Partie 5
Rose regardait son sandwich kebab sans grande envie, elle n’avait pas faim. Mais les filles avaient pris un menu complet, alors elle avait bêtement suivi. Elle picorait en silence pendant que Jade, de nouveau pleine d’énergie, revenait sur le concert :
« Non, non et non. Tu as tout faux !
— J’y étais aussi je te signale ! rétorqua Lorna.
— Ce deuxième solo de batterie, c’était le meilleur morceau du concert ! affirma Jade de sa voix encore enrouée. Il se donnait à fond ! Caisse claire, grosse caisse, caisse claire ! Les autres étaient invisibles aux yeux du public. Ah là là ! Il était le seul à exister ! C’était un merveilleux moment d’harmonie avec les fans, ils n’ont pas réussi à refaire ça après, même pendant le rappel !
— Ôte moi d’un doute. Cet amour soudain pour le batteur, ne serait-il pas plus lié à son absence de t-shirt qu’à sa performance artistique ?
— Je te l’ai dit, harmonie parfaite !
— Pfft ! Tu ne changeras jamais ! Tes vices te perdront ! reprit Lorna avec une mine faussement outrée.
— On parle d’une industrie qui fonctionne à 99,9% grâce au physique de ses artistes. Donc, je ne vois pas où est le problème de baver sur leur plastique. Pour toi, je n’ai pas besoin de demander. Je sais pertinemment quel était ton meilleur moment, lança Jade d’un ton accusateur.
— Ah ouais ? On parie ? »
La rousse fut coupée dans son élan par la sonnerie du portable de Lorna.
« C’est Marie, annonça cette dernière.
— Sauvée par le gong ! Vas-y, on t’attend. N’est-ce pas Rose ?
— Oui, oui, bien sûr. »
La chimiste s’excusa et sortit du restaurant avec son sandwich.
Jade reprit la conversation :
« Tu ne manges pas ton kebab ?
— Je n’ai pas très faim, avoua Rose. Je crois que ce concert m’a littéralement retourné l’estomac.
— Oh oui, j’imagine parfaitement, dit-elle d’un air entendu. C’était ton premier concert si je ne me trompe pas ?
— Exactement. J’étais ravie de le partager avec vous.
— Avec nous, souligna-t-elle, je me doute. »
Rose garda le silence et fit mine d’être intéressée par ses frites. Les sous-entendus de Jade la mettaient mal à l’aise, elle espérait que le coup de fil de Lorna se terminerait rapidement.
« Je suis désolée, mais elle est prise, lâcha Jade sans ambages.
— Qui ?
— De qui veux-tu que je parle ? Du Pape tiens ! D’ailleurs, sa Sainteté est au téléphone avec sa moitié.
— … et alors ? rétorqua Rose, un peu trop sur la défensive.
— Et alors ? Tu crois que je n’ai pas vu les petits regards que tu lui lançais ? Sans parler de votre duo, on se serait cru à Bollywood ! Si je n’étais pas aussi bruyante, votre petite alchimie m’aurait complètement effacée.
— Je-
— Je ne t’en veux pas, la coupa Jade plus calmement. C’est son super pouvoir. A travers ses yeux on a l’impression d’être le centre du monde et c’est pour ça qu’on l’aime tous. Assez égoïstement, il faut admettre. Mais elle est comme ça avec tout le monde. Je sais que tu es jeune, donc je te préviens : ne tombe pas dans le piège. Lorna a trouvé celle qui la comblait et c’est pour ça qu’elle peut te mettre sur un piédestal. »
Rose garda le silence et passa un œil au-dessus de son épaule. Face à la devanture, Lorna riait à gorge déployée au téléphone et ce malgré l’averse. Jade manquait de tact et d’empathie mais Rose ne pouvait nier l’évidence, la fausse rousse avait eu le mérite d’être honnête avec elle.
« Cette petite mise au point mérite paiement, n’est-ce pas ? reprit Jade, les mains au-dessus du sandwich de Rose. De toute façon tu n’allais pas le manger, si ?
— Non… Vas-y, je t’en prie, répondit-elle sans grande conviction.
— Hé, ne tire pas cette tête. Ce n’est pas grave, les coups de foudre, ça arrive. Je voulais juste te prévenir avant que tu ne te casses les dents. Tu es sympa, déclara-t-elle en croquant dans le pain. Un peu naïve, mais sympa. Ce serait con qu’on s’embrouille pour un truc aussi stupide.
— Comment tu as su ? demanda timidement Rose.
— Je te l’ai dit, ça crevait les yeux.
— Non, fin’ … je veux dire, comment tu as su que j’étais lesbienne ?
— Je n’en savais rien et je m’en fous, dit-elle en attrapant une frite. La seule chose que je sais, c’est que tu as les yeux qui pétillent dangereusement quand tu regardes ma meilleure amie. Je la connais depuis que je sais parler, donc je préfère te prévenir avant que quelqu’un souffre. »
Alors que Rose digérait la nouvelle, Lorna refit son apparition :
« Désolée pour l’attente. Marie te passe le bonjour, dit-elle à l’attention de Jade.
— Tu lui remettras.
— T’as commandé un deuxième sandwich ?
— Non, c’est celui de Rose, répondit Jade la bouche pleine.
— Quoi ?
— J’ai arbitrairement décidé que la roche avait besoin de plus d’énergie que la fleur.
— Pardon ?!
— Je lui ai proposé de le prendre, intervint Rose. Je n’ai pas très faim, le concert m’a bien trop épuisée.
— D’accord. Mais ne te laisse pas manipuler par cet estomac sur pattes, chuchota Lorna.
— Hé ! Je suis là !
— Bah quoi ? Ce n’est pas vrai peut-être ?
— J’ai des jolies pattes.
— Estomac sur jolies pattes ? demanda Lorna.
— Oui, s’il te plait. »
Rose les regarda échanger un regard complice et ses illusions volèrent en éclats. Elle était de trop. Elle avait prêté son parapluie et partagé quelques heures avec elles, rien de plus. Après avoir rassemblé ses affaires, elle prit la parole :
« Je suis désolée, je vais devoir vous quitter.
— Déjà ? s’insurgea Lorna.
— Oui, je suis fatiguée et j’ai mal aux pieds. J’ai besoin de me reposer.
— T’es sûre ? insista-t-elle, visiblement déçue.
— Oui, merci beaucoup pour tout. C’était une soirée inoubliable, en grande partie grâce à vous.
— Vraiment ? Plus grande partie que le groupe ? interrogea Jade. Je veux bien que nous soyons géniales, exceptionnelles et indispensables mais restons modestes. Ils ont fait le plus gros du travail et nous étions la cerise sur le gâteau, dit-elle avec un clin d’œil.
— Si j’avais su que tu partais si vite, je n’aurais pas répondu, se désola Lorna.
— Oh non tu as bien fait, c’est juste que j’ai cours tôt demain, mentit Rose.
— D’accord, je ne te retiens pas plus. Bonne nuit ! J’espère que tu rêveras du concert. » ajouta la chimiste en souriant.
Rose salua ses deux comparses et sortit du restaurant en dépliant son parapluie. L’averse s’était intensifiée pendant le repas, remplissant d’eau les caniveaux. Elle se dirigea vers la station de métro, le casque sur les oreilles, le visage fermé, retenant ses larmes de colère.
Elle ne savait pas très bien ce qu’elle s’était imaginée, mais elle était à des kilomètres de la réalité. Pendant un instant elle avait cru qu’il y avait quelque chose de spécial entre elle et Lorna, mais c’était faux. Jade avait raison, son amie s’était simplement montrée gentille. Elle avait juste fait de son mieux pour mettre Rose à l’aise et lui faire passer une bonne soirée. Rien de plus. Elle s’en voulait de s’être enflammée si facilement, mais elle s’en voulait surtout d’avoir laissé Jade la recadrer de la sorte.
Rose sursauta lorsqu’une main accrocha son épaule, avant de reconnaître Lorna, trempée et essoufflée.
« Sorry ! Je ne voulais pas t’effrayer. Je t’ai appelé, mais tu ne répondais pas, se justifia-t-elle.
— Je suis une petite peureuse, tu n’y es pour rien, répondit Rose en l’invitant sous le parapluie.
— Merci. J’ai eu peur de ne pas te rattraper à temps.
— J’ai oublié quelque chose ?
— Non, enfin oui. Je voulais que tu m’envoies les photos du concert.
— Oh oui, bien sûr ! J’aurais dû y penser. »
Rose lui envoya les images, ravivant ses souvenirs frais.
« Tu n’enregistres pas mon numéro ? demanda Lorna.
— Je peux ?
— Bah oui, répondit Lorna dont l’incompréhension se lisait sur son visage. Sinon je ne te l’aurais pas donné.
— Oui, suis-je bête.
— Je peux enregistrer le tien du coup ou ?
— Oui, oui je t’en prie ! »
Alors que Rose remplissait la fiche de contact, les premières notes de sa balade favorite sortirent du smartphone de Lorna.
« C’est ta sonnerie attitrée, annonça cette dernière, irradiant la joie de vivre. A chaque fois que tu m’appelleras, je repenserai au concert et notre petit duo. »
Lorna déposa un baiser sur la joue de Rose avant de repartir en courant vers le Kebab sous une pluie battante.
Rose la regarda s’éloigner, oubliant les mises en garde de Jade. Le capharnaüm de la rue n’était pas assez puissant pour couvrir les battements de son cœur, ni dissiper son sourire niais.
Annotations
Versions