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— Répète un peu...
— Maryam, souffla Fanny exaspérée par les insinuations de son amie.
— Je voudrais juste clarifier la situation : tu as pris un café avec Alexis Ramirez, le séduisant directeur marketing de You Care, TON directeur et tu n'as pas jugé bon de m'appeler hier soir pour m'en parler ?
— Maryam...
Fanny ne levait déjà plus les yeux, toujours concentrée sur la préparation de la réunion de cette fin de journée qu'Alexis Ramirez avait mise sur le tapis dès son arrivée au bureau. Une révélation qu'il avait eue la veille au soir, alors qu'il sirotait son café en compagnie de Fanny. "Vous m'avez inspiré" lui avait-il dit alors qu'elle venait tout juste d'avaler sa première gorgée de café matinale. Elle aurait presque tout recraché sur le bureau, étonnée par les paroles de son nouveau patron, mais s'était retenue de justesse évitant une légère humiliation.
Ils avaient longuement discuté sur des sujets divers et variés, évoquant cette promotion bienheureuse au sein de la compagnie qui lui permettait de rebondir après quelques aléas dans sa vie personnelle. Alexis s'était largement confié, ce qui avait déstabilisé sa collaboratrice. Jamais elle n'aurait pu croire qu'il avait autant souffert derrière ce masque d'assurance et de confiance qui lui seyait comme un gant. Il ne laissait pas transparaitre la tristesse des moments passés ; la perte de sa femme lui avait laissé une marque indélébile sur le cœur mais il avait décidé de réapprendre à vivre, à avancer pleinement et durablement.
Fanny avait été sensible à ses mots et lui promit de ne pas évoquer cet échange plus que personnel avec leurs collègues de travail. Cet instant agréable entre eux s'était malheureusement achevé par une sonnerie de téléphone qui venait tout droit d'Embrun. Le passé revenait au galop laissant Fanny en proie à l'une de ses plus grandes terreurs : faire face à Maxime Coste, son père.
Cependant, elle ne montra aucune émotion face à son patron, et n'en fit nullement part à Maryam, qui ne connaissait rien de ses difficultés familiales.
Elle continuait sa présentation sous l'œil intrigué de sa collègue.
— Tu ne veux vraiment rien me dire de plus ?
— Il n'y a rien à ajouter. Nous avons pris un café.
— Mademoiselle Mansour, héla une voix masculine à l'autre bout de l'open space. Venez me voir, je vous prie.
Roger Hollande réquisitionnait ses services, laissant Fanny tranquille pour un bon moment. Il ne lui fallut qu'une petite heure pour organiser tous les détails de la réunion et rassembler les chiffres demandés par son nouveau responsable. Fanny était d'une efficacité hors du commun, c'est ce qui la rendait inestimable aux yeux de Roger et pourtant cela n'avait pas suffi. Cette défaite tournait en rond dans sa tête ne lui laissant aucun répit. Alexis Ramirez n'avait pas volé sa place, il semblait être un honnête homme, avec de bonnes idées et des projets assez novateurs. Elle préférait laisser cette image plutôt que de le positionner en traitre tout comme son mentor.
La réunion arriva à grand pas, et rapidement, toute l'équipe se pressa dans l'une des salles réservées, un grand espace très épuré qui comprenait une grande table ovale, quelques bouteilles d'eau en son centre, une zone dédiée au café, thé et jus de fruits où deux grosses boites de mignardises attendaient d'être dévorées et une partie réservée aux présentations plus magistrales avec un vidéoprojecteur, des enceintes murales et un immense tableau numérique pour les activités de team building.
Fanny s'était installée à l'autre bout de la table aux côtés de ses collègues dont Maryam qui lui fit de gros yeux. D'habitude, elle s'installait tout près de Roger pour l'assister dans ses présentations. Ce jour-là, elle préféra bouder le premier rang des bonnes élèves pour se glisser derrière les costumes bien repassés de Gilles et Arthur, ses camarades en charge de la partie média pour les publicités grand public de la compagnie. C'est à eux que revenaient souvent les compliments pour leur créativité indéniable. Bien que Fanny ait toujours été le lien entre eux et la direction et force de proposition dans leur processus artistique, elle n'en faisait jamais étalage. Chacun savait ce qu'il avait à faire et son métier était d'assurer que tout roulait pour l'ensemble de l'équipe avant de passer à la validation finale de Roger Hollande. En somme, le directeur n'était là que pour poser sa signature finale sur l'ensemble des documents. C'est ce qui convenait parfaitement à son mentor depuis plusieurs années, une place au chaud sous le contrôle de celle qu'il avait formée.
La réunion battait son plein, Fanny se tenait discrètement à l'écart, observant le nouveau directeur, Alexis Ramirez, prendre les rênes de la discussion avec assurance et charisme. Ses yeux pétillaient d'enthousiasme alors qu'il exposait ses plans ambitieux pour propulser la société vers de nouveaux horizons internationaux. Sous le regard attentif de ses collègues, Alexis décrivait avec passion ses idées novatrices, mêlant stratégie et créativité pour conquérir de nouveaux marchés. Son énergie contagieuse emplissait la pièce, faisant naître un sentiment d'excitation parmi l'équipe.
Pendant ce temps, Maryam, assise à côté de Fanny, ne pouvait s'empêcher de lui jeter des regards interrogateurs, désireuse d'en savoir plus sur sa rencontre avec le directeur. Mais Fanny restait imperturbable, concentrée sur les propos de Ramirez et sur la façon dont elle pourrait les mettre en œuvre pour contribuer au succès de l'entreprise. Alors que la réunion touchait à sa fin, Fanny sentait un nouveau souffle d'inspiration l'envahir. Elle était prête à relever les défis à venir, guidée par la vision et le leadership de son nouveau directeur. Et bien que des questions personnelles continuaient de tourbillonner dans son esprit, elle était déterminée à ne pas laisser cela compromettre sa dévotion envers son travail.
Alors qu'elle retournait à son poste, Alexis l'interrompit dans son élan et l'invita à le rejoindre. Elle avait beau mettre de la distance entre eux, rien ne se déroulait comme elle le souhaitait. Qu'importe ce qu'elle pouvait ressentir à son égard, Fanny était déterminée à garder la tête froide et à ne pas mélanger le travail avec sa sphère personnelle. Elle se pinça les lèvres et avança vers son directeur.
— Monsieur Ramirez.
— Alexis, je vous prie, glissa-t-il d'une voix chaleureuse. Je vous remercie sincèrement pour votre travail. La présentation était tout simplement parfaite. Vous avez du talent !
Sa phrase demeura en suspens. Fanny était douée. Roger le lui avait répété à de nombreuses reprises, vantant ses mérites auprès de ses pairs et de la direction. Cette simple assertion remua le couteau dans cette plaie encore béante. Hollande l'avait lâchement poignardé dans le dos, ce qui laisserait une cicatrice indélébile. Elle répondit par un bref rictus aux coins des lèvres, perdue entre la tristesse et la reconnaissance.
— Écoutez Fanny, je me demandais si vous étiez libre en fin de semaine ?
— Je ne suis pas sûre de... bredouilla-t-elle, décontenancée.
— Euh...j'aimerais peaufiner le dossier média pour la nouvelle acquisition. Les délais de la direction sont trop courts et vous semblez avoir une meilleure connaissance de l'entreprise, se reprit-il tout en plantant son regard perçant dans le sien.
Il s'était figé de peur d'avoir mis sa collaboratrice dans l'embarras, ses mots prêtant légèrement à confusion. Elle aurait aimé l'aider mais il y avait bien trop de paramètres qui l'en empêchaient. Pour la première fois depuis longtemps, cette travailleuse dévouée allait dénouer ce corset professionnel qui commençait à l'étouffer. Elle inspira lentement le temps de rassembler ses idées et de décliner cette invitation. La situation devint si gênante qu'elle tourna les talons et retrouva le chemin de son petit bureau. La conversation tournait en boucle dans sa tête. La confusion prit le dessus.
Les jours qui suivirent furent interminables. Fanny tentait de ne pas lever le bout de son nez, de peur de croiser le regard de son patron. Elle souhaitait éviter toute interaction et quitter le travail le plus tôt possible. En fin de semaine, à six heures tapantes, elle entraina Maryam vers la sortie d'un pas pressant, au plus grand étonnement de son amie. Rares furent les occasions de prendre un café en terrasse en pleine semaine.
— Tu m'expliques ? s'interrogea Maryam qui ne comprenait pas l'attitude de son amie.
— Je n'ai pas le droit de passer un peu de temps avec toi ?
Les bras croisés sur le bord de la table du café dans lequel elles s'étaient attablées, Maryam jaugeait son amie avec intérêt. Elle ne répondit pas, attendant que Fanny finisse par lui avouer ce qui la tracassait depuis le début de la semaine. Elle avait bien remarqué que son comportement avait changé mais elle voulait l'entendre s'exprimer à ce sujet.
Après un long silence, Fanny capitula. Elle commença son récit par sa rencontre avec Alexis Ramirez, et cette longue soirée passée à discuter autour d'un diner non prémédité. Elle insista longuement sur ce point, de peur d'être jugée par son amie. Fanny ne souhaitait pas qu'on lui pose l'étiquette de ces femmes prêtes à tout pour accéder au succès professionnel. Elle tenait à ses principes.
Maryam resta pendue à ses lèvres, comme si elle dévorait l'une de ces romances contemporaines dépeintes par ses autrices préférées.
Elle fut déçue, mais ne désespérait pas. Cela n'était qu'un prologue, et les péripéties allaient forcément survenir dans les jours à venir. Quant à Fanny, elle ne pensait qu'à clôturer l'épilogue pour reprendre le cours de sa vie.
— Tu as donc envoyé balader ton patron ? Qu'avez-vous fait de mon amie ? répliqua-t-elle sous le ton de la rigolade.
Fanny esquissa un sourire, bien plus amusée par la situation que par la remarque loufoque de sa collègue. Elle venait de prendre conscience que le travail ne devait pas dominer sa vie et qu'elle devait être maitre de son destin, suivre les paroles bien avisées de PC, cet auteur anonyme qui semblait lui suggérer d'apprendre à vivre pleinement, de savourer chaque instant avant que cela ne lui échappe. Perdue dans les ruelles de ses pensées, elle vit le visage de son père s'imprimer dans ses rétines et contre toute attente, tout ses rêves s'envolèrent. Depuis que son père l'avait appelée pour lui demander de rentrer à Embrun pour le weekend, sans discuter, elle avait une boule au ventre. Les retrouvailles familiales n'allaient rien arranger. Bien au contraire. Elle redoutait le moment où elle devrait annoncer à son père que le poste lui avait été soufflé par un inconnu. Avec tous les contacts de son père, elle savait qu'elle ne pourrait pas longtemps lui cacher. Lire la déception sur son visage, était une épreuve qu'elle redoutait. Et cela la minait de l'intérieur.
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