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Réveillée aux premières lueurs du jour, Fanny éteignit son réveil avant même qu'il ne déclenche sa symphonie entêtante. Ses pieds glissèrent délicatement dans ses chaussons molletonnés, la conduisirent machinalement jusqu'à la cuisine. En chemin, ses doigts frêles s'agrippèrent à sa robe de chambre aux coloris printaniers puis dégagèrent les mèches brunes qui embrouillaient sa vue. L'odeur enivrante du café fraichement filtré l'invita à s'assoir tout près de l'immense baie vitrée qui courrait le long de son appartement. Qu'importe l'endroit, Fanny s'offrait quotidiennement un moment rien qu'à elle pour réfléchir. Ce jour-là, ses pensées s'étaient curieusement tournées vers sa famille qu'elle ne voyait que trop peu. Une larme de tristesse s'était formée au coin de ses yeux, tentant de se frayer un chemin le long de ses genoux, cependant Fanny ne lui en laissant pas l'occasion. Elle intercepta sa peine d'un revers de la manche. Elle avait tiré un trait sur son passé, et mis de la distance avec ceux qu'elle aimait, à contre cœur.
Depuis son enfance, Fanny Coste pensait que la réussite professionnelle était la clé du bonheur. Elle avait été élevée dans l'idée que la réalisation de soi et l'épanouissement personnel étaient étroitement liés à une carrière fructueuse. Son père, Maxime Coste, lui inculqua l'idée que le succès ouvrirait les portes d'une vie équilibrée et épanouissante. Ainsi, Fanny s'efforça tout au long de sa jeunesse de développer ses compétences et d'atteindre ses objectifs professionnels, convaincue que cela la conduirait inexorablement vers un bonheur durable. Elle avait emprunté ce chemin en laissant de côté ceux qui l'avaient guidée jusqu'à lui.
En revanche, si Fanny s'était éloignée, elle conserva certaines habitudes, celles qui ont la peau dure. Ce matin-là, comme chaque weekend, sans exception, elle enfila sa tenue de sport et fit glisser le zip de sa veste jusqu'au menton, prête à braver le froid des matinées parisiennes.
Après quelques échauffements sur le parvis pavé de la co-propriété, Fanny s'élança à petites foulées en direction du parc Monceau, à deux pas. Cette routine, un héritage familial, était devenu une drogue pour la jeune femme. Cela lui permettait de décompresser de sa semaine de travail et de faire le vide dans son esprit bouillonnant. Chaque pas la rapprochait de son passé, de ses racines et pourtant, c'est son avenir qu'elle s'apprêtait à rencontrer.
Sa respiration était maitrisée, à la manière dont elle gérait sa vie professionnelle. Rien n'échappait à son contrôle. Une fois l'exercice physique terminé, la jeune femme soufflait en marchand un bon kilomètre autour du parc, l'occasion de profiter de la beauté de la nature, calme et reposée, avant que le flux des passants ne vienne perturber cet écosystème en éveil. Une mécanique bien huilée qui ne laissait place à aucune fantaisie mais qui lui apportait cette dose de détente dont elle avait besoin.
La journée venait tout juste de commencer, bien plus tôt que pour n'importe quel parisien encore bien emmitouflé sous sa couette, mais suffisamment pour suivre son emploi du temps à la lettre. Elle s'empressa de rejoindre la sortie en passant comme à l'accoutumée par le petit pont marbré sous lequel serpentait un petit ruisseau cristallin. Fanny adorait cet endroit, un havre de paix au cœur d'une capitale en effervescence. Elle le surnommait son coin de paradis et regrettait parfois de ne pas y passer plus de temps, de flâner sous les lianes protectrices des saules pleureurs, de s'étendre sur l'herbe perlée de rosée, d'écouter les pies s'extasier du temps. Elle avait relégué les plaisirs simples pour les au-cas-où, ces moments perdus qu'elle n'aurait jamais.
Perdue dans ses pensées, elle ne vit pas l'attroupement de chiens qui s'élançait devant elle, une équipe canine pleine de vitalité qui malmenait un pauvre jeune homme au bout des laisses. Ce dernier semblait suivre le rythme de ses compagnons à quatre pattes, sans aucune maitrise. C'est ainsi qu'elle fut maladroitement encerclée d'une façon si imprévisible qu'elle trébucha au beau milieu de ce guet-apens insoupçonné. Fanny se retrouva au sol sous les regard plein de vitalité du petit caniche abricot qui sautillait juste devant elle. Le promeneur tenta de reprendre le contrôle de son équipe à quatre pattes d'une main tout en tendant l'autre d'une manière amicale. Sa mine désolée arracha un sourire à la jeune femme. Un sourire innocent qu'elle ne s'autorisait pas si souvent. Elle attrapa volontiers cette aide bienvenue et s'épousseta le pantalon couvert de poussières avant de remercier son sauveur.
— C'est la moindre des choses, après ce que cette horde de petits monstres vous a fait subir, avoua-t-il.
Il continua à se confondre en excuses sous le regard amusé de Fanny pendant une bonne dizaine de minutes tout en racontant la difficulté de s'occuper d'un animal en ville et de la raison de la création de sa petite entreprise "La compagnie canine" qui s'occupait exclusivement du bien-être des chiens en plein cœur de la capitale. Fanny salua cette brillante initative bien que loin de ce qu'elle considérait comme une réussite, professionnellement parlant. Lorsqu'il termina sa logorrhée, la jeune femme qui fixait l'heure indiquée sur sa montre connecte, répliqua à la hâte :
— Ce n'est rien.
Elle était en retard et ne pouvait perturber son programme davantage. Elle écourta la conversation avec toute la diplomatie qui la caractérisait et s'élança vers la sortie du parc. En attrapant son téléphone, elle voulut s'excuser par avance pour son retard mais son amie, Kate, l'avait devancée. Son avion avait du retard, ce qui arrangeait Fanny même si cela signifiait que tout son planning allait être chamboulé.
Debout au beau milieu de l'avenue Ferdousi qui traversait le parc, elle faisait face à l'imprévu, un ennemi qu'elle ne côtoyait que rarement. Elle semblait perdue comme si tous ses repères avaient explosé en morceaux. Elle balaya les lieux puis une nouvelle fois le cadran de sa montre. Le temps semblait lui offrir une pause. Elle hésita. La jeune femme se demandait comment elle allait bien occuper cette heure providentielle. C'est alors que son regard s'arrêta sur un banc. Un banc en bois. Un banc olive noyé dans le décor verdoyant. Un banc vide. Un banc tout simplement. L'un de ceux tant convoités durant les heures de pointe. Et parmi la rangée d'assises qui courraient le long de la promenade, elle l'avait choisi. Un pas après l'autre, elle se dirigeait là où on l'attendait. Inexorablement.
Le bois était ancien, travaillé par le vent, malmené par les milliers d'hôtes qui s'étaient autorisés un moment de détente à ses côtés. Du bout des doigts, Fanny caressa les interstices, des ridules creusées par les décennies. Elle se sentait bien. Aucun autre mot ne vint caractériser ce moment déroutant. Elle profita de cette solitude matinale pour se laisser bercer par le murmure du vent et le chant des hirondelles au ramage noir et blanc qui avait élu domicile en haut des lampadaires. Elle leva les yeux au ciel. Des nuages filaient dans le ciel ; des volutes éphémères qui rejoignaient à la hâte le Nord de la France. Ses paupières s'affaissèrent. Elle en profita pour respirer à plein poumon et chasser les mauvaises pensées durant plusieurs minutes qui lui parurent une éternité.
Lorsqu'elle reprit contact avec la réalité, le parc commençait à se remplir. Quelques joggeurs foulaient le sentier. Deux dames âgées trainaient lentement leurs caddies tout en discutant du dernier épisode de leur feuilleton préféré. Un homme dégustait un croissant d'une allure paisible et le promeneur quittait le parc, épuisé par ses amis à quatre pattes. Tout un monde s'organisait juste devant ses yeux. Chacun avançait dans un but bien précis et cette assertion lui apparut telle une évidence à laquelle on ne pouvait se soustraire. C'était ainsi que Fanny aimait vivre : en se fixant des objectifs.
Alors qu'elle pensait à son rendez-vous avec Kate, à cette prochaine case à cocher dans son emploi du temps surchargé, elle l'aperçut. Elle demeura interdite durant une longue minute se demandant depuis combien de temps il était là. Les questions fusèrent dans son esprit. Mais l'étonnement fit rapidement place à la curiosité. Elle effleura la couverture, un mélange de mystère et de vérité qui portait un titre intriguant. "Un chemin inattendu".
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