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Le manuscrit à la couverture usée et cornée appelait Fanny d'une manière indescriptible. C'était comme s'il lui était destiné, tombé du ciel pour l'inviter à un voyage pour lequel elle ne s'était pas préparée. La reliure évoquait les vieux ouvrages qui ornaient les bibliothèques de la maison Coste, ces trésors littéraires qui avaient marqué son enfance et qu'elle avait dévorés sans faim.

Autrefois, Fanny pouvait se perdre à loisir dans des mondes que Jules Verne avait dressé juste devant ses yeux d'enfant avide d'aventures. Elle passait des journées entières happées par les personnages de ses livres préférés, plongeant à vingt milles lieues sous sa couverture duveteuse. Mais son tour du monde s'acheva dès son entrée dans la cour des grands. Peu à peu, les études et la pression parentale l'avaient éloigné. Les encyclopédies et les manuels universitaires vinrent orner les étagères de sa chambre et remplacer le peu de divertissement dont elle jouissait. Elle avait vécu cette transition avec un léger pincement au cœur et pourtant cette période, une fois révolue, sembla disparaitre d'un coup de baguette magique.

Fanny ne se souvenait pas de la dernière fois qu'elle avait eu le plaisir de lire. Elle demeura interdite pendant une longue minute avant d'oser franchir la barrière de cette couverture pleine de mystère. Un coup d'œil furtif autour d'elle trahissait une peur du regard des autres, de la potentielle désapprobation, notamment celle de Maxime Coste, son père, dont les attentes pesaient sur chacun de ses choix.

Assise sur le banc, prête à dévorer quelques feuillets, elle se fondait dans la normalité de la vie parisienne, loin de l'adolescente surprotégée d'antan. Le manuscrit représentait une porte dérobée vers une échappatoire, un monde où les jugements extérieurs n'avaient pas de prise, et où elle pouvait être simplement une lectrice avide, redécouvrant la magie des mots sans les contraintes du passé.

Elle finit par franchir le pas, par transgresser ses propres limites, comme si elle s'était jetée volontairement dans un tourbillon d'émotions inexplorées. Après tout, le temps lui avait généreusement octroyé cette heure de répit, cette fenêtre vers l'infini, vers ces univers oniriques avec lesquels son âme d'enfant souhaitait ardemment renouer.

Elle esquissa un sourire, une expression à mi-chemin entre la satisfaction et la découverte, tandis que ses yeux courraient, impatients sur les lignes dactylographiées. Chaque mot, chaque virgule, chaque point la rapprochait de la satisfaction d'un désir profondément refoulé, et pourtant si simple à combler – cette fenêtre vers le lâcher-prise.

Le temps filait à mesure que les pages, elles, défilaient. Prise dans le tourbillon de cette histoire captivante, elle en oublia même sa meilleure amie, Kate. Ce fut une parenthèse où le monde extérieur n'avait plus sa place. La caresse d'un vent inattendu vint la sortir de sa transe littéraire, connectant brusquement Fanny à sa réalité, tel un réveil brusque d'un rêve envoûtant.

Ses pupilles dilatées, encore empreintes de l'univers fictionnel, s'ancrèrent sur la dernière ligne d'une chapitre inachevé, laissant une pointe de regret au fond de la gorge. Elle corna machinalement la page, ce geste de transition entre deux mondes, puis reposa le roman sur le banc, tout comme elle l'avait trouvé. Se redressant, elle prit le chemin de la sortie, un pas à la fois, mais quelque chose persistait, un écho de cette évasion littéraire, lui rappelant que l'aventure ne faisait que commencer.

En regagnant son appartement, Fanny était toujours perturbée par ce moment de lecture plaisant. Elle prit une douche rapide avant de se préparer pour rejoindre son amie. Toujours distraite, elle en oublia d'appliquer l'après-shampoing, plongeant tête la première dans une bataille épique avec sa chevelure brune, telle une guerrière démêlant les fils d'une intrigue complexe. Un craquement retentit, le peigne en bois rendit l'âme dans le tumulte, mais il n'y avait pas de temps à perdre. Laissant ses cheveux en un chignon informel, elle enfila une tenue chic et des mocassins plats pour composer avec la journée marathon qu'elle avait préparée avec minutie.

Les deux amies ne se retrouvaient qu'en de rares occasions, chacune absorbée par ses propres engagements. Fanny se consacrait à sa carrière ascendante, tandis que Kate savourait chaque moment aux côtés de sa famille, composée de ses enfants et de son époux, Sébastien, un notaire issu d'une famille aisée. Grâce à leur situation privilégiée, Kate avait fait le choix de quitter son emploi pour se dévouer entièrement à offrir la meilleure éducation possible à ses jumeaux.

Fanny respectait la décision de son amie mais ne l'enviait pas pour autant. Tant qu'elle n'atteindrait pas ses propres objectifs professionnels, l'amour restait relégué au second plan, et elle renonçait simplement à toute forme de distraction.

La jeune femme était fin prête. Elle attrapa son jeu de clés et enfila son trench avec une hâte presque frénétique. La perspective de passer du temps avec sa meilleure amie changeait sa routine quotidienne et provoquait en elle une sensation de liberté. Kate appartenait à cette enfance qu'elle avait quittée trop tôt, ses années lycée baignées dans l'insouciance, les sorties entre amis et les amours d'adolescentes. Elle était sa bouffée d'oxygène dans le microcosme qu'était devenue sa vie. À ses côtés, elle s'épanouissait comme une fleur au soleil, mais les vieilles habitudes revenaient au galop et rapidement, elle reprenait contrôle de la situation, ce qui exaspérait Kate la plupart du temps. Fort heureusement, leur amitié résistait aux assauts du temps, solide et pérenne.

La jeune femme s'élança hors de chez elle, prête à retrouver son amie à l'aéroport. Le ronronnement du moteur de sa voiture signalait la fin de cette étrange sensation de perte, remplacée par l'excitation de retrouver une amitié qui transcendait les années.

***

— Et sinon, il n'y a pas un petit Monsieur Coste caché dans ton emploi du temps hyper sophistiqué ?

— Kate ! s'offusqua Fanny la bouche à moitié pleine.

— Bah quoi ! Tu va bientôt franchir la barrière des 35 ans, si tu ne veux pas devenir vieille fille avant que je sois moi-même grand-mère.

Fanny éclata de rire, secouant la tête devant l'insistance de Kate, alors qu'elles étaient installées à une terrasse confortable, flottant sur les doux mouvements de la Seine étincelante sous les premiers rayons du printemps.

Elle tenait à lui faire découvrir les spots les plus originaux de la capitale, histoire de lui donner l'envie d'y revenir plus régulièrement. Son amie lui avait manqué, cela faisait plusieurs mois qu'elles n'avaient pas eu l'occasion de se retrouver ainsi.

Les deux trentenaires s'émerveillaient de la vue sur la cathédrale Notre-Dame, qui s'élançait de l'autre côté de la rive. Un monument qui les avait toujours fasciné, bercées par les notes déchirantes de Garou que Manon, la grande sœur de Kate, faisait tourner en boucle sur sa chaine Hi-Fi flambant neuve.

— Tu sais bien que je suis concentrée sur ma carrière en ce moment, répondit Fanny avec un sourire taquin. Et puis, les amours... ce n'est pas vraiment ma priorité en ce moment.

Kate arqua un sourcil d'un air interrogateur.

— Tu ne vas pas me faire croire que tu es devenue une workaholic acharnée qui ne pense qu'à grimper les échelons sans s'amuser un peu en chemin ?

Fanny haussa les épaules.

— Peut-être bien que si, admit-elle. Je tiens vraiment à décrocher cette promotion.

Kate acquiesça, comprenant la détermination de son amie. Puis, son expression devint plus sérieuse.

— Fanny, n'oublie pas de profiter de la vie aussi. La carrière, c'est important, mais il y a tellement plus.

Reconnaissant la sagesse de son amie, elle se promit mentalement de trouver un équilibre entre ses ambitions professionnelles et sa vie personnelle, une fois que Roger lui aura offert la place tant espérée.

Le sujet des amours écarté, elles replongèrent dans une conversation plus légère, évoquant des souvenirs de leur enfance à Embrun. Fanny songeait à retourner dans sa ville natale pour les prochaines vacances. Elle se remémora avec nostalgie les rues pavées, les soirées d'été au bord du lac, son premier amour et puis ses escapades nocturnes avec ses frères.

— Tu sais, Embrun me manque parfois, avoua-t-elle à Kate. J'aimerais bien y retourner un jour, juste pour me ressourcer. Peut-être pour les prochaines vacances...

Kate lui lança un sourire bienveillant, en connaissant parfaitement la situation entre Fanny et ses proches.

— Ce serait une excellente idée. Ça pourrait être l'occasion de revoir ta famille, et de renouer avec...

Elle laissa sa phrase en suspens alors que le regard de son amie se perdait à l'horizon.

La dernière fois que Fanny était retournée dans sa province remontait à plus d'une année et les discussions avec son père avaient été on ne peut plus houleuses. Un moment qu'elle souhaitait plus que tout taire et enfermer à double tour au fond de son âme. Plus elle gagnait en maturité, plus sa relation avec son père se détériorait, ce qui rendait les visites plus hostiles avec le temps. La fois précédente, sur un coup de tête, Fanny avait écourté son voyage, et depuis, elle n'avait pas remis un seul pied dans les Hautes-Alpes.

Elle hocha la tête, sentant une bouffée de chaleur en pensant à ses frères qui lui manquaient terriblement. Peut-être était-il temps de renouer avec ses origines, de trouver un équilibre entre son ambition professionnelle et sa vie personnelle, comme Kate le lui avait si bien rappelé.

Le reste de la journée s'écoula avec une rapidité déconcertante ; la fin de ce weekend entre amies pointait le bout de son nez, et d'ici vingt-quatre heures, Fanny retournerait inexorablement à sa routine quotidienne. Les récents événements avaient éveillé des désirs enfouis qui échappaient à son contrôle et cela créa une boule d'émotions contradictoires dans sa poitrine, tirant son esprit dans des directions opposées. Entre l'excitation de l'inconnu et le confort rassurant de la routine, Fanny se trouvait prise dans un tourbillon d'incertitudes.

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