Prologue - Pennsylvanie de nos jours
Je suis pleinement conscient que cette approche va à l'encontre de notre empirisme le plus pragmatique. Toutefois c'est en bouleversant nos repères que nous prenons conscience de notre réalité. Si l'on s'en tient aux études portant sur la musicalité de l'univers, et j'en parlais encore hier avec le professeur Mancuso, les plantes ne sont que le vecteurs… Je dirais le vecteur physique d'une onde spirituelle qui nous unit tous et qui, j'en suis convaincu même si l'on cherche à nous persuader du contraire, une onde spirituelle qui nous permettra d'accéder à un autre phénomène de conscience, que j'appellerais la Conscience Polyphonique… Un autre phénomène de conscience qui révèlera nos aptitudes synaptiques. Alors pour en revenir à…"
Un homme en trench-coat se leva en soufflant. Il n'était pas d'une corpulence imposante, on aurait même pu dire qu'il était petit, mais l'espace entre les sièges était tellement exigüe qu'il bouscula sur son passage les quelques personnes dans la même allée que lui. Celles-ci écoutaient avec attention le charlatan sur l'estrade en face qui expliquait avec tout le sérieux possible que le maximum de nos capacités serait atteint d'ici un ou deux millénaires.
Lui en avait assez. Assez d'entendre pour la enième fois ce genre de baratin. Assez de perdre son temps dans ce genre de conférence débile où les organisateurs faisaient venir le premier pseudo-chercheur qu'ils trouvaient. Chercheur qui n'avait comme références professionnelles que de prendre moins cher que le précédent. Et assez d'être cerné par des crétins hallucinés qui espéraient s'entendre dire que, oui, demain matin, avec beaucoup de bonne volonté ils pourraient faire léviter une assiette. La prochaine fois qu'il verrait son supérieur il lui dirait en face sa façon de penser. Tout en sachant très bien qu'il ne le ferait jamais à moins d'être absolument certain de vouloir en finir avec la vie.
En soufflant de nouveau il sortit de la salle et laissa derrière lui des gens suspendus aux lèvres du même homme qui entamait la meilleure partie de son débat : « Mes capacités parapsychologiques peuvent-elles m'aider pour l'entretien de mon jardin ».
Une petite pluie fine, insidieuse, l'accueillit à bras ouverts quand il passa la double porte de sécurité au fond de la salle. Il détestait la pluie. Cela lui rappelait sa jeunesse à Seattle, quand il passait des journées entières enfermés au lieu de pouvoir aller jouer dehors. A dix-sept ans avec un portable, ça pouvait passer. Mais une quinzaine d'années plus tôt, à une époque où les cellulaires n'existaient pas encore et âgé de douze ans, c'était plus compliqué à vivre. Elle se glissa dans son col et ruissela sous ses vêtements. Et pour couronner le tout un vent glacial le saisit jusques au parking pour rejoindre sa voiture. Cette fin d'Août n'était vraiment pas idéale. Cela ajoutait à l'impression désagréable que dégageait le lieu. Le quartier de cette ville était déjà d'un naturel peu chaleureux en plein jour, la nuit il devenait le repère des dealers, des petites frappes et autres paumés de la vie. Mais tout ceci ne le surprenait plus. Il y avait dans ces occasions de conférences, comme une sorte d'obligation de se réunir dans ces lieux malsains. Un peu comme ces photos-témoignages de phénomènes paranormaux, qui à l'époque des appareils photographiques numériques n'étaient toujours pas nettes, une tradition en quelque sorte.
Il remonta le col de son manteau. Un de ces vieux manteaux beige, typique des polars des années 50. Il avait vu une fois Bogart dans un film et s'était promis qu'un jour il aurait le même pardessus. Ce qu’il n’avait pas prévu c’était que ce genre de manteau n’isolait pas de la pluie. Un regard à sa montre. 21:30. Il se demanda comment il avait pu tenir une heure trente face à ce verbiage, puis très vite il se dit que cela faisait une heure trente de perdue définitivement dans toute sa vie. Une heure trente pendant laquelle il aurait pu finir son roman de Marc Lévy, une heure trente qui lui aurait permis d'avancer dans le dossier Bernstein. Une heure trente qu’il aurait pu commencer à préparer les affaires pour son voyage en Floride, voire même le terminer. Il souffla de nouveau et sortit une cigarette qu'il alluma. Il savait que c’était mauvais pour lui, et plus d’une fois il avait décidé d’arrêter. Avant de porter la cigarette à ses lèvres, il resta un moment interdit. Il s’apprêtait à ranger sa cigarette dans le paquet et à jurer une fois de plus que ce serait la dernière, puis il repensa à ce qui l’attendait dans les prochains jours. Alors finalement le tabac ne lui apparut plus aussi désagréable. Mourir de ça ou d'autre chose…
Réflexion faite, compte tenu de ce qu'il savait, ou plus précisément de ce qu'il ne savait pas, il valait mieux mourir de cela.
Il entendit d'abord quelques gravillons rouler sur le macadam du parking avant même d'entendre la voix.
— Dis donc fillette faut pas traîner toute seule dans ce parking si tu ne veux pas qu'il t'arrive des bricoles…
Bogart ne se retourna pas mais fit littéralement voler son coude en arrière et celui-ci heurta la pomme d'Adam du mastodonte qui venait de le menacer. King Kong s'effondra aussitôt à genoux. Il lâcha la batte de base-ball qu'il avait emmenée faire une balade avec lui et tint son cou d'une main en cherchant sa respiration, l’autre reposant sur le sol telle une béquille de fortune l’empêchant de s’écrouler comme un sac de linge sale. Il n’avait pas prévu qu’un si petit gars, par rapport à sa taille puisse offrir une telle résistance. Cela ne se passait pas comme ça d’ordinaire : il les menaçait, ils flippaient, lui filaient fric et portable et il n’avait pas besoin de frapper avec sa batte. Mais là, quelque chose d’inattendu s’était produite. Il s’étouffait à moitié mais le pardessus ne faisait plus attention à lui.
Sans se retourner, la cigarette finissant de brûler à ses lèvres, Bogart ouvrit la portière de sa voiture et partit directement chez lui.
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