Partie 1
Rose sortit de la station de métro, ses talons martelant le sol pluvieux. Le parapluie dans une main et le portable dans l’autre, elle suivait son GPS qui indiquait deux minutes jusqu’à la salle de spectacle.
Il restait encore trois bonnes heures avant l’ouverture des portes, mais Rose n’en pouvait plus d’attendre enfermée dans son petit studio. Paris était la ville des cafés, elle trouverait bien un endroit pour se poser, faire un peu de crochet et patienter avec un chocolat liégeois. Mais elle voulait repérer la salle avant. Cela ne faisait que quelques jours qu’elle avait quitté sa très chère Côte d’Azur pour la capitale, elle n’avait pas encore eu l’opportunité de flâner dans les rues parisiennes.
Rose arriva devant une banderole rouge verticale qui affichait en lettres blanches La Cigale. Un peu en arrière s’étirait une file d’attente qui semblait sans fin. Elle s’approcha d’un vigile.
« Excusez-moi, c’est bien ici qu’a lieu le concert de F.T. Island ?
— Oui madame. Si vous avez une place VIP ce sera la file de droite, sinon ce sera celle de gauche. »
Elle remercia l’agent de sécurité, les yeux rivés sur la masse de personnes agglutinées derrière les barrières. Vu le monde qui était déjà en train d’attendre, si elle voulait une place en fosse, elle devrait faire une croix sur son escapade « café parisien ». Elle commença à remonter la queue, accompagnée par le cliquetis des gouttes sur la toile de son parapluie et les chants improvisés des fans. Sans grande surprise, les tickets VIP étaient moins nombreux que les autres ; alors qu’elle dépassait la dernière chanceuse, son moral s’assombrit : la file de gauche continuait de s’étendre. Rose n’avait pas imaginé une minute devoir faire la queue debout juste à côté de la route pendant trois heures et sous la pluie. Elle se ressaisit et reprit son chemin avec fougue, accélérant la cadence. Ce n’était pas une petite averse et quelques centaines de personnes qui allaient attaquer son humeur ! Elle avait espéré ce concert pendant des années, puis attendu pendant des mois. Il était hors de question qu’elle n’en profite pas !
Rose arriva finalement au bout de la file et se plaça derrière un duo de jeunes femmes très enthousiastes.
« Je te l’avais dit ! Regarde le monde ! Mais non, comme d’habitude on ne m’écoute jamais ! gémit la plus petite en secouant ses cheveux rouges déjà dégoulinant d’eau.
— Jade calme-toi, ça va le faire.
— Parle pour toi et ton mètre soixante-dix ! Moi, je ne vais rien voir avec le monde qu’il y a devant nous !
— Mais t’as fini de te plaindre ! s’amusa l’intéressée. Si tu voulais vraiment avoir le nez collé à la scène, il fallait prendre le ticket VIP.
— Lorna, regarde-moi bien, dit-elle le menton levé pour regarder dans les yeux son amie de deux têtes de plus qu’elle. Est-ce que j’ai l’air d’une pigeonne pareille ?! Crois-moi, il n’est pas né celui qui me verra dépenser cent balles pour rentrer trente minutes avant l’ouverture des portes ! Ah ça non ! »
La grande femme se mit à rire à gorge déployée, sans aucune forme de gêne.
Rose ne put s’empêcher de penser qu’elle était belle. Sous la capuche jaune moutarde de son imperméable se cachaient des cheveux crépus qui encadraient un visage rond. Les quelques boucles rebelles guidaient le regard vers les deux perles blanches accrochées à ses oreilles. Elle portait un maquillage léger aux teintes rosées qui mettait en lumière sa peau noire malgré le temps couvert. Mais c’était surtout son sourire qui avait attiré l’œil de Rose : il irradiait la sincérité et la bienveillance.
La jeune femme se retourna, se sentant probablement observée. Rose détourna rapidement les yeux, gênée. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de détailler une inconnue aussi ouvertement ? Alors que la voix fluette de la rouquine s’élevait, Rose fit mine de s’intéresser à l’architecture du quartier. A chaque fois qu’elle reportait son attention sur le duo, son regard accrochait celui de la demoiselle et son aura charmeuse.
Rose fuit son regard perçant une dizaine de fois, avant de s’y abandonner. L’inconnue l’observait aisément par-dessus l’épaule de son amie, qui parlait dans le vide. Commença alors un dialogue silencieux, un mélange de sourires malicieux et d’œillades captivantes.
Alors que Rose vivait hors du temps, la fausse rousse râla :
« Mais quel temps de chien ! Je suis déjà trempée ! A ce rythme-là je vais transformer la fosse en pédiluve !
— Excusez-moi ? interpella la plus grande à l’attention de Rose. Est-ce que vous pourriez prêter un morceau de votre parapluie à mon amie ?
— Euh oui, bien sûr, bégaya Rose en s’approchant du duo et recouvrant sa constance.
— Vraiment ? demanda la plus petite, les yeux pétillants. Merci beaucoup ! C’est bien aimable à vous.
— Il n’y a pas de quoi. » répondit Rose en plaçant le parapluie au-dessus de leurs deux têtes.
Elle croisa le regard entendu de la plus grande qui lui tendit sa main :
« Lorna, et vous ? Toi ?
— Oui, on peut se tutoyer, répondit-elle en serrant sa paume. Rose.
— Et moi, c’est Jade ! lança la plus petite. Ravie de te rencontrer ! La fleur et la pierre, toi et moi on est destiné à un grand futur ! »
Rose ne put réprimer un petit rire qui fit réagir Lorna :
« Ah bah super, si vous voulez je vous laisse !
— Oui, on veut bien, répondit Jade avant que Rose n’eût le temps de dire un mot. Le choix des dieux, tu ne peux pas comprendre Lorna. Il faut qu’on parle de l’avenir du monde, tu vois bien que tu es de trop ! ajouta-t-elle en se blottissant contre Rose.
— Deux petites choses avant que je m’éclipse : peut-être qu’on pourrait éviter de terroriser notre camarade de file que l’on vient juste de rencontrer et peux-tu me rappeler où tu dors ce soir ?
— Humm… Tu as raison. Je te nomme conseillère humaine des envoyées divines. Tu peux rester. Tiens, je te fais une petite place sous notre coupole. » Elles échangèrent un sourire complice, dans lequel Rose lut la grande amitié qui les liait.
Lorna se serra avec elles sous le parapluie et Jade reprit la parole :
« Désolée, l’excitation du concert me fait raconter n’importe quoi ! Et puis ça fait des mois qu’on ne s’est pas vues !
— Oh non, ce n’est rien.
— Tu es venue seule ?
— Oui, répondit timidement Rose.
— Tes potes n’écoutent pas de K-pop ? demanda Lorna surprise.
— Ah si, si. D’ailleurs, c’est une amie qui m’a offert la place. Mais elle habite dans le sud et n’a pas pu venir. Et je suis arrivée à Paris il y a peu, je n’ai pas eu le temps de rencontrer grand monde.
— Eh bien c’est chose faite ! lança Lorna en se désignant avec Jade. Tu veux qu’on te prenne en photo pour attester de ta venue à ton amie ?
— Oh, oui ! Un reportage photo ! Donne-moi ton téléphone, je vais faire ça comme une pro ! s’excita la plus petite. Enfin si tu es d’accord, évidemment. »
Rose hésita un instant, mais Lorna l’encouragea de la tête à faire confiance à cette pile électrique. Elle lui donna son portable et essaya de suivre ses instructions. Elle n’était pas très à l’aise de poser ainsi en pleine rue, mais elle fit de son mieux pour paraître naturelle. Elle savait que Sarah apprécierait ce petit reportage.
Le trio continua à échanger jusqu’à l’ouverture des portes. Rose apprit que Jade était conseillère marketing pour le web, d’où son talent pour les reportages photos au smartphone. Quant à Lorna, elle était en dernière année de Master de Chimie à la Sorbonne. Ses nouvelles connaissances ne furent pas surprises lorsqu’elle leur annonça qu’elle commençait une école de mode. La conversation dévia naturellement vers la musique et les séries, sujet sur lequel Rose avait largement de quoi se défendre.
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