Hypnerotomachia (2/3)

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« J’ai vu un truc bouger par là !

- Tiens le en joue ! Tiens le en joue !

- Suis-je sûre de l’avoir vue ?

- Faut vérifier je suppose. »

Elle était trois dans cette maison en ruine. Chacune était épuisée, lessivée ; leurs uniformes kaki étaient recouverts de boue et de terre, leurs gilets pare-balle déchirés et de la suie leur recouvrait le visage et les vêtements. Une d’entre elle avait même perdu son casque ; elle l’avait retiré après qu’un fragment d’obus se soit planté dedans comme un coutelas dans une planche en bois. La maison avait l’air calme, mais même l’image du calme était déformée par l’écho des fusils mitrailleurs et des explosions au loin. C’était un coin sympa, mais qui avait été oblitéré, défiguré et transformé en une ruine informe et poussiéreuse. Le toit était à moitié volatilisé, la porte avait brûlé, et ce qu’il restait de charpente vacillait comme un cadavre en décomposition. Les murs non porteurs étaient tous effondrés, la plupart des meubles carbonisés. Seule une chambre d’enfants avait été épargnée, juste assez pour qu’on y reconnaisse des poster couverts de suie, des peluches noircies et un lit à matelas rose.

C’était ce lit qu’Evelyne venait de pointer du doigt. Elle avait cru voir le matelas se soulever pendant une fraction de seconde.

« J’arrive pas à distinguer si il y a quelque chose sous le lit, dit Evelyne à Evelyne.

- Il y a un meuble devant, se répondit-elle. »

Il y eut une seconde d’hésitation. Les trois Evelyne se retenaient difficilement de trembler. En tendant l’oreille, on pouvait entendre l’écho des combats sporadiques et lointains.

Finalement, l’Evelyne la plus haute gradée prit fermement la parole.

« On l’encercle ! Si on peut l’avoir vivant, on pourra s’en servir pour… arracher la victoire à Ottilia. » Evelyne n’en revenait pas : c’était la première fois qu’elle s’inspirait de l’armée américaine de la fin du 20ème siècle et elle envisageait déjà l’usage de la torture. « Moi ! dit-elle en désignant l’une des Evelynes. Je vais sur la gauche et je me met à couvert derrière le reste de mur, juste ici ; je garde l’œil ouvert et je mitraille au moindre doute.

- Compris, moi.

- Quand à moi, dit-elle en pointant du doigt celle qui avait perdu son casque, je me rapproche doucement et je soulève le matelas à mon commandement. De mon côté, je me charge de me couvrir depuis ici. »

L’intéressée déglutit, mais elle hocha doucement la tête.

« Prend mon casque, et reste bien sur mes gardes. »

Chacune prit position, l’officière surveillant toute l’opération, son M16 prêt. La Evelyne désignée pour investiguer le lit s’approcha à pas prudents, lentement, le regard aux aguets. Elle était passée sur son arme d’appoint et approcha doucement sa main libre du matelas suspect.

« Maintenant ! »

L’ordre n’avait pas encore été émis de la bouche de la Evelyne officière que la Evelyne du rang l’avait reçu. Son geste fut parfaitement synchronisé, en un éclair elle saisit le matelas et l’arracha de sur le lit dans le même mouvement. Une sorte de tintement métallique fut audible alors que le matelas était projeté à côté du lit. Evelyne eut le temps de poser les yeux sur ce qu’elle avait révélé. Une grenade, fixée au sommier du lit. Quelqu’un l’avait astucieusement placée là en accrochant la goupille au matelas. Une foule de pensées paniquées traversèrent l’esprit d’Evelyne pendant la fraction de seconde qu’il lui restait. La colère, la honte, la frustration ; et une terreur assourdissante.

L’explosion fut un choc d’une violence phénoménale, éparpillant tout dans la maison. Quand le tonnerre fut tombé, que le silence fut revenu, une seule des trois Evelyne s’extirpa tant bien que mal de ce qu’il restait des ruines à moitié volatilisées. C’était celle qui s’était tenue à couvert derrière un muret. Elle avait eu la chance d’être relativement loin de l’épicentre de l’explosion et d’avoir plusieurs obstacles pour se protéger. Après avoir émergé des décombres, elle s’avança de manière erratique, titubante, une jambe tordue, le regard perdu, ses vêtements et sa peau carbonisée. Elle était recouverte de résidus de brûlés, et de morceaux des deux autres Evelynes, déchiquetées et éparpillées sous forme de chair liquéfiée et d’entrailles gluantes. Evelyne était complètement sonnée, ses pensées se dispersaient et elle s’épuisait en efforts pour ne pas perdre pied avec le rêve. Trop de pensées commençaient à la ramener à la réalité, des idées venant supplanter le champs de bataille devant ses yeux. Elle décida de sonder l’environnement alentour pour s’assurer de rester concentrée sur le rêve. Elle vit les ruines poussiéreuses, silencieuses à présent après tant de bombardements. Elle vit le ciel jauni, la lumière tamisée du soleil perçant à travers des nuages brunâtres de poussière et de fumée d’incendie. Elle commençait à se demander pourquoi elle avait choisi ce genre d’enfer pour l’affrontement de cette nuit, quand elle baissa les yeux pour voir approcher un char Ottilien, juste devant elle.

« Goddamnit… »

Elle avait tant étudié l’armée américaine en préparation que le juron lui était venu tout seul. Elle secoua la tête. Son crâne lui faisait mal. Ses yeux arrivaient à peine à se focaliser sur quoi que ce soit.

« T’as triché… connasse… »

Elle essaya de bouger son bras droit, mais il était bloqué. La douleur, encore. Comment était-ce possible que ses blessures soient aussi détaillées ? Elle réalisa avec effroi que le nombre de ses instances était affreusement réduit.

« Ce piège… reprit-elle péniblement, luttant pour ne pas briser son immersion, ce piège n’était pas putain de possible ! On aurait vu quelqu’un sortir du bâtiment. Et puis tu n’aurais juste pas eu le temps ! »

Elle leva son bras gauche. Il était valide, alors elle s’en servit pour faire un doigt d’honneur au tank qui s’avançait lentement, droit sur elle.

« Et en plus j’ai vu un mouvement ! C’est ça qui m’a fait tomber dans le panneau. T’es vraiment la pire des connasses ! Je sais pas comment tu t’y es prise mais je t’assure qu’il y aura des conséquences ! Tu m’entends connasse ? Tu m’entends ? »

Le char était à portée maintenant. Evelyne attrapa à tâtons le pistolet dans son holster et le pointa vainement vers le tank.

« Vas-y ! Vas-y ! Ignore-moi ! T’as décidément aucun putain d’honneur ! »

La tourelle du tank pivota vers elle, et c’est alors, en le fixant enfin de tous ses yeux, qu’Evelyne put reconnaitre le modèle. Ses yeux s’écarquillèrent. Elle qui avait bien étudié l’équipement des américains comprit aussitôt ce qui était en train d’être pointé vers elle.

« Non ! Non ! Non, non non ! »

Le jet de napalm la frappa de plein fouet, sans lui laisser la moindre chance de l’éviter. Le liquide collant et brûlant recouvrit tout son corps en un instant. Elle se sentit s’embraser, et les images d’archives de brûlures qu’elle avait consulté avant cette nuit défilèrent dans sa tête à toute vitesse. Certaines des plus horribles blessures qu’elle ait jamais pu voir. Elle se mit à hurler, à se débattre ; et à son réveil elle entendait encore son propre hurlement, comme si la pauvre personne à qui c’était arrivé était dans son lit, juste derrière elle et criait dans son oreille.

« Putain de… »

Evelyne jaillit de son lit. Sa tête fut brutalement tirée en arrière par le câble de connexion. En tremblotant, elle le débrancha, s’efforçant de ne pas laisser sa colère l’empêcher d’être minutieuse.

Avec une froideur presque virulente, elle rangea tout son appareillage, mécaniquement, le visage renfrogné. Puis, debout, elle plongea un regard acéré sur l’obscurité qui s’étalait derrière le hublot de sa chambre. Il faisait encore nuit, et une nuit nuageuse en plus. Tout ressemblait à de l’encre dégoulinant sur de la craie noire. Noir chimique sur noir délavé. Noir de pluie, noir de béton, noir de ciel sans étoile. Elle se mordit la joue, serra les poings et croisa les bras.

C’était encore le milieu de la nuit, et il lui manquerait des heures de sommeil, mais tant pis. Elle ne pouvait pas retourner dormir. Evelyne resta debout. Le regard furetant sur l’un puis l’autre des quatre murs de son appartement. Elle resta ainsi plusieurs minutes, puis une heure. Le temps était long, mais ses pensées refusaient de reprendre du sens. Tout était confus.

Finalement, elle s’assit sur son lit, et lança une partie de « Neon-Interfector-Command », un RTS futuriste bien violent. Elle régla les effets visuels pour avoir le plus de projections de sang possible et se concentra toute entière dessus, ne gardant qu’une seule autre instance ouverte pour surveiller l’heure. Le reste de sa nuit fut passée à envoyer des commandos de cyborgs tueurs s’assassiner les uns les autres pour le contrôle de ressources chimiques. Ironiquement, l’ultra-violence virtuelle et les extrêmes absurdes de celle-ci lui firent progressivement oublier l’atroce expérience du napalm sur sa chair. Elle enchaîna les parties sans les compter, massacrant des cyber-mutants à la grenade plasmique et rasant des camps de junkies bio-améliorés à grand renforts de lance flamme chimique. C’était thérapeutique.

La matinée vint, claire, limpide, lessivée par les coulées de boues acides de la nuit. Le soleil frappait durement à travers les résidus de couche d’ozone quand Evelyne s’extirpa de son appartement, le visage livide et les yeux cernés. Pour se changer les idées et être sûre de retrouver un semblant de sourire, elle dédia l’une des projections de son cerveau à écouter de la musique avec entrain, tandis qu’une autre reprenait sa dernière sauvegarde sur Arpangax. Elle ne se sentait même pas d’humeur à lire aujourd’hui, alors elle ne rouvrit pas « Mon entéléchie de romance par antipéristase ». Elle enfila son imper par réflexe, et prit le masque à gaz de la veille sous son bras.

La clientèle était affluente, le travail devenait frénétique, mais Evelyne ne s’en apercevait pas. Ses gestes et ses paroles étaient mécaniques, et elle ne sentait même pas l’épuisement croissant de son corps.

Ses amies étaient en train de discuter MMO. Elles étaient en pleine exploration d’un donjon, mais cela ne les empêchait pas de nourrir plusieurs discussions en paralèle avec différentes instances.

Bellérophon

Bah alors Evelyne, tu t’es amusée avec des américano-afghans-chose là ?

Evelyne

C’était horrible.

Bellérophon

Quelle surprise !

Cassandre

Oh non, bébou !

Phénicie

Ottilia t’a encore fait un mauvais coup ?

Evelyne

Pire que d’habitude.

Bellérophon

Meuf, t’es *littéralement* en guerre avec ton ex. Comment tu voudrais que ça se passe bien ?

Evelyne

J’ai pas envie d’en parler. La prochaine fois je vais revenir à un thème que je connais bien.

Cassandre

Vous allez revenir à votre ancien jardin ?

Evelyne

Non, je parle de la guerre au 16ème siècle. Les lansquenets etc.

Bellérophon

T’as vraiment que ça à faire ?

Evelyne

On partage le même rêve, que je le veuille ou non. Alors si j’ai envie de diriger des compagnies d’ordonnance et de lancer une charge de gendarmes à cheval sur ses lansquenets et ses arquebusiers, je le fais.

Cassandre

Et, tu crois qu’elle va accepter ?

Evelyne

C’est mon style de prédilection, mais d’un autre côté je pense qu’elle a pris la confiance. Ça fait un moment qu’elle a régulièrement le dessus.

Bellérophon

Ok, donc tu tends juste l’autre joue si je comprends bien.

Evelyne

Je t’emmerde.

Phénicie

Ho, du calme !

Bellérophon

XD T’es vraiment de mauvais poil aujourd’hui.

Evelyne

Ça fait un an que je suis de mauvais poil. Aujourd’hui j’ai juste pas l’énergie de le cacher.

Cassandre

Sérieusement Evelyne, des fois tu m’inquiète.

Evelyne

Tu sais où tu peux te la mettre ton inquiétude ?

Bellérophon

Non mais laissez moi rire. Vous avez vu ça ?

Phénicie

@Evelyne toi, t’as pas beaucoup dormi cette nuit, je me trompe ?

Evelyne

C’est vrai. Je suis désolée.

Evelyne s'est déconnecté(e)

La journée lui parut longue. Elle ne ressentait pas la douleur de ses muscles ankylosés, ni la fatigue qui s’insinuait dans tous son corps ; mais une fois qu’elle se fut déconnectée du chat, sa solitude devint pesante, trop peu d’instances étaient occupées, et les douze heures de sa journée de travail lui apparurent dans toute leur harassante longueur.

Le soir venu, elle eut une rapide discussion avec un collègue, mais n’en conserva aucun souvenir. Elle savait juste que ça portait sur sa mauvaise mine, ou quelque chose de cet ordre là. Elle repartit vers chez elle, l’imper ouvert, le visage grimaçant à cause des effluves de méta-plastique. Elle ne savait plus quel jour on était, mais il y avait anormalement beaucoup de monde éveillé et dans les rues. À croire qu’une occasion spéciale avait réveillé toute la ville, et que la moitié était venue prendre des smoothies au café. Elle lançait des regards assassins à la foule qui se succédait sur les trottoirs, dévisageant les silhouettes empressées qui traversaient son champs de vision. Elle s’arrêta net. On eut dit que son cœur s’était arrêté de battre, et que tout son corps s’en était trouvé paralysé.

« Hé ! »

Elle se faufila entre deux hommes qui lui bouchaient le chemin.

« Hé, Ottilia ! »

L’intéressée s’arrêta dans sa marche et tourna la tête à droite et à gauche pour voir qui l’appelait. Quand ses yeux se posèrent sur Evelyne, elle eut une grimace discrète, un profond soupir, et ferma les yeux pendant une seconde comme si elle se préparait mentalement à une épreuve.

Mais elle ne tenta pas d’ignorer Evelyne et de repartir. Elle fit même quelques pas pour venir à sa rencontre et lui répondre d'un ton monocorde :

« Salut Evelyne. Comment ça va ? »

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