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— Comment te sens-tu ? lança Maryam tout en attrapant une poignée de cacahuètes dans le ramequin posé au centre de la table.
— Pour tout t'avouer, mieux que je n'aurais pu l'imaginer.
— Aucun homme ne viendra à bout de Fanny Coste.
La concernée eut un rictus nerveux. Maryam avait visé juste. Depuis qu'elle avait coupé les ponts avec son père, Fanny s'était jurée que personne n'aurait le contrôle sur sa vie, plus un seul homme ne se moquerait d'elle, ne la rabaisserait comme une vulgaire chose. De cette manière, elle n'avait plus donné accès à son cœur, laissant une fraicheur hivernale s'immiscer dans son existence. Un choix pleinement assumé qui la rendit bien plus opaque aux sentiments au fil des années. Avec Roger, une partie d'elle-même s'était accrochée, espérant retrouver cette figure paternelle qui lui faisait défaut et ce fut le cas jusqu'à ce qu'il décide de rompre ce lien qu'ils avaient tissé.
— Comment s'est déroulé ta journée ?
— Curieusement, parfaite ! — Elle sortit le livre de son sac à main et le tendit à son interlocutrice qui sembla étonnée. J'ai complètement...déconnecté...il y avait ce...livre et j'ai commencé à le lire sans voir le temps s'écouler. J'avais l'impression de retrouver ma jeunesse. — Ça parle d'une femme qui abandonne tout pour faire le tour du monde, il y a des passages tellement émouvants que j'ai parfois l'impression qu'il parle de moi, de ce que je ressens, confia-t-elle avec passion.
Elle aurait pu en parler pendant des heures tant l'histoire l'avait séduite. Maryam souriait en voyant son amie laisser les tracas de la veille s'envoler, et aller de l'avant. Elle ne souhaitait que son bonheur et espérait qu'elle puisse le trouver si tant est qu'elle comprenne enfin le sens de ce mot.
Et puis, la curiosité vint frapper à la porte de leur discussion et l'arrivée du nouveau directeur atteignit la barrière de ses lèvres. Maryam ne voulut pas s'attarder sur le pot de bienvenue auquel il avait eu droit, des applaudissements de la part de l'équipe et des remarques bienveillantes de Roger, ce n'était pas ce qui allait rassurer son amie aussi, elle évoqua une réunion qui s'éternisa, les nouveaux projets soumis par la direction, le regard perdu de Roger Hollande durant la journée ainsi que l'inévitable manque de leur meilleure collaboratrice, souffrante, en la qualité de Fanny. Cette dernière précision eut un effet euphorisant qui détendit l'atmosphère au maximum. Maryam semblait satisfaite d'avoir réussi à lui décrocher quelques sourires et éclats de rires le temps d'un repas. Cependant, elle savait que son amie ne pourrait fuir le travail éternellement, et son retour au sein de You Care pourrait être bien plus compliqué à gérer.
*
Malgré la situation pesante et l'appréhension de retrouver Roger, Fanny demeura fidèle à ses bonnes habitudes. Elle arriva aux aurores, profitant du calme matinal pour siroter son mug de café bien chaud tout en se laissant enivrer par Creep de Radiohead.
Le livre du parc posé sur le bord de son bureau sonnait comme une invitation. Elle l'avait sorti de son sac pour pouvoir en profiter lors de sa pause déjeuner, mais ne put résister à se nourrir de quelques pages supplémentaires, délaissant les dizaines de courriels qui s'étaient accumulés en l'espace d'une seule journée d'absence. Cela ne lui ressemblait pas. L'appel de l'aventure paraissait bien plus fort que celui d'assurer ses tâches professionnelles. Elle saisit l'ouvrage et l'ouvrit à l'endroit où elle avait laissé le marque-page se plongeant immédiatement dans l'atmosphère envoûtante de paysages colorés de l'Inde.
"Pour la première fois de toute ma vie, j'avais réalisé l'un de mes plus grands rêves. Je faisais face à l'une des plus grandes splendeurs de l'orient. Le Taj Mahal s'offrait à moi et je l'embrassais d'un regard gourmand. La lumière du soleil couchant dansait à travers les fenêtres ajourées, créant des motifs magiques sur les murs de marbre blanc. Les fontaines murmuraient doucement telle une musique apaisante à l'atmosphère enchanteresse.
Mes yeux s'écarquillèrent devant tant de beauté. Les dômes, élégants, se dressaient majestueusement vers le ciel, reflétant les teintes chaudes du crépuscule. Chaque détail, chaque courbe était un chef-d'œuvre d'architecture. Je me sentais comme transportée dans un conte de fées, où la beauté transcendait toute réalité.
J'errais à travers les jardins bien entretenus. Les parterres de fleurs colorées exhalaient un parfum exaltant, tandis que les allées pavées semblaient conduire vers l'infini.
Lorsque mes pas me guidèrent vers le bassin rectangulaire qui trônait au cœur de l'allée, le mausolée s'offrit à moi dans un miroitement éthéré. Les reflets, comme des nymphes dansant sur une toile liquide, tissèrent une illusion enchanteresse, doublant la splendeur déjà présente. Je restais là, immobile, absorbant la grandeur du moment, me sentant petite et humble devant la magnificence du Taj Mahal."
— Vous m'avez l'air bien concentrée.
La voix douce et chaleureuse qui avait surgi du néant la sortit de sa transe. Elle leva le nez de son livre et planta son regard dans celui de son interlocuteur. C'était Alexis Ramirez, son tout nouveau directeur. Ses yeux noisettes se dessinaient comme deux petites amandes, brillants d'intelligence et de curiosité.
Elle se souvint alors de sa nomination, celle qu'il lui avait volée et qui avait fait voler ses espoirs en milliers d'éclats de verre. Fanny s'efforça de garder son calme et son professionnalisme malgré la tempête d'émotions qui grondait en elle. Elle savait qu'il était inutile de laisser transparaître sa déception ou sa frustration devant Alexis, qui semblait complètement inconscient de la situation.
— Bonjour, Monsieur Ramirez, dit-elle d'une voix aussi calme que possible.
— Bonjour Fanny. Comment s'est déroulé votre journée, d'hier ? J'imagine que vous avez eu le repos bien mérité, s'exclama-t-il en toute innocence.
Cette familiarité la déstabilisa. Elle aurait aimé l'envoyer balader, lui renvoyer le poison qui lui brûlait les entrailles, mais elle ne le pouvait pas. Au fond, Alexis n'était pas celui qu'elle devait blâmer, bien au contraire, malheureusement, il avait volé son poste, son bureau, la promotion qu'elle avait tant attendue, et pour cela, elle ne pouvait décemment pas lui tendre les bras. Pas dans l'instant.
— Plutôt agréable. Et vous, comment avez-vous trouvé votre première journée en tant que directeur? demanda-t-elle, espérant que sa curiosité apparente détournerait l'attention de toute gêne qu'elle pouvait ressentir.
— Intéressante. Merci de demander. J'ai commencé à me familiariser avec mes nouvelles responsabilités et à rencontrer certains membres de l'équipe. J'ai déjà l'impression de faire partie de la famille, avoua-t-il.
Ces quelques mots eurent l'effet d'une bombe. Fanny se leva immédiatement, se tenant nez à nez avec son directeur. L'amertume lui tordit l'estomac. Elle s'efforça de garder son calme et son professionnalisme malgré la tempête d'émotions qui grondait en elle. Elle savait qu'il était inutile de laisser transparaître sa déception ou sa frustration devant Alexis, qui semblait complètement inconscient de la situation.
L'arrivée de Roger Hollande mit fin à ce moment difficile. Lorsqu'elle l'aperçut, elle évita son salut, et se mit au travail, épluchant les réponses au questionnaire de satisfaction qui déjà emplissaient sa boite électronique. Professionnelle en tout point, elle avait tenu à recueillir le ressenti de ses collègues sur le séminaire dans un souci d'amélioration continue. Ce sens du détail était ce qui la démarquait des autres et qui lui promettait le meilleur bureau de l'open space et pourtant, cela n'avait pas suffi.
Alexis Ramirez rejoignit Roger Hollande dans le bureau qu'ils partageaient avec lui jusqu'à son départ à la retraite, en fin de semaine. Une certaine tension semblait planer au-dessus d'eux, lui laissant une pointe de curiosité au bout des lèvres. Il laissa Fanny à son travail et se promit d'éclaircir cette zone d'ombre qui semblait ternir la relation entre les deux.
Tout au long de la journée, Alexis avait guetté le comportement de sa collaboratrice et de son côté, elle évitait toute interaction avec son ancien directeur, se tenant éloigné de lui le plus possible. Elle avait réussi à jouer à cache-cache durant des heures et lorsque le flux des salariés commença à se réduire dans l'open space, elle en profita pour se diriger vers la sortie en saluant le vigile qui sembla perturbé par cet événement insolite. Ce soir, il pourrait rentrer plus tôt. Il n'en croyait pas ses yeux.
Un pas à l'extérieur du bâtiment, Fanny expira fortement comme soulagée de ne pas avoir à converser avec ses deux directeurs. Mais le répit fut de courte durée ; derrière elle, une personne la suivait de près. Alors, elle pressa le pas, contourna l'allée principale, et se fondit dans les ruelles étroites de son quartier qu'elle connaissait sur le bout des doigts. Un coup d'œil en arrière suffit à la rassurer.
Elle reprit son souffle et continua à faire route vers son appartement lorsqu'une main se posa sur son épaule. Son sang ne fit qu'un tour. Un léger sursaut. Une respiration coupée. Puis, la surprise.
— Vous êtes difficile à suivre ! s'étonna l'homme qui se tenait face à elle.
Ses grands yeux la dévoraient du regard laissant cet instant suspendu entre eux. Son teint halé rappelait ces notes d'exotisme qui la faisaient tant vibrer lorsqu'elle était adolescente ; elle détailla chacun de ses traits avec un intérêt tout particulier. Pourquoi l'avait-il suivi ? Que voulait-il ? Les questions s'entrechoquaient dans sa tête tandis qu'elle continuait à le dévisager. Son cœur avait battu à deux reprises en moins d'une semaine, se réveillant d'un long sommeil qu'elle avait savamment orchestré depuis son arrivée à Paris.
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