CHAPITRE SEPT
Ran
09 décembre, 2086
Poste de police, Minport City.
Lorsque je rentre dans la salle de bain, j’arrive dans une large pièce avec comme convenu, une baignoire de coin avec pommeau de douche. Un néon bleu éclaire la pièce et la vasque. Je n’ai jamais séjourné dans des endroits avec une salle d’eau à part, sauf quand j’étais au labo avec Père et Garçon.
Je dépose mon sac à terre et me dirige devant le miroir. Mon teint n’est plus aussi porcelaine que d’habitude. Mes poches se confondent avec mes yeux noirs. Je ne regarde jamais mon reflet, ou presque. Je ne l’aime pas. Je ne m’aime pas. J’ouvre mon sac et dépose délicatement sur le sol mes appareils électroniques à l'abri de l’humidité ainsi que quelques vêtements de rechange. Il doit me rester encore trois débardeurs et quelques sous-vêtements de même qu'un vieux pull large que j’ai récupéré dans la précipitation lors de ma fuite. J’allume la douche et fait couler l’eau chaude, pendant que je me déshabille. Je déplace mes cheveux sur le côté pour toucher la puce incrustée dans ma nuque. Elle n’arrête pas de me faire mal depuis que j’ai revu Garçon. Je me retourne et remarque que je saigne à nouveau. La vue de mon corps me dégoute, je suis trop maigre. La blessure au couteau de mon épaule cicatrise mal. Ma peau blanche est parsemée de nombreux hématomes que je touche du bout des doigts. La douleur me fait légèrement frissonner. La vapeur envahit l’espace et je me dirige sous la douche.
Je passe le savon sur mon corps et frotte le plus fort possible pour enlever la crasse sur moi depuis deux jours, ainsi que le sang qui a séché. Mes ongles grattent mon cuir chevelu sous l’eau brûlante et j’arrive un peu à me détendre. J’essaie de relativiser, en me demandant si j’ai bien fait d’accepter leur proposition. Si cela peut me permettre d’être au chaud au moins cet hiver, alors je prends sur moi, en espérant retrouver Garçon le plus vite possible. Ensuite, je partirai. Lorsque j’ai parcouru les dossiers des moniteurs, j’étais loin d’imaginer qu’ils possédaient autant d’informations sur les Ghost. Bien plus que moi. Je les ai mémorisés et j’ai même retenu chaque date depuis leur première intervention. J’ai vu passer l’attaque du labo, en date du 13 octobre 2076, celle où j’ai perdu Père et Garçon. Ils l’appellent : Merle noir. Chaque intervention prend un nom d’oiseau, j’ignore pourquoi.
Je sors de la douche et cherche une serviette dans les différents tiroirs. Il n’y a que des affaires d’hommes, et comme l’a évoqué Newton un peu plus tôt, j’ai bien l’impression que l’inspecteur Price aime prendre soin de lui. Après m’être habillée, je sors de la salle de bain et aperçois les deux inspecteurs dans le salon. Price se trouve devant les écrans et Newton est assis dans le canapé, cigarette en bouche, il nettoie son arme à feu. Ils m’aperçoivent et Price s’approche de moi lentement avec un vêtement dans les mains.
— J'ignorais si tu avais des affaires de rechange, alors j’ai trouvé deux trois trucs que…
— Des affaires de femmes avec qui il a baisé quand je n’étais pas ici, conclut Newton à sa place.
— On peut dire ça comme ça, réplique-t-il en le fusillant du regard, mais elles sont propres, je t’assure.
Je hausse les sourcils, un peu de dégout, et je finis par accepter parce que mon pantalon est en sale état.
— Merci, réponds-je poliment.
Il attend devant moi, comme si j’allais continuer la conversation, mais je préfère me diriger vers les écrans, c’est là où je me sens à ma place. Je bouscule légèrement Price pour me rassoir sur la chaise. Je parcours les dossiers sans leur demander leur autorisation, pourtant il me laisse faire.
— Vos pare-feu ne sont pas très sécurisés, c’est étonnant pour un poste de police, riposté-je en faisant quelques manipulations. Je viens de faire les modifications nécessaires.
— Où as-tu appris à faire ça ? demande Price en prenant un siège à côté de moi.
Ses grandes mains veinées déposent une tasse de café sur le rebord du bureau que je dirige automatiquement devant mes lèvres.
— C’est normal pour moi, réponds-je, j’ai appris au fur et à mesure. Je ne suis pas la seule à savoir hacker.
— Non, tu as raison, mais tu es la seule à le faire aussi vite. Je n’ai jamais vu quelqu’un avec autant de facilité et rapidité. Tu es comme une intelligence artificielle, mais sous forme humaine.
— Si tu le dis, réponds-je en haussant les épaules.
— D’où est-ce que tu viens ?
— D’ici.
Newton nous rejoint et se place de l’autre côté. Les deux me regardent, comme si j’étais un ovni.
— Tu as vingt-ans ?
— Oui, et toi vingt-cinq, tu es né le 07 avril 2061 à Steamfall, tu viens d’une petite famille. Tu as aussi une grande sœur âgée de trente-deux ans qui se prénomme Sirah, elle est mère célibataire et a un bébé de trois ans. Tu as été diplômé et major de promo de l’école de police en 2083 et…
— Ouah, OK, tu peux t’arrêter là Ran, me coupe Price, en laissant échapper un rire nerveux, tu sais que c’est puni par la loi de voler ce genre d’informations ?
Je hoche la tête, mais je m’en fiche complètement, ce n’est pas comme si j’étais déjà avec des flics. Cette puce est un avantage, mais c’est aussi un inconvénient. J’arrive à savoir presque tout, puisque tout est informatisé, tout est enregistré sur des plateformes de sauvegardes dans le cyberespace. J’ai pu voir que la mère de Price est à l’hôpital, il verse plus de la moitié de son salaire tous les mois pour payer les soins de sa maladie d’Alzheimer. Je reprends après quelques secondes :
— Quant à toi Newton, tu…
— Cinquante-trois ans, m’interrompt-il, je n’ai pas besoin que tu me racontes la suite gamine. Je la connais déjà.
Je ressens un peu de peine pour Newton. Il a perdu sa fille, alors qu’elle n’avait que huit ans, dans un accident de voiture dont il était chauffeur. Je suppose que c’est pour ça que Price conduit et non lui. Il a aussi divorcé et enchaîne les rendez-vous chez le psychiatre depuis dix ans. Je comprends maintenant, pourquoi il agit parfois bizarrement, voire aigri.
— Tu m’as donné mal au crâne, je vais prendre l’air, lance Newton en faisant trembler le parquet lorsqu’il se lève.
Il mord sa lèvre inférieure en ouvrant ses narines. Je pense l’avoir énervé, mais en même temps, c’est la première fois que j’arrive à tenir une conversation après plus de dix ans toute seule.
— Hum, racle Price, Ran, il va falloir que tu évites, de faire ça… sauf quand on te le demande. Tu ne peux pas t’introduire dans nos vies privées et voler ce genre d’informations, surtout que, nous ne connaissons rien de toi.
— Le système de sécurité de la voiture autonome de Newton ne s’est pas déclenchée.
— Ne parle pas de sa fille. C’est un conseil. D’ami.
— Un conseil d’ami ? On est ami toi et moi ?
— J’ignore pendant combien de temps, il va falloir que l’on collabore. Alors, oui, considère-moi comme ton ami.
Depuis que Garçon m’a quitté, c’est la première fois que quelqu’un me propose d’être son ami. Je n’ai pas été à l’école, ni au lycée, ni à l’université. Je n’ai aucun lien sociable avec qui que ce soit, parce que j’ai passé ma vie à fuir. Je me méfie de tous, même des inspecteurs. Pourtant, Price, a l’air de vouloir me faire confiance. J'ignore aussi si c’est parce qu’il veut que je l’aide, ou bien parce qu’il me croit naïve. Si c’est le cas, il fonce droit dans le mur.
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