La pensée ternaire en clinique
La pensée ternaire en clinique
Grégory est un jeune adolescent de 14 ans scolarisé en 5ème ULIS dans un collège public. Il est suivi au SESSAD depuis septembre 2014. Comme il se doit il bénéficie d'inclusions dans les classes ordinaires. L'an passé il a posé de nombreux problèmes de comportement au sein des classes et du collège. Ses parents, et particulièrement son père, n'ont pas arrangé la situation en accumulant plaintes et critiques contre l'établissement scolaire et contre la maîtresse de l'ULIS. Son niveau scolaire n'est pas très élevé mais on lui reconnaît de réelles capacités cognitives. Devant ce blocage entre la famille et le collège, la coordonnatrice de l'ULIS, qui nous connaît depuis de nombreuses années et apprécie notre travail, a demandé pour Grégory une prise-en-charge par notre Service. Le bilan psychologique pratiqué au SESSAD, bilan de personnalité et non de niveau intellectuel, a révélé chez cet adolescent des potentialités réelles, mais aussi des troubles de l'identification et de l'affectivité. Le projet thérapeutique a consisté en des entretiens psychologiques hebdomadaires et une orthophonie, une articulation étroite avec le collège et la famille via notre éducateur et des entretiens de parents réguliers avec moi.
D'emblée le projet fut bien investi par le jeune et par ses parents. Lors de la réunion au collège dite ESS (équipe de suivi de la scolarisation) qui eut lieu lors du second trimestre, une amélioration a été constatée par les enseignants tant sur le plan du comportement que des apprentissages. Les parents ont quitté la réunion satisfaits, apaisés et coopérants, même si l'injonction de lever leur hyper protection de Grégory en le laissant venir seul au collège ne semblait pas les enthousiasmer.
Le grain de sable qui est venu enrayer cette mécanique qui semblait pourtant bien huilée est apparu en toute fin d'année scolaire. Sous la forme d'une absence scolaire de Grégory durant une semaine car ses parents ont décidé de l'emmener à une manifestation sportive d'envergure nationale dont ils sont, et lui aussi, très addictifs. En outre Grégory possède un talent reconnu par tous pour ce qui est de photographier les diverses péripéties de cette discipline sportive. Nous sommes informés de ce projet et les parents sont prêts à remettre au collège un certificat médical de complaisance pour légaliser l'absence de leur fils pendant une semaine.
En réunion nous ne trouvons pas que cela soit une bonne solution. Nous cherchons évidemment une voie tierce et proposons de transformer cette absence de Grégory en un stage d'observation en vue de son orientation professionnelle. Notre éducateur en parle avec la maîtresse d'ULIS qui ne l'entend pas de cette oreille. Selon elle l'idée est bonne mais prématurée car en 5éme ULIS les stages en milieu professionnel ne font pas partie du projet pédagogique. Pour l'année prochaine cela sera possible mais pas pour cette année.
Le papa est bien embêté et dit à l'enseignante que les places à la manifestation ont été retenues, qu'elle pourrait faire rattraper les cours manqués à Grégory, lequel serait prêt à montrer ensuite à sa classe des photos, présenter un exposé. Peine perdue. Le refus est catégorique. La maîtresse est convaincue que le papa a embringué son fils dans cette aventure qui est surtout motivante pour lui et pas forcément pour le jeune. De plus elle lui a déclaré que le collège ne tolérerait pas un certificat médical de complaisance et que cette absence illégale pourrait, selon la règle, faire l'objet d'un signalement. Il nous tient un discours affectivé du genre : « quand c'est des gosses de riches le collège est moins regardant sur les absences exceptionnelles ! » En réunion nous appréhendons les choses de manière quelque peu différente et de la famille et du milieu scolaire. Nous pensons que Grégory adhère totalement au projet familial qui est d'ailleurs plutôt à l'initiative de la maman. Mais il est vrai que vis-à-vis du collège elle s'est toujours montrée fort discrète car c'est le papa qui en général tient le crachoir pour se plaindre des manques de l'administration scolaire. Nous devons trouver une solution pour ne pas revoir flamber les distorsions de communication entre la famille et le collège.
Mes collègues, pour la plupart, cautionneraient volontiers la fermeté de l’administration scolaire qui signifie à la famille qu'elle ne peut se placer au-dessus des lois. La psychologue et moi-même ne souhaitons pas nous extraire du débat pour laisser en place une logique binaire. Nous aimerions proposer une médiation, une triangulation, d'autant plus que nous voyons des avantages non négligeables sur un plan psychothérapeutique à ce séjour de Grégory. En cette affaire nous atteignons les limites de l'articulation entre le domaine éducatif et le domaine thérapeutique au sein de notre propre équipe pluridisciplinaire.
Finalement nous décidons de concocter un certificat médical, non de complaisance mais pour marquer le point de vue des thérapeutes et les risques qu'il y aurait pour l'évolution psychologique de Grégory si un duo paranoïaque s'installait entre la famille et le collège. Ce qui provoquerait chez nous un conflit de loyauté vis-à-vis et des parents et de nos partenaires de l'EN. Cependant, avant de remettre le certificat aux parents, je décide de prendre contact par téléphone avec Mme la principale du collège. Au bout du fil l'accueil est bienveillant et très vite la responsable me met en ligne avec l'enseignante de l'ULIS. Laquelle est ravie de cette démarche, se montre parfaitement en accord avec notre médiation, me précisant qu'elle n'est plus en conflit avec les parents de Grégory. Elle comprend nos arguments, renouvelle sa confiance envers le SESSAD qui a permis de faire évoluer favorablement Grégory, bien que certaines interventions du papa lui restent en travers de la gorge, accepte le certificat de ma part et affirme que le collège marquera juste le coup sans entreprendre des démarches de type répressif. Au terme de cet entretien téléphonique assez long nous avons loué en équipe les bienfaits du raisonnement ternaire.
Le second exemple sera plus bref. Il s'agit de Lucia, petite fille de 7 ans, admise sur un autre site du SESSAD depuis septembre 2014. Après un suivi au JES (jardin d'enfants spécialisé) elle est scolarisée à plein temps dans la CLIS d'une école élémentaire ayant une très mauvaise réputation aux yeux des parents, qui auraient souhaité une autre affectation. Lucia présente des troubles importants des fonctions cognitives pour lesquels une orientation en IME avait été envisagée. Orientation refusée catégoriquement par les parents. Le projet du SESSAD se résume en des entretiens psychologiques hebdomadaires, une thérapie psychomotrice, des séances éducatives, une articulation étroite avec l'école et la famille via notre éducatrice et des entretiens de parents réguliers avec moi. L'investissement de la famille et de l'enfant à l'égard de notre Service est tout-à-fait satisfaisant mais la relation de la maman avec l'école n'a fait que se dégrader tout au long de l'année scolaire. Des confrontations houleuses ont eu lieu qui ont nécessité à certains moments la présence de notre éducatrice pour qu'elles ne tournent pas au vinaigre. Pendant ce temps Lucia s'est plutôt bien intégrée dans la CLIS et n'hésite pas à montrer à la psychologue et au psychomotricien qu'elle est plutôt contente de fréquenter cette école. En fin d'année scolaire les parents, bien décidés à obtenir un changement d'école pour leur fille, ont adressé une requête à l'inspecteur de l'EN, en y joignant un certificat que j'avais rédigé sans prendre vraiment parti, juste en avançant que le changement pourrait offrir une nouvelle expérience d'intégration moins anxiogène pour Lucia et pour ses parents, moins parasitée par le spectre d'une orientation prématurée vers un IME. La maman m'avait déclaré par ailleurs qu'elle serait prête à accepter l'IME si la scolarisation dans une autre CLIS se soldait par un échec.
L'inspecteur a répondu aux parents qu'il prenait en compte leur demande et le certificat du psychiatre, mais il tenait à les rassurer sur les compétences certaines et la fiabilité des enseignants de l'école, et que de ce fait il n'y avait pas lieu de transférer Lucia dans une autre CLIS. Réponse qui provoque la colère de la maman qui veut me voir dans les plus brefs délais. Je la reçois quelques jours plus tard, elle me montre le courrier de l'inspecteur et veut porter l'affaire devant les tribunaux. Entre temps une réunion d'équipe révélait que Lucia n'était en fait pas désireuse de quitter son école, de nets progrès étaient déjà notés et la maîtresse de CLIS ne parlait plus d'orientation en IME. J'explique alors à la maman cette disposition de son enfant, elle reconnaît sans difficulté que c'est surtout elle et non sa fille qui est en conflit avec l'école. J’émets l'idée qu'une adaptation dans un autre univers scolaire peut poser problème à Lucia dont c'est la première année en école élémentaire, que si là ce sont les parents qui rejettent l'école ailleurs ce pourrait être l'école qui rejette l'enfant.
Et en fin d'entretien la maman me déclarera : « si vous me promettez que l'éducatrice rencontrera la maîtresse de la CLIS, que vous-même me soutiendrez, aussi souvent que nous serons dans l'angoisse par rapport à l'école. Si vous proposez quatre et même cinq séances par semaine au SESSAD, dont une orthophonie, pour Lucia l'an prochain, mon mari et moi serons d'accord pour qu'elle reste dans cette école ». Et forte de ma réponse positive, elle quittera mon bureau apparemment soulagée, en abandonnant sa colère et son combat avec l'EN.
Ils pourraient constituer un imposant volume, les autres exemples cliniques qui démontrent l’intérêt de l'accès au raisonnement ternaire dans le domaine psychothérapeutique. J'ai choisi ceux-ci, bien qu'ils ne montrent pas la complexité de toutes les situations triangulées et intriquées à la pathologie, souvent bien difficiles à débroussailler, pour ne pas assombrir la clarté de mon exposé.
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