31
Quelques jours s'écoulèrent avant que Roger ne reprenne peu à peu conscience. Les larmes, honteuses mais libératrices, avaient coulé durant une longue journée, éprouvante. Fanny n'avait cessé de lui tenir la main renouant timidement avec cette figure paternelle qui l'avait guidée depuis plus de dix ans. Elle avait balayé sa rancœur, trop inquiète pour la santé de Roger. Elle craignait qu'il ne recommence et avait décidé de rester chez lui, le temps qu'il reprenne toutes ses capacités. Cependant, après avoir deserté le travail pendant une longue semaine, elle savait qu'elle devrait l'abandonner pour quelques heures et redoutait ce moment.
— Je t'assure que je peux m'en sortir tout seul.
— Il en est hors de question ! répliqua-t-elle d'un ton ferme.
— Tu as mieux à faire que de t'occuper d'un moins que ...
— Roger !
Ses iris s'ancrèrent dans celles de son ancien patron, ne laissant aucun doute quant à sa détermination. En baissant les yeux au sol, Roger signait sa capitulation. Il savait pertinemment qu'elle aurait le dernier mot comme à son habitude. Cette simple assertion suffit à lui arracher un léger rictus. Il avait toujours apprécié cette qualité, celle qui les avait guidés sur le chemin de la réussite depuis leur toute première collaboration. Beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts, charriant un boue épaisse de désillusions dans laquelle il s'était embourbé. Fanny comprit qu'il n'était pas encore prêt à tout lui raconter. Lui laisser le temps semblait être la meilleure chose à faire, pour le moment.
Elle passa un dernier coup de fil à Romain pour lui confirmer l'adresse. Le nouvel infirmier de Roger ne serait autre qu'un Coste, elle s'en était assurée. De passage à Paris, son frère avait répondu présent lorsqu'elle l'avait supplié de l'aider, invoquant la famille, la manière avec laquelle Roger l'avait toujours soutenue et qu'il était désormais de son devoir de l'épauler pour affronter cette période délicate, et puis elle avait été assez directe, elle avait peur d'une rechute et de le perdre à tout jamais.
On n'efface pas dix années de sa vie pour une simple trahison s'était-elle répété dans sa tête. La blessure demeurait là, plantée dans son cœur mais le temps passé à ses côtés avait agi comme un baume protecteur, une douceur apaisante face à la brûlure d'une rancune latente. Romain ignorait tout, et elle ne tenait pas à le lui dire. Elle avait toujours su garder ses secrets.
Le passage de relais se déroula sans accroc. Elle prit le temps de tout lui détailler, des médicaments aux repas tout préparés dans le réfrigérateur, jusqu'à ce que Romain, fidèle à lui-même, finit par la renvoyer sans ménagement à sa vie professionnelle. Il lui avait littéralement claqué la porte au nez lui balançant son sac et sa gabardine pour mettre fin à son attitude surprotectrice, et surtout parce qu'il savait pertinemment qu'elle n'arriverait pas à décrocher.
S'il y avait bien une qualité qui ressortait chez sa sœur, c'était son incapacité à laisser une personne souffrir. Et même si elle n'avait jamais prononcé ces mots à haute voix, il demeurait persuadé que sa fuite vers Paris n'était pas qu'une protection envers elle-même, l'unique moyen de se sauver de la tyrannie patriarcale. Au plus profond, Romain savait. Il savait qu'elle les avait protégés en leur offrant une issue, celle de pouvoir faire ses propres choix, suivre son propre chemin. Il en était de ceux qui avaient saisi cette opportunité, tout comme Mathis. Pour Samuel et Lucas, cela fut plus difficile. L'un s'était conformé au rôle que leur père attendait de lui, comme pour perpétuer le nom des Coste. L'autre avait suivi ses rêves, soutenu corps et âmes par ce même père.
Le silence s'installa dans la cage d'escalier alors que Fanny descendait lentement les marches, le cœur lourd. Une part d'elle-même lui criait de faire demi-tour et de retourner à son chevet tandis que l'autre prenait progressivement conscience que Roger devait réapprendre à avancer, seul, même d'un pas chancelant.
Dehors la brise matinale délivrait des notes de fraicheur, le parfum des premiers lilas qui ornaient les barrières du jardin du Luxembourg. Elle se laissa envahir par ces douces fragrances prolongeant son voyage le long du parc. Cet aparté s'acheva lorsqu'elle reçut un message de son supérieur : "Besoin d'un point rapide pour 8 heures. Vous serez au bureau ?"
Elle soupira. Elle ne se sentait pas prête à retourner au travail, son esprit entièrement dirigé vers l'appartement cossu de la rue Michelet. Elle n'était surtout pas prête à affronter les regards curieux, les silences gênés et toutes les questions de ses collègues qui avaient sûrement déjà élaborés des centaines de scénarios. Pourtant, elle répondit : "Je serai là dans 45 minutes. À tout à l'heure."
Debout dans le wagon bondé du RER B, Fanny entrevit son reflet dans la vitre, une image qu'elle peinait à reconnaître. Ses traits tirés, ses yeux rougis et ses cernes creusés témoignaient des heures passées à prendre soin de Roger, à suivre ses constantes, à surveiller la respiration de ce dernier.
Son arrivée au bureau fut tout comme elle se l'était imaginée. Lorsqu'elle était sortie de l'ascenseur, toute l'assemblée s'était figée. Un silence s'était installé, en écho à l'émotion qui s'était emparée des lieux. Tout le monde appréciait Roger et son attitude bienveillante. Lorsque Fanny n'avait pas reçu la promotion escomptée, tout le monde avait été surpris, et puis avec le temps, les semaines qui suivirent et l'indifférence que la jeune trentenaire avait affichée, on avait oublié. Alexis Ramirez avait également joué un rôle crucial dans cette passation délicate. Son charisme avait suffi à tout balayé. Pas pour Fanny, mais cela elle se le gardait bien de l'avouer.
Un collègue s'approcha, surpris :
— Fanny ? Content de te revoir...
Elle s'efforça de sourire.
— Merci, moi aussi.
Au fond de l'open space, Alexis lui adressa un salut d'un signe de la main depuis son bureau vitré. Elle répondit par un léger rictus, teinté d'une douleur profonde, celle d'une trahison qui avait refait surface inopinément et qu'elle aurait aimé taire quelques temps.
Heureusement, la bonne humeur de Maryam vint redorer les contours de cette journée morose. Elle lui apporta une tasse de café fumante avant de s'installer à ses côtés.
— Comment va-t-il ?
— Physiquement, ça ira. Mais pour le reste... je n'en sais rien.
— Il t'a parlé ?
— Non. Je pense qu'il n'est pas prêt à affronter mon jugement.
— Pourtant, t's comme une fille à ses yeux.
— Justement. Et puis, n'oublie pas...
— Ouais. J'avoue que sur ce coup-là, il nous a tous bien eu.
Fanny inspira longuement ; son regard se perdit entre les interstices de son clavier. Elle ne savait plus trop par où commencer. Ni au travail,ni avec Roger.
L’apparition d'Alexis dans son champ de vision la ramena à la réalité.
— La réunion ! J'arrive ! s'exclama-t-elle en se levant d'un bond.
— Je vous attends dans la salle de conférence, répondit-il avec douceur.
— Bon retour parmi nous ! lança Maryam qui retourna à son bureau en lui lançant un regard mielleux.
Sa collègue et amie n'avait toujours pas renoncé à l’idée d’un rapprochement entre Fanny et Alexis. Elle était intimement persuadée qu'ils étaient destinés à se rencontrer. Pour Fanny, ce n'était pas aussi évident. Elle préférait jauger la personnalité de ce dernier. Et puis, il y avait trop de bouleversement dans son quotidien : la vente de la maison, les retrouvailles chaotiques avec son frère jumeau, la tentative de suicide de Roger... Alexis était la dernière de ses préoccupations.
Lorsqu'elle fit irruption dans la salle de conférence, la discussion dériva rapidement vers Roger.
— Avez-vous plus d’éléments sur ce qui a pu…
— Le pousser au suicide ? coupa-t-elle.
— Je mènerai mon enquête…
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, répliqua-t-il, mains en avant, presque sur la défensive.
— Excusez-moi, je suis un peu tendue depuis...
— Je comprends. L'essentiel, si vous souhaitez en discuter, ma porte est toujours ouverte.
Elle acquiesça avant de balayer toute cette conversation qui lui semblait prendre une tournure trop personnelle.
— Alors? Cette réunion. De quoi voulez-vous parler ?
Il eut un sourire gêné, de ceux qui attisait la curiosité de Fanny, et qui ne faisaient que nourrir ses interrogations au sujet d'Alexis. Quelque chose qui tournoyait dans son esprit mais elle se garda bien de tirer de conclusions hâtives. Elle voulait le sonder, le jauger, le comprendre. Alexis Ramirez... l'intriguait.
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