CHAPITRE CINQ

6 minutes de lecture

Ran

09 décembre, 2086

Dans les rues de Minport City.

Il faut absolument que je trouve une nouvelle planque, sinon je vais devoir passer tout l’hiver dehors. Je peux dorénavant oublier le quartier chinois et les docks avec les évènements des dernières vingt-quatre heures. Quittez la ville ? Sûrement pas, depuis que je sais que Garçon est ici. Il ne me reste plus que le quartier des arts, où j’ai déjà vécu il y a trois ans. Westfield, mais je déteste cette partie de la ville… ou alors… le vieux quartier de Minport City… que je viens de fuir. Je soupire et mes pieds s’enfoncent encore plus dans la neige. Je marche depuis une heure, il fait sombre, les rues sont vides. Je fais toujours tout à pied, j’évite de prendre les transports en commun et de marcher dans les rues surveillées. Les drones patrouillent déjà dans le ciel. Je ne suis pas rassurée et mon estomac est toujours aussi vide. Après une heure de marche difficile sous la neige, je suis frigorifiée. Je ne sens plus le bout de mes doigts et mes lèvres craquent à chaque fois que je passe ma langue dessus. Finalement, je choisis de passer par le marché noir couvert, qui se situe sous terre. J’en profiterai pour recharger mes batteries et manger un morceau. Là-bas, tous les secrets sont enterrés, une seule règle : chuchoter. Je me dirige dans une petite ruelle qui mène au sous-sol. Derrière une vieille porte, contrôlée par un homme masqué de la tête au pied, je paye l’équivalent d’un mois de nourriture pour y rentrer. Un ascenseur descend jusqu’au niveau -3. Il pue la pisse, ça m’écœure. Le marché est immense, il fait sombre et je perçois une cacophonie de murmures qui résonnent contre les parois de fer qui nous entourent. Sous terre, la chaleur de l’endroit me réchauffe en un instant grâce aux lanternes suspendues. Je parcours les différents stands où plein de bricoles électroniques trainent comme des mini-drones, capteurs, cadrants numériques, téléphones et casques. Il y a aussi un endroit où il est possible d’acheter des éléments bioniques du corps humain : des mains, des pieds, mais aussi des yeux de la couleur de notre choix qui améliorent la vue et la précision comme Père, quand il nous opérait. Il est également possible pour les plus vicieux, de modifier ou ajouter un sexe humain. Apparemment, ça coûte vraiment très cher de se procurer ce genre d’accessoires. Je n’ai jamais vraiment pensé à acheter ces choses-là, et ça ne me viendrait pas à l’esprit d’essayer sur moi. Je me procure un bol de soupe en sachet et quelques tranches de pain sur un stand de coin. Puis, je prends place sur un banc et une table à l’abri des regards, où je peux charger mes appareils électroniques. Je fais chauffer de l’eau via la bouilloire incrustée dans la table et la verse dans le récipient. De la fumée s’échappe du bol déjà brûlant et je trempe le bout de pain dans la soupe pour enfin manger. Le liquide me fait instantanément du bien à l’œsophage ainsi qu’à mon estomac. J’avale une deuxième tranche de pain et la termine en seulement deux bouchées. J’avais si faim. Mes lèvres me font mal, à cause des gerçures, mais aussi à cause de la soupe. Je frotte mon nez qui goutte et soudain j’entends le son d’un petit cliquet. Je sursaute légèrement. Une personne s’assoit à ma droite et je perçois qu’un vieux policier prend place en face de moi. Je devine qu’inspecteur Adrian Price se tient à ma droite et m’a menotté le poignet.

— Vous savez Mademoiselle, agresser un flic est puni par la loi, prononce le vieux en murmurant.

Ma lèvre gercée me fait mal à nouveau, car je la pince d’énervement.

— La vitre va me coûter cher à remplacer, rétorque Price.

— Vous savez que les personnes de votre genre ne sont pas les bienvenus dans cet endroit, réponds-je en serrant mes poings.

J’ignore comment ils m’ont retrouvée et je ne supporte pas leurs tons hautains. Le vieux se gratte la barbichette mal rasée, son manteau noir en laine s’effiloche. J’imagine qu’il ne doit pas prendre soin de lui. Les doigts de l’inspecteur Price n’arrêtent pas de claquer contre la table. Il semble nerveux tandis que son partenaire me regarde droit dans les yeux, l’air impassible.

— Je te propose un marché, petite, propose le vieux.

— Désolée, mais je ne mange pas de ce pain-là.

— Pourtant, tu as l’habitude de payer les autres, tu disais t’arranger avec eux.

— Pas avec vous.

Nous chuchotons toujours et je décide de lever mon poignet pour terminer ma soupe, j’entraîne alors la main de l’inspecteur Price avec moi, comme une petite marionnette. Je l’entends esquisser un léger sourire.

— Un toit, une sécurité et tu évites la prison contre tes capacités de cyberhackeuse.

J’avale le fond de ma soupe et fronce les sourcils d’incompréhension. Pourquoi me proposeraient-ils un tel marché alors que je viens tout juste de détruire leur poste de police ?

— Vous vous trompez de personne, assuré-je en faisant claquer le bol contre la table.

— Personne n’a réussi à cracker Gilberte avec autant de facilité, ajoute l’inspecteur Price en tournant sa tête vers moi. Sa barbe n’est pas rasée comme hier et ses poches sous les yeux se sont intensifiées.

Ils se fichent de moi ? C’était assurément un jeu d’enfant !

— C’est une antiquité ton truc.

— Donc tu avoues avoir infiltré son système en seulement une minute et trente-six secondes ?

Je laisse échapper un souffle d’exaspération en direction de la table.

— Votre marché est inéquitable, qu’est-ce je gagne en plus d’un toit et d’une sécurité que je peux déjà m’assurer.

— On abandonnera toutes charges contre toi, si tu respectes le deal. Je t’assure que les prisons de Steamfall ne sont pas du tout les mêmes qu’ici, c’est pire.

— Vous venez de Steamfall ? demandé-je étonnée. Vous n’avez pas l’air de venir d’ici, mais de Steamfall ? Aussi loin ? Je ne m’attendais pas à ça.

— Bordel, si tu savais comme je déteste ta ville pourrie, s’exclame le vieux, vous ne possédez même pas de parc.

— Vous avez des parcs à Steamfall ?

— Non, mais sérieusement gamine, l’herbe ça existe et je pisse dessus pour arroser mes plantes.

— Bon, tu acceptes oui ou non ? nous coupe Price.

— En quoi mes capacités vous intéresseraient ?

— On veut infiltrer…

Il marque une pause et le vieux conclut :

— Les Ghost, chuchote-t-il tout bas en positionnant la paume de sa main près de sa bouche.

Je me tends, et mes yeux font des aller-retour entre Price et le vieux. Une pression traverse mes veines, je pense soudainement à Garçon.

— Les Ghost ? Vous savez qui ils sont… réellement ?

— On enquête sur eux depuis des mois.

Ils n’ont pas l’air d’être des flics communs, je l’avais compris.

— Qui vous dit que je ne vais pas vous trahir ?

— T’as l’air de savoir garder un secret, rétorque Price comme si c’était une évidence.

Je réfléchis pendant quelques secondes, mais je connais déjà la réponse. Peut-être qu’ils possèdent des informations que je n’ai pas, on pourrait éventuellement les comparer, mais je n’ai pas l’intention de parler de Garçon avec eux. Ils ne doivent pas savoir.

— Je n’ai aucune sûreté que vous êtes des personnes de confiance. On ne se connait pas, d’ailleurs j’ignore comment tu t’appelles, toi, le vieux.

Il éclate de rire, en faisant du bruit que les autres autour nous dévisagent.

— Je n’ai pas besoin de te le dire, rétorqué en chuchotant.

— Inspecteur Newton, répond Price à sa place.

Je hausse un sourcil, l’air suspicieux. Son nom colle parfaitement avec sa tête de vieux schnock.

— Et toi ? demande Price, à qui doit-on faire honneur ?

Je déglutis lentement. Ils attendent une réponse de ma part, mais leur mentir une nouvelle fois n’arrangerait en rien notre collaboration qui n’a pas encore débutée.

— Ran. Appelez-moi Ran.

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