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Fanny Coste arpentait le hall principal de l'entreprise d'un pas affirmé, ses talons hauts résonnant sur le sol en marbre. Elle incarnait la quintessence de la réussite professionnelle aux yeux de ses collègues, et à juste titre. Infatigable, elle ne se confinait jamais aux strictes limites des horaires de travail et redoublait d'efforts pour mener à bien ses projets dans les délais impartis, parfois même en les anticipant. Rien ni personne ne parvenait à la détourner de sa trajectoire, car son engagement envers ses objectifs était inébranlable. D'ici trois semaines seulement, elle accéderait au poste tant convoité de directrice du pôle marketing au sein de sa compagnie d'assurances.
La jeune trentenaire salua le vigile d'un hochement de tête puis rejoignit l'ascenseur qui l'attendait déjà. Pressant le numéro 12, Fanny détourna son regard en direction de l'immense miroir et ajusta le col de son tailleur. Elle en profita pour rattraper une mèche rebelle et la coincer dans son chignon impeccablement coiffé puis se dirigea vers son bureau, une petite place noyée dans l'open space. Telle une mécanique bien rodée, elle alluma son poste de travail, déposa sa veste sur le dossier de son fauteuil et son thermos sur le secrétaire, parcourut l'emploi du temps de la journée puis lança sa playlist, une combinaison de musiques des années 90 qui lui permettait de commencer la journée tout en douceur. Par habitude, elle jeta un œil sur la grande salle pour s'assurer que personne ne la surprendrait dans sa routine quotidienne, puis se laissa bercer par les sonorités oniriques et entrainantes de Coldplay.
Elle avala une gorgée de café et plongea son regard à travers la baie vitrée. Les premiers rayons de soleil vinrent caresser sous doux visage parsemé d'éphélides. Elle les accueillit avec délice puis son esprit reprit le contrôle. Son emploi du temps défilait devant ses prunelles océan. Ses minutes étaient comptées. Elle retourna à son poste et commença à tapoter frénétiquement sur le clavier. Des dizaines de courriels à consulter, des dossiers à valider, des rendez-vous à honorer, et tout au bout de cette liste interminable, l'espoir de pouvoir enfin déléguer. Fine diplomate, elle connaissait l'ensemble de l'équipe, nouant d'excellents contacts avec eux et ce, dans cet objectif ultime d'être appréciée même après son ascension professionnelle.
Tout était parfaitement planifié, à la virgule près, et cette assurance résultait de son dernier entretien avec son responsable, Roger Hollande, qui lui avait communiqué son souhait de lui passer les rênes. Il n'avait pas tari d'éloges à son encontre et lui avait confié ses derniers projets en cours, l'occasion de filer à la retraite l'esprit tranquille.
Roger arriva le second, comme à l'accoutumée, empruntant l'allée principale qui menait à son espace niché derrière un mur de verre. La décoration, sommaire, était l'un des éléments auxquels Fanny réfléchissait depuis quelques temps. Elle avait déjà songé à y apporter plus de couleurs, quelques plantes et peintures pour réchauffer la pièce, trop blanche à son goût, lorsqu'elle remplacerait son patron. Le sexagénaire dévoila un large sourire à sa collaboratrice au passage puis fila dans son bureau. Pour lui également, le temps était aussi précieux que l'or. Son départ le contraignait à clôturer un grand nombre de tâches inachevées, des lignes budgétaires souvent laissées à l'abandon. Cela faisait quelques temps qu'il s'en mordait les doigts, tout en essayant de le cacher à Fanny. Il redoutait qu'elle en prenne connaissance avant qu'il ne quitte l'entreprise. Il regrettait déjà ses jeunes années, à l'époque où l'on ne se souciait que peu des comptes d'apothicaires, où seules les réussites comptaient.
Roger était un homme charismatique qui avait joui d'une belle carrière, gravissant les échelons un à un, passant de simple coursier à directeur, actionnaire de l'entreprise qui l'avait fait grandir. Il devait tout à son mentor, et à son tour, il passait le flambeau à Fanny. Il releva le menton de son agenda pour observer la jeune trentenaire, concentrée dans son travail et se souvint de ses premiers pas à ses côtés. Il avait rapidement flairé son ambition, et décidé de la prendre sous son aile. Il reprit le fil de ses activités lorsque le flux des employés commença à inonder l'open space. Des dizaines de salariés fourmillaient de part et d'autre, se pressant à leur poste, prêts à commencer une autre journée de dur labeur.
Pour Fanny, tout comme Roger, le travail était libérateur, une opportunité de façonner leur destinée et de contribuer à ce qui les entoure. Ils souhaitaient tout simplement laisser une empreinte significative dans le tissu de la vie.
L'heure du déjeuner remua l'ensemble du personnel, une ruée vers le restaurant d'entreprise s'amorça tandis que Fanny demeurait concentrée, les yeux rivés sur son écran et les écouteurs fixés sur les oreilles. Elle ne prêtait nullement attention au reste du monde. Durant toute la matinée, elle avait enchainé ses missions aussi parfaitement qu'un automate. Maryam, l'une de ses collègues et la seule avec laquelle elle s'était autorisée une proximité amicale, se pencha à son bureau et posa délicatement sa main sur l'épaule de Fanny. Elle l'invita d'un sourire chaleureux :
— Il est temps d'aller recharger nos batteries !
— Je n'avais pas réalisé que c'était déjà l'heure du déjeuner, s'étonna Fanny, prends les devants, je te rejoins dans quelques minutes.
Maryam fit la moue. Connaissant son amie, les minutes avaient le pouvoir de s'allonger lorsqu'il s'agissait du travail.
— Cinq minutes. Promis, ajouta-t-elle pour rassurer sa collègue.
Elle se redressa, attrapa sa veste et prit la direction du bureau de Roger qui avait le nez plongé dans ses comptes. Il représentait bien plus qu'un simple directeur à ses yeux ; il incarnait cette figure paternelle bienveillante qui lui avait manqué durant toute son enfance. Disponible et à l'écoute, Fanny pouvait se reposer sur lui à tout moment et lui demander conseil.
— Tout va bien ?
— Bien sûr ! s'exclama Roger tout en relevant la tête en direction de la jeune femme.
— Vous venez déjeuner ?
— Non, pas tout de suite. J'ai quelques courriers à terminer avant la réunion de cet après-midi.
— Une réunion ? s'étonna-t-elle.
— Oui, une réunion avec les RH de dernière minute. Que veux-tu ? Je suis un homme très convoité, termina-t-il avec un clin d'œil chargé de malice.
Elle sourit gracieusement à sa plaisanterie, le cœur serré. Elle ne pouvait s'empêcher de retenir ses émotions en pensant que, prochainement, il quitterait l'entreprise.
— C'est sûrement l'une des parties de votre travail qui vous manquera le moins.
— Tu as tout à fait raison ! Allez ! File ! enchaina-t-il d'un ton amusé.
Elle s'apprêtait à rejoindre le restaurant, mais quelque chose continuait de la tracasser. Elle n'aurait trop su dire pour quelles raisons, alors elle se retourna vers son mentor pour lui demander une nouvelle fois si tout allait pour le mieux. Sa réponse fut douce et rassurante, pourtant elle pressentait qu'il en était tout autre comme si une ombre pesait au-dessus de lui. Elle se pinça les lèvres puis rejoignit Maryam espérant que sa pause dissiperait ces pensées persistantes.
Après le déjeuner, Fanny tenta de reprendre le fil de ses activités, cependant elle semblait particulièrement inquiète pour Roger. Elle ne pouvait cesser de penser à lui. Elle dût pourtant s'affairer à finaliser les préparatifs du séminaire annuel de l'entreprise qui se tiendrait à la fin de semaine, sa dernière mission en collaboration avec son mentor. La réussite de ce projet marquerait un tournant crucial dans sa carrière. Fanny savait que la préparation minutieuse du séminaire était essentielle pour impressionner les dirigeants de l'entreprise et consolider sa réputation professionnelle. Malgré son inquiétude pour Roger, elle se plongea corps et âme dans les derniers détails, déterminée à faire de cet événement un succès retentissant. La pression était palpable, mais Fanny était consciente que ce serait sa chance de briller et de montrer toute l'étendue de ses compétences. C'était également l'occasion d'honorer son patron pour lequel une cérémonie de remerciement était prévue.
La fraicheur du début de soirée arracha Fanny à ses occupations. Elle ne pouvait se soustraire à la fermeture des locaux de la compagnie. Comme chaque jour, le vigile était venu la prévenir. Un rituel inlassable qui mettait en scène une employée consciencieuse et un vigile blasé. Ce dernier remua sa lampe torche tout en éteignant les néons de l'open space avec un sourire qui exprimait une lueur d'amusement face à la prévisibilité de cette routine quotidienne. Malgré la banalité de ce moment, Fanny ne pouvait s'empêcher de ressentir une pointe de mélancolie en quittant son bureau. Les lumières tamisées et le silence croissant signalaient la fin d'une journée de labeur, mais aussi le début d'une attente impatiente pour le lendemain, où elle reprendrait ses responsabilités avec la même rigueur et détermination. Le vigile, quant à lui, referma la porte derrière elle avec un soupir léger, se préparant mentalement pour la prochaine séquence de ce rituel professionnel immuable.
En un battement de cils, elle s'éloigna de l'immeuble pour regagner le sien, à une centaine de mètres de là. Elle fit un crochet par la supérette la plus proche pour se réapprovisionner en café et choisir l'un de ces plats tout prêts avant de retrouver la chaleur de son appartement francilien.
À la lueur des réverbères et des restaurants bondés de monde qui défilaient devant ses yeux, les fils de son destin tissaient une trame inattendue.
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