La pensée ternaire en institution
La pensée ternaire en institution
Dans le registre institutionnel il importe d'écouter parler autrui mais également de s'écouter parler nous-mêmes. Il faut en plus saisir à partir d'où pense autrui et à partir d'où nous pensons nous-mêmes. Il s'agit de débusquer systématiquement et à tout moment où entrent en jeu des pensées et des paroles, les émergences de pensée primaire, binaire et ternaire. Et surtout celles qui nous conduisent à une impasse, manipulent nos affects et nous plongent dans l'incohérence. Pour cela nous devons appréhender le rapport entre les concepts théoriques et leurs applications pratiques.
La transposition de la théorie à la pratique ne coule pas de source. L'accès au mode de pensée ternaire est à la portée de tous. Dès lors que l'on a atteint la triangulation œdipienne on est capable d'atteindre la pensée ternaire. Encore faut-il l'intégrer en soi en tant que construction symbolique déterminante dans l'élaboration d'un projet thérapeutique, en tant qu'état d'esprit. Lorsque j'ai entrepris des études de médecine, bien installé dans mon raisonnement binaire, j'ai considéré que la relation duelle médecin-malade était la base de toute acte thérapeutique digne de ce nom. Puis au cours de mes stages au CHU je me suis rendu compte que cette relation était triangulée par un troisième pôle, le cadre institutionnel. En outre la mission du « patron » était tri dimensionnelle, thérapeutique, enseignante et administrative. Mais à l'époque je ne concevais pas la possibilité d'associer ces triades dans une symbolique triangulaire, je ne voyais pas de lien, encore moins d'équilibre, entre les trois parties. Je n'accordais pas le même crédit à chacune.
Puis au SPIJ (service de psychiatrie infanto-juvénile) la pratique a disposé les parents entre l'enfant et moi en plus du cadre institutionnel. Je commençais à ne plus trop penser en binaire grâce aux théories psychanalytiques. Il n'était plus question de prendre parti pour l'enfant contre ses parents ou pour l'institution contre l'enfant, et vice-versa, même si dans le registre institutionnel j'ai cru bon de choisir, dans un contexte particulier, le camp des « permanents » (éducateurs et infirmiers) contre celui des « intervenants » (psychologues, orthophoniste et psychomotriciens).
Enfin j'ai exercé en secteur médico-social où les « trialités » plus nombreuses et plus perceptibles peuvent faciliter l'accès au raisonnement ternaire. Il s'y ajoute notamment la trilogie aire thérapeutique - aire éducative - aire pédagogique. Tellement perceptible que le plus souvent sous l'égide de la pensée binaire ces trois aires se font la guerre dans une alliance à deux contre une.
Actuellement je pratique dans un SESSAD (Service d’éducation spéciale et de soin à Domicile) qui forme, entre autres, un trio fonctionnel avec la famille et l'école. Dynamique intéressante dans laquelle chaque élément institutionnel triangule la relation entre les deux autres. Là, il ne s'agit pas pour nous de jouer à distance, du haut de notre savoir, les médiateurs conciliants, mais de représenter le tiers, soit 33%, du dispositif, avec l'ambition de mettre en application pratique le mode de pensée ternaire. Ce qui signifie que les singularités, les pouvoirs et les compétences des trois parties en présence doivent être respectés et placés sur un pied d'égalité, hors de tout jugement de valeur et de tout rapport hiérarchique. Maintes fois nous avons pu constater les avantages de ce fonctionnement et lorsque les choses se compliquent, quand les affects et les pensées régressives se manifestent, nous nous disons : « attention ! nous sombrons dans le raisonnement binaire et nous allons vers une alliance à deux contre un. Il nous faut retrouver l'équilibre à trois.».
Toutefois nous vivons dans un monde qui nous façonne plus que nous ne le façonnons et notre pensée ternaire a bien du mal à y faire sa place. Ce serait bien orgueilleux de croire que nous sommes au-dessus de la mêlée. Mais ça ne coûte pas grand-chose d'essayer au moins de lancer quelques sondes, ne serait-ce qu'en notre propre esprit, et de partager ces recherches de médiation au sein de notre équipe pluridisciplinaire. Il me semble que le plus dur, mais aussi le plus efficient, pour avancer dans ce travail c'est d'éviter de s'égarer quand l'affectivité domine dans la dualité, car en cas de conflit il n'y a toujours que deux camps. Selon le mode de pensée binaire nous sommes obligatoirement pour ou contre, nous devons porter un jugement et choisir un camp. En mode de pensée ternaire nous sommes pour et contre car nous comprenons et trouvons légitimes les raisons invoquées par les deux parties en présence, notre démarche se situe au-delà de tout jugement, il importe peu de savoir qui a raison et qui a tort. Nos affects existent évidemment et nous pouvons préférer telle personne plutôt que telle autre, mais ils doivent être maintenus à l'écart du travail de l'esprit qui est de constituer un espace-tiers susceptible de ramener à la raison tous les belligérants.
Le risque est de nous laisser nous-mêmes emportersur le mode auquel nous voulons échapper, de créer une nouvelle dualité, la dualité implication - non implication. Nous en venons alors à douter de notre proposition en nous demandant si nous ne faisons pas preuve de lâcheté à ne pas nous être engagés dans le pour ou le contre. En face nous recevons de l'agressivité sous la forme : « vous n'entendez pas ce que je vous dis !... vous ne m'écoutez pas !... ». Car la pensée binaire exerce une emprise sur l'affectivité, sur l'émotionnel. Elle renforce aussi la jouissance dans le registre sadomasochiste. Nous pouvons ne pas avoir envie d'abandonner ce mode de pensée pour un mode qui serait, croit-on, trop connoté intellectuellement, trop complice de la raison et ennemi de la passion, et qui nous laisserait froids, insensibles aux émotions, voire aux souffrances d'autrui, en un mot qui léserait notre sphère affective. Il n'est pas facile de percevoir une troisième occurrence, qui pourtant existe en réalité et qui nous rendrait à la fois plus matures et plus heureux.
Le SESSAD où je travaille accompagne des enfants qui présentent un soi-disant déficit intellectuel. Je ne développerai pas ici pourquoi ce qualificatif de « déficience intellectuelle » nous indispose car ce serait un autre débat. Simplement je dirai que les thérapeutes doivent faire face à une double situation de handicap, d'une part handicap chez l'enfant pour qui les apprentissages scolaires sont inintelligibles, d'autre part handicap chez les enseignants pour qui les capacités cognitives de leurs élèves, masquées par la pseudo-déficience, sont également inintelligibles. C'est là que notre Service, grâce à une articulation étroite avec la famille et avec le milieu scolaire, joue en quelque sorte le rôle du « tiers instruit » en matière de « déficience intellectuelle ». Au risque de passer pour de doux rêveurs, pour des utopistes, au risque de voir nos compétences et notre expertise déniées, nous expliquons inlassablement, à partir d'observations cliniques et d'interprétations différentes de celles de la famille et de l'école, mais tout aussi logiques et rationnelles, ce qu'il y a d'illogique, d’irrationnel, chez l'enfant qui ne parvient pas à devenir élève. Notre mission consiste à l'amener à ce statut qui paraissait au départ de la prise-en-charge inabordable. Notre plus grande satisfaction est de constater que nous y parvenons dans la majorité des cas suivis. Et alors la confiance de nos partenaires de l’Éducation Nationale nous est acquise et les familles abandonnent leurs griefs contre les méthodes pédagogiques et contre les maîtres.
Le présupposé de base à l'origine de notre travail d'articulation triangulaire étant qu'il n'existe que très peu de personnes capables de s'enkyster dans la mauvaise foi, d'entretenir des situations angoissantes pour le plaisir, de refuser toute remise en cause de leurs certitudes, toute tentative de compréhension de l'échec dans les apprentissages scolaires, tout projet à mettre en œuvre. Nous partons de l'idée qu'en dehors de la folie, il n'y a pas de parents ni d'enseignants qui n'écoutent, certes parfois avec perplexité et doute, de manière constructive les propositions de partenaires visant à offrir une meilleure adaptation scolaire aux enfants.
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