17
— Alors c'est par ici la petite fête ? annonça une voix rauque qui venait de pénétrer dans le petit salon lounge dans lequel toute l'équipe marketing s'était réunie.
Tout le monde l'accueillit à bras ouverts, tous avaient déjà bien sympathisé avec leur responsable depuis les dernières semaines qui s'étaient écoulées. Alexis, loin de la figure patriarcale de Roger Hollande, s'était lié d'amitié avec ses collègues si bien que la plupart d'entre eux prenait un réel plaisir à travailler. D'autres semblaient déjà plus proches évoquant les dernières parties de billard ainsi que l’échec cuisant d'Alexis, ce qui fit rire l'assemblée, dans une bonne humeur communicative. De l'autre côté de la table, Fanny esquissait un sourire. Elle n'avait eu que trop peu d'occasions de le connaitre, par choix, par cette volonté inébranlable de le repousser. Elle en vint même à jalouser ses propres amis et collègues pour cette proximité qu'elle n'osait franchir.
Au fil de la soirée, certains commencèrent à déserter invoquant "la famille" ou "un rendez-vous galant". Fanny ramassa ses affaires pour en faire de même mais une main amicale la retint sauvagement.
— Tu ne t'échapperas pas, murmura Maryam qui tentait de refermer le piège qu'elle avait savamment orchestré.
Fanny la scruta interloquée avant de comprendre son petit manège. Elle souffla tout en esquissant un sourire discret.
— Tu n'en rates pas une ! Il ne se passera rien, je te le promets.
— Ne sois pas si sûre de toi pour une fois. Rompt la monotonie du bureau, je t'en supplie.
— De quoi parlez-vous ?
Une voix masculine venue d'ailleurs se glissa tout près d'elles, apportant un peu de piment à leurs échanges. Alexis, qui avait passé un bon moment avec ses camarades du pôle "communication interne" décida de faire un petit tour de table et surtout de resserrer les espaces qui venaient de se libérer. Il se trouva à la gauche de Fanny qui déjà rougissait à l'extrême.
— Oui, de quoi parlions-nous, Fanny ? s'exclama Maryam, sur le ton de l'amusement.
Rarement à l'aise pour rebondir dans de telles situations, Fanny ne sut que répondre, et pour accentuer le tout, Maryam prétexta un besoin urgent de se rafraichir. Fanny se décala pour la laisser passer avant de se rassoir aux côté d'Alexis. Maladroite, et complètement paniqué à l'idée de se retrouver quasiment seule face à son patron, elle en fit tomber son sac à main, déversant son bric-à-brac sur le sol de la brasserie. Tout y passa : stylos, blocs-notes, carte de transport, porte-feuille, maquillage et ce livre, celui qui ne la quittait plus, celui qui lui offrait ce moment de répit dans la tumulte de son monde.
Alexis se précipita pour l'aider à ramasser ce fouillis, se cognant malencontreusement la tête contre la sienne, un véritable cliché qui aurait sans nul doute fait sourire Maryam.
— Désolé, glissa Alexis d'une voix qui se voulait plus douce.
Puis son regard se porta sur le livre qu'il avait vu sur le bureau de sa collègue, celui qui "ne lui appartenait pas". Décidément, elle l'intriguait. Voyant sa réaction, elle l'attrapa à la volée espérant qu'il ne la questionne pas à ce sujet. Seul le marque-page trônait encore sur les dalles carrelées, il s'empara de ce dernier, avec étonnement. Fanny qui venait de refermer son sac, observa Alexis en pleine exploration. Plongé dans ses pensées, Fanny rompit se silence par l'une de ces répliques inutiles qui la fit immédiatement grogner intérieurement.
— C'est un...marque-page.
— Pourquoi toutes ces coordonnées ? Vous comptez vous envoler quelque part ? sourit-il en fixant le dos de l'objet cartonné.
— Comment ça ?
— Ce sont des coordonnées géographiques ?
— Vous pensez ? Enfin, je veux dire comment le savez-vous ?
— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez sur moi.
Elle fronça les sourcils, ne sachant que répondre. Évidemment, elle ne le connaissait pas même si elle rêvait de faire le tour de son passé, de découvrir ce qui se cachait derrière cet homme au passé douloureux et au sourire si généreux.
— Regardez, reprit-il, ici vous avez un série de chiffres, d'apostrophes, de petits points qui auraient dû être des bulles, de deux lettres pour indiquer ici, le Nord et l'Est. Vous avez donc la longitude et la latitude d'un point précis sur le globe.
— Impressionnant, murmura Fanny, fascinée par cette découverte. Elle se maudit de ne pas avoir fait le rapprochement plus tôt. Elle n'y voyait qu'une série de chiffres et une énigme à résoudre. Le mystère résolu, elle n'avait qu'une hâte, celle de rentrer chez elle pour faire la liste de toutes ces coordonnées et peut-être faire un rapprochement avec les destinations du livre. Si le marque-page s'y trouvait, il y avait forcément un lien et cela rendait sa lecture encore plus captivante. L'auteur ou le lecteur y avait laissé une multitude de lieux et ce message inspirant comme une invitation pour ceux qui liraient ces lignes. C'était comme si elle venait de tisser un lin mystique avec ce livre, ce qui la motivait davantage pour accélérer la lecture.
Mais déjà Alexis avait pris les devants, et commença à taper les coordonnées sur son téléphone. Son visage s'illumina instantanément alors qu'il retournait l'écran vers sa collègue. Il ne lui fallut pas longtemps avant de réaliser la raison d'une telle mine enjouée.
— C'est un signe du destin, glissa-t-il, ravi de sa découverte.
Elle pinça ses lèvres, elle-même complètement désarçonnée. Ce n'était ni l'Arizona, ni les joyaux de l'Inde, ni même l'escalade du Mont Everest, mais un lieu antique qui l'invitait à fouler ses terres.
Elle n'eut pas le temps de répliquer que son téléphone se mit à vibrer.
"Ton père réclame ta présence ce week-end. À Samedi. Je t'embrasse. Bérénice."
Après toutes ces années à tout faire pour s'éloigner de la demeure des Coste, il semblerait que cette dernière ait encore besoin d'elle pour refermer le chapitre de leur passé.
* * *
— Si je ne le connaissais pas aussi bien, j'aurai presque l'envie d'embrasser ton père ! s'exclama Kate, enjouée de retrouver son amie aussi rapidement.
Sa remarque fit un dérapage incontrôlé dans son esprit pour venir s'échouer à la porte de ses souvenirs. Fanny ne se souvenait nullement de la dernière fois où elle avait pu prendre son père dans ses bras, si t'en es que cela fusse déjà arrivé.
Le décès de sa mère avait tout dévasté sur son passage en commençant par la relation qu'elle entretenait avec son père et il en fut de même pour chacun de ses frères. Romain et Samuel étaient de loin ceux qui avaient le mieux supporté les excès de colère de Maxime. Samuel, qui s'était plié aux exigences de son père, avait survécu aux nombreuses tempêtes et pourtant il y avait une certaine tristesse dans son visage qu Fanny n'avait réussi à déchiffrer. Il avait fondé un famille avec son amour d'enfance, Pénélope, une femme douce et adorable tout à son image avec laquelle il avait eu deux adorables enfants, Léo et Lilas. Fanny n'avait jamais envié sa situation, trop obnubilée par sa réussite professionnelle et la pression que Maxime avait déposé sur sa tête comme une épée de Damoclès qui viendrait l'abattre en cas d'échec. Perdue dans ses pensées, elle pensa à la manière dont elle pourrait encore éviter ce sujet face à son père. Elle se mordilla la lèvre à cette simple réflexion.
— Ne te fais pas de mauvais sang, je suis sûre que cette petite réunion, c'est pour vous parler des modalités de vente de la maison...
— Je ne sais pas trop. Cela fait 12 ans que je suis partie, sans faire un pas en arrière et en l'espace de deux semaines, me voilà à fouler les terres de mon passé. J'ai l'impression...je sais pas.
Fanny hésitait à dévoiler le fond de sa pensée. "Les faits d'abord, les conclusions ensuite." Telle était la façon dont elle avait été élevée depuis sa tendre enfance. Désormais, elle continuait à réfléchir de la même manière, possédée par l'oppression paternelle.
— Tu veux que je vienne avec toi. Je pourrai me faire une idée et surtout te protéger contre les joutes verbales du "prince des ténèbres", lança Kate avec une pointe d'amusement pour détendre l'atmosphère.
Fanny se souvenait du surnom que son amie avait donné à Maxime lorsqu'elles étaient jeunes le jour où ce dernier les avait poursuivi au cinéma. Elles avaient toutes deux eu la peur de leur vie. Il s'était faufilé quelques rangées de velours rougeâtres plus haut, juste pour s'assurer que Fanny ne lui avait pas menti. Une fois à l'intérieur, il n'avait pas osé faire demi-tour, profitant de ce moment pour se détacher de toutes les chaînes qui l'entravaient, le temps d'une séance, durant un courte période, nécessaire. La pression qui tenait sur ses épaules l'oppressait au quotidien. Il aurait aimé s'y soustraire mais le destin s'était chargé de tout faire voler en éclats, alors il s'était raccroché à ce qu'il savait faire de mieux.
Lorsque les deux jeunes filles se levèrent, à la fin du film, elles ne s'attendaient pas à se faire surprendre par Maxime Coste qui se tenait dans la pénombre, tout près de la porte. Il les scruta avec intérêt puis se mit en route, s'imposant inéluctablement comme leur chauffeur. Ce jour-là, à peine âgée de quinze ans, Fanny avait compris qu'elle ne pourrait échapper à son contrôle. Et des années plus tard, il en était toujours ainsi. Malgré sa fuite vers la capitale, il avait suffi d'un appel pour qu'elle revienne à Embruns.
Fanny accepta la proposition de Kate qui passa un coup de téléphone à son conjoint pour qu'il aille récupérer les enfants à leur séance de karaté. Cela lui offrait le champ libre pour épauler une amie en difficulté.
Annotations