14
— La vue est imprenable.
Accoudés à la rambarde du restaurant, Fanny et Romain scrutaient ce panorama mirifique qui s'offrait à eux. Le lac de Serre-Ponçon avait bercé leur adolescence, des déjeuners improvisés en compagnie de Bérénice aux virées nocturnes entre amis non déclarées. Des sourires se déposèrent généreusement sur leurs lèvres. Chacun se souvenait de ces moments délicieux, ces instants que Maxime ne pouvait ni leur ôter ni même partager. Fanny y avait laissé une part d'insouciance, des bribes d'un passé qu'elle avait fui et qui pourtant lui manquait terriblement. Les vallées alpines ornées d'une flore verdoyante encerclaient les eaux turquoises du lac. Les derniers rais de soleil vinrent chatoyer la surface de l'eau déposant des baisers de lumières sur de frêles ondulations. Fanny se souvint de son tout premier émoi, celui au goût d'un Hollywood à la fraise qui marqua le début d'une belle idylle. Le temps d'un été. C'est à cette période qu'elle commença à se détacher de l'emprise de son père, constatant qu'elle pouvait être aimée à son tour et sans rien attendre en retour, sans devoir prouver quoi que ce soit. Ce nouvel élan l'avait même mené vers des sentiers encore jamais expérimentés. Elle s'essaya à quelques poèmes dopés par ses amours d'adolescentes. Ce ne fut pas un franc succès selon Romain qui lui avait dérobé ses feuillets pour les réciter à haute voix devant ses frères. Un moment gênant qui lui avait valu les foudres de sa sœur. Pourtant, cela lui avait procuré le plus grand bien, elle y avait déposé sa peine, sa déception et surtout sa libération. Ce fut bien évidemment de courte durée, car le beau José était retourné à Amiens et elle, à sa geôle.
— Tu penses que Maxime va bien ? le questionna Fanny, coupant court à leur contemplation silencieuse.
— Tu t'inquiètes pour lui ?
Le regard stupéfait de Romain se posa sur sa sœur. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas éprouvé de bienveillance envers leur père.
— Ce n'est pas ça...La chaise longue ? Sérieusement, tu as déjà vu Maxime diner dans un tel endroit ? Le cadre est splendide, je pourrais y rester des jours tout simplement me poser et me perdre dans ce décor, et puis ces tartes... un délice. Mais c'est tellement "imparfait" pour lui.
Romain ne rebondit pas. Une part de vérité flottait dans l'air et quelques interrogations commencèrent à trotter dans son esprit. Il pensa à la dernière fois qu'il avait vu son père, et les images qui refirent surface lui laissèrent un goût amer. Il préféra les chasser immédiatement, se concentrant sur l'instant présent.
Fort heureusement, une voix reconnaissable entre toutes mit fin à toutes leurs tergiversions. Lucas. Fanny se retourna et lui fit face. Alors qu'il fit un accolade à Romain, son regard se figea dans les prunelles de sa jumelle. Un silence pesant, presque étouffant, s'installa, l'un de ceux qu'elle avait laissé coulé depuis tant d'années, depuis son départ précipité pour Paris, sans un mot, sans un regard en arrière, sans un aurevoir, sans lui. Elle avait brisé ce lien unique et puissant qui les unissait depuis toujours. Et désormais, elle ignorait comment recoller les morceaux. Elle espérait secrètement que cette réunion de famille allait effacer son absence, mais sa mine chargée de tristesse lui transperçait le cœur, lentement.
Romain, lui, restait immobile, les épaules affaissées par le poids d'une situation qu'il ne comprenait que trop bien. Il n'y avait ni coupable ni innocence totale, juste deux cœurs meurtris par des choix difficiles. Fanny se redressa légèrement, cherchant dans les yeux de son jumeau une étincelle d'espoir ou un signe de pardon. Tout en elle criait qu'il fallait parler, mais elle n'était pas prête. PAs ce soir. Pas dans cet endroit où chaque mot risquait de fair plus de mal que de bien, et surtout loin de son patriarche qui déjà les observait de loin. Elle savait qu'il serait capable d'envenimer la situation, alors elle étrangla les mots dans sa gorge, suspendue entre la peur de tout perdre et l'espoir fragile de réparer l'irréparable.
De son côté, Lucas tentait de dissiper le nuage de reproches qui s’accumulait dans sa tête. Le temps avait coulé sous les ponts, mais son inimitié s'était transformée en une profonde déception, une simple déception qui laissait pourtant une empreinte sur son cœur, semblable à une cicatrice que rien ne pouvait effacer.
Si Mathis n'était pas venu interrompre cet instant déroutant, Fanny se serait probablement effondrée. Ce dernier sauta sur Lucas qu'il n'avait pas vu depuis quelques mois. La fratrie au grand complet, cela faisait bien longtemps. Sans plus attendre, il l'entraina en direction d'Alya, probablement pour faire les présentations. Depuis son arrivée, il n'avait cessé de leur faire des éloges à son propos, vantant sa beauté, son intelligence et sa patience. Le fait est qu'elle ait accepté de venir affronter Maxime était déjà tout à son honneur.
Fanny se retrouva à nouveau seule avec Romain, fixant son frère jumeau avec tristesse. Elle n'avait aucune idée de la manière avec laquelle elle pourrait se faire pardonner. Elle avait brisé ce lien pourtant si puissant qu'ils avaient tout deux et ne savait nullement comment le réparer. Romain comprenait la situation mais ne pouvait malheureusement en blâmer aucun. Chacun avait ses raisons. Elle se redressa légèrement, scrutant son regard avec insistance. Elle savait que cette discussion arriverait un jour, mais elle n’était pas prête, pas ce soir, pas ici.
— Vous avez du temps à rattraper, confia Romain en posant un main compatissante sur son épaule.
— Et beaucoup de dommages à réparer..., souffla-t-elle.
— Les enfants, je vous interromps ? La voix grave de Maxime résonna derrière eux, imposante. Il les rejoignit sur la terrasse, un sourire énigmatique aux lèvres. — Venez, il est temps de passer à table. J’ai quelque chose d’important à vous dire.
Romain et Fanny échangèrent un regard, un mélange de curiosité et d’appréhension dans les yeux.
— Qu’est-ce qu’il mijote encore ? murmura Fanny, presque pour elle-même.
— Peu importe, répondit Romain avec un soupir, l’ombre de son ressentiment s’évaporant doucement. On n’est pas encore sortis de l’auberge. Mais au moins, on est ensemble.
Ils s’éloignèrent du panorama alpin, laissant derrière eux le lac scintillant et les souvenirs partagés, prêts à affronter la prochaine révélation.
Lorsqu'ils rejoignirent leur père, Samuel, Lucas, Mathis et sa compagne, Alya, étaient déjà présents. Bérénice avait également été conviée à la soirée, ce qui ne ressemblait pas aux habitudes du patriarche. Quelque chose semblait planer au-dessus d'eux et il leur tardait d'en connaître les détails.
Le diner débuta dans une ambiance feutrée, presque solennelle. Le menu soigneusement élaboré, portait la marque indéniable de Maxime. Tout devait être parfait, jusque dans les moindres détails. Il avait toujours été ainsi, orchestrant chaque moment familial comme un diner d'affaires. Fanny, assise face à son père, jouait distraitement avec sa fourchette, ses pensées ailleurs. Les conversation s'étiraient en banalités, comme pour combler un vide invisible que tous ressentaient sans oser le nommer. La tension flottait dans l'air, imperceptible pour certains, insupportable pour d'autres. Maxime, fidèle à lui-même, attendit le moment parfait. Un léger tintement de verre mit fin aux murmures. Le silence s'imposa. Les regards se tournèrent vers lui. Avec sa posture droite et son regard assuré, il semblait presqu savourer l'attention qu'il avait captée. Il scruta tour à tour ses enfants comme s’il pesait chaque mot qu’il s’apprêtait à prononcer. Lentement, il s’éclaircit la gorge, ajoutant une tension supplémentaire à l’atmosphère déjà électrique.
— Avant de continuer ce repas, je dois vous parler de quelque chose d’important.
Sa voix, posée mais légèrement tremblante, fit frissonner Fanny. Elle sentit son estomac se nouer, sans trop savoir pourquoi.
Il laissa un silence peser. Les secondes s'étiraient, et Fanny, incapable de se retenir, croisa brièvement le regard de Samuel. Son frère semblait aussi perplexe qu’elle, mais il conservait cette façade de calme qui l’exaspérait tant.
Quand enfin les mots tombèrent, ils brisèrent le silence avec la violence d’un coup de tonnerre. L’annonce résonna dans la pièce, s’insinuant dans chaque recoin, gelant le temps lui-même. Fanny resta figée, comme si son esprit refusait de traiter ce qu’elle venait d’entendre. Elle vit les lèvres de ses frères s’entrouvrir, mais aucun son n’en sortit.
Le silence qui suivit fut encore plus intenable que l’attente. Chacun semblait chercher ses mots, mais personne n’osait parler, comme si briser ce silence rendait l’annonce plus réelle.
Fanny sentit une boule d’émotions lui monter à la gorge. Sa vision se brouilla, et une chaleur étouffante l’envahit. Elle repoussa doucement sa chaise, ses mouvements presque mécaniques, et se leva. Sans un mot, elle quitta la table, ses pas résonnant comme un écho douloureux dans cette pièce soudainement trop grande.
Une fois à l'extérieur du restaurant, elle s’arrêta. Sa poitrine se soulevait sous l’effet d’une respiration trop rapide, presque haletante. Tout son univers venait de s’effondrer. Elle passa une main tremblante dans ses cheveux, incapable de rassembler ses pensées. Elle fuyait à nouveau, incapable de faire face aux rebondissements qui rythmaient sa vie. Son quotidien parfait déraillait comme à chaque fois qu'elle retournait à Embruns. Mais après tout, le train des péripéties avait déjà commencé sa course, abandonnant sur le quai de sa réussite, son avenir professionnel.
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