidement passer la ligne de démarcation et prendre le contrôle de son territoire du rêve.
Phénicie
@Bellérophon elle a pas trop le choix. Une fois qu’on a fait une jonction de rêves entre deux personnes, ça coûte super cher de faire la séparation. Ma mère a eu le même problème à une époque. Et évidemment, la question qui se pose c’est « qui des deux va payer ? »
Cassandre
@Evelyne j’espère au moins que tu t’amuses bien. Moi je trouverai ça horrible à force.
Evelyne
J’espère juste qu’elle ne trichera pas cette fois.
« Il fait un temps caustique, hein ? »
Evelyne haussa les épaules sans cesser de sourire au client qui regardait par une fenêtre d’un air triste. L’acide balayait les rues, dégoulinait sur les toits grisâtres et remplissait les caniveaux d’un flot effervescent.
« Ça va être de pire en pire à ce qui parait. Ça donne pas envie de se réveiller.
- Ah, ça… »
Bellérophon
En fait, si je comprends bien, tu monopolise tout ce que t’as comme instances à potasser sur des blogs de fans de flingues, et tu nous dis que t’as pas l’énergie pour un MMO ?
Cassandre
J’avoue. En plus ça te ferait du bien je pense de te changer les idées. En ce moment tu joues toujours aux mêmes jeux, tu relis les mêmes livres et tu rêves toujours de te battre avec Ottilia. C’est pas bon pour toi, genre, psychiquement.
Phénicie
Elle fait ce qu’elle veut, non ?
Evelyne
J’utilise pas toutes mes instances pour ça. Là je viens de découvrir un niveau secret sur Arpangax.
Bellérophon
Tu sais qu’ils vont sortir la suite bientôt ?
Evelyne
Rien à foutre. J’ai toujours pas fini celui là.
Cassandre
Je suis la seule à trouver que les RPG solos de nos jours en font trop avec tous les trucs « secrets » à débloquer ?
Phénicie
J’avoue.
Bellérophon
Faut croire qu’Evelyne est devenue une nerd d’Arpangax.
Evelyne
Moi c’est RPG solo ou RTS. J’ai pas l’énergie pour me consacrer à un MMO.
Une partie non négligeable de sa journée fut perdue à argumenter de la sorte. Les clients de leur côté, n’étaient pas très nombreux, et en douze heures d’intenses tentatives, Evelyne avait fini par nettoyer 32 601 des 78 323 niveaux secrets d’Arpangax. La fin de la journée fut d’une tranquillité angoissante. Aucun client ne se montrait.
Le calme après l’averse avait laissé remonter des gaz délétères dans l’atmosphère. Evelyne emprunta un masque adapté dans le stock des employés et se drapa le plus complètement possible dans son imperméable pour rentrer et se coucher.
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