19
— On a bien avancé ! s'exclama Kate, les mains sur les hanches, satisfaite du rangement qu'elles avaient accomplies toutes les deux, en quelques heures.
Fanny laissa son regard couler sur les innombrables cartons éparpillés sur le sol, autant de fragments de son passé soigneusement triés, comme on referme un vieil album de souvenirs. Elles avaient eu le plaisir de ressasser des moments intenses de leur jeunesse, se laissant porter par la découverte d'objets oubliés : des babioles insignifiantes en apparence, mais chargées d'histoires, d'anciens cahiers de classe aux couvertures griffonnées et des photos en pagaille, cachées dans une boite en fer de biscuits au beurre. L'après-midi avait été un tourbillon d'émotions oscillant entre éclats de rire et douce mélancolie, ce fragile équilibre entre bonheur et nostalgie.
Fanny s'accroupit pour sceller un autre carton, son geste ralenti par une pointe de regret. Ranger, trier, classer... Tout cela avait un goût étrange, celui du temps qui passe et ne revient pas. Elle effleura la couverture usée d'un vieux journal intime, hésitant un instant à l'ouvrir.
— Tu comptes le relire ? demanda Kate en s'asseyant en tailleur à ses côtés.
Fanny haussa les épaules, un sourire flottant sur ses lèvres.
— Je ne sais pas... Je redoute un peu de tomber sur des pensées que je ne comprends plus, sur des rêves que je n'ai jamais réalisés.
Et comme pour illustrer ses propos, les souvenirs amers de sa dernière dispute avec son père lui revint en plein figure. Des fragments d'images qu'elle balaya instantanément.
Kate prit une grande inspiration, attrapa une photo au hasard et l'observa, silencieuse.
— Ce qui est bien avec les souvenirs, c'est qu'il n'attendent rien de nous. Il sont juste là, témoins de ce qu'on a été.
Fanny acquiesça doucement. Elle jeta un dernier regard à la boîte en fer, comme si elle contenait un morceau d'elle-même, puis referma le couvercle avec un petit claquement. Quant au journal, elle le glissa dans l'un des cartons posés sur son lit, celui qu'elle comptait emporter avec elle à Paris.
Pour le reste, elle avait pris la décision de les déposer dans des associations caritatives. Certains souvenirs méritaient une seconde vie, plus douce, plus heureuse.
Un visage familier se glissa dans l'embrasure de la porte. Ses petites fossettes au creux des joues avait toujours fait son petit effet, surtout auprès des filles. Au lycée, Romain était le tombeur, l'athlète au sourire ravageur. Bien des cœurs s'étaient brisés, dont celui de Kate. Bien qu'elle ne lui ait jamais avoué, Fanny savait.
Cela faisait quelques années que Kate ne l'avait pas revu. Elle n'avait pas eu ce plaisir... ou cette douce parenthèse qu'offre parfois le passé lorsqu'il ressurgit sans prévenir.
Romain s'appuya contre l'encadrement de la porte, son sourire toujours aussi désarmant, comme si rien n'avait vraiment changé depuis l'époque du lycée. Pourtant, Fanny nota un éclat différent dans son regard, un quelque chose d'inexplicable, peut-être la trace du temps ou les chemins parcourus.
— Eh bien, on dirait que vous avez retourné l'endroit, lança-t-il avec une pointe d'amusement.
Sa sœur haussa un sourcil en jetant un regard aux cartons empilés.
— Disons qu'on n'avait pas spécialement envie de trainer tout un weekend autour de Maxime.
Il hocha la tête avant de reporter son attention sur Kate. Un bref silence s'installa, un de ceux qui ne sont ni pesants ni légers, simplement habités de souvenirs.
— Ça fait longtemps, souffla Kate, un sourire flottant au coin des lèvres.Romain acquiesça.
— Oui... trop longtemps, je crois.
Sentant que ce moment appartenait à Kate et Romain, Fanny s’éclipsa discrètement vers la bibliothèque. Elle n'avait pas besoin d'entendre les mots échangés pour comprendre qu'ils partageait un instant suspendu, fait de souvenirs et d'une complicité jamais vraiment effacée.
Du bout des doigts, elle effleura les couvertures reliées parfaitement bien alignées sur les étagères. Des collections entières trônaient sur les étagères, certaines plus cornées que d'autres mais toutes aussi mystiques les unes que les autres. Leur présence en ces lieux détonnaient déjà. D'aussi loin qu'elle se souvienne, Fanny n'avait jamais vu son père perdre son temps à la lecture. Et pourtant, les collections semblaient s’être étendues au fil des années, au fil de son absence.
Des cartons déposés dans un coin annonçait le départ de toute ces aventures extraordinaires qui avaient bercé son enfance, puis son adolescence, ceux qu'elle venait subtiliser en cachette pour ne pas alerter son père. Sur l'un des piles qui avaient été déposées sur le sol, un livre attira son attention. Une couverture bleu nuit aux lettres dorées effacées par l'usage. Nos murmures entrelacés. Ses doigts impatients s'égarèrent entre les lignes, découvrant un recueil de poèmes manuscrits. Elle tourna délicatement la première page, et y découvrit une dédicace. Elle effleura du bout ds doigts l'encre légèrement passée, comme si elle craignait d'altérer le poids des souvenirs qu'elles renfermaient.
À nos murmures entrelacés, à l'amour gravé sur ces feuillets. Je t'aime Maxime. Padma.
Son cœur manqua un battement.
Ces mots, tracés à l'encre brune, portaient une tendresse étrange, une intimité qui la troubla. C'était sa mère et elle le destinait à l'homme qu'elle chérissait.
Elle laissa son pouce glisser sur le prénom, comme si le con,tact du papier pouvait lui offrir une répons à toutes les questions qui s'entrechoquaient dans son esprit. Pourquoi n'avait-elle jamais entendu parler de ce recueil ? Pourquoi Maxime ne lui avait jamais-t’il dit que sa mère était une artiste tout ce à quoi elle aspirait étant jeune ?
Elle tourna lentement une page, puis une autre. L'écriture, fin et régulière, s'étirait en vers délicats, ciselés avec soin. Certains poèmes semblaient empreints de mélancolie, d'autres vibraient d'une passion contenue, presque douloureuse. Fanny sentit une chaleur diffuse lui serrer la gorge. Ces mots, cette poésie, c'était comme découvrir une part de sa mère qu'elle n'avait jamais soupçonnée. Elle demeura un long moment, assise sur le sofa en velours à profiter de cette échappée lyrique et surtout à partager un moment avec sa mère, en quelques sortes.
Lorsqu'elle referma le livre, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre, la vue floue par une brume légère qui se levait sur le jardin. Elle n'osait pas retourner à la réalité. Pas tout de suite. Ici, dans cette pièce imprégnée de souvenirs qu'elle n'avait jamais connus, elle revit le visage de sa mère se dessiner sur les carreaux de la bibliothèque.
Derrière elle, les voix de Kate et Romain lui parvenaient, étouffées, comme si elles appartenaient à un autre monde. Dans cette pièce, seule la présence silencieuse du recueil et des mots de Padma comptaient. Fanny comprenait qu'elle venait d'ouvrir une porte qu'elle ne pourrait plus refermer. Et pour apaiser ses interrogations, elle devait le confronter. Comme si son destin la poussait irrémédiablement vers lui. Maxime.
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