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Vidée. Ses émotions avaient fait les montagnes russes durant deux longues semaines et elle ressentait le besoin de changer d'air. Kate, sa meilleure amie, lui avait bien proposé de l'accueillir pour un weekend entre amies, mais l'idée de retourner à Embrun impliquait une visite chez les Coste qu'elle n'était pas prête à assumer. Bérénice avait bien essayé de lui forcer la main, lui promettant un festin en plein air avec les garçons cependant, elle redoutait sa future entrevue avec son père.
Elle savait qu'à leur prochaine rencontre des mots tranchants seraient échangés, des éclats de voix, des excès de colère et surtout une incompréhension de la part de son père. La rancœur grignotait son âme et même si elle était convaincue que la confrontation était inévitable, elle n'était pas encore prête. Elle aurait aimé pouvoir jouer à saute-mouton sur ce chapitre de sa vie, mais dans la réalité, elle ne pouvait l'éviter, pas si elle voulait renouer avec Lucas. Il lui semblait que Maxime était la pièce maitresse de tout le désordre qui s'était entassé dans sa vie, et qu'il pourrait désamorcer le conflit qui lui tordait les entrailles depuis plus de dix ans. Perdre le respect et l'amour de son frère jumeau était un fardeau bien trop lourd à supporter. Cela l'avait atteinte et brisée en milliers d'éclats de silence, comme autant de cris qu'elle n'avait jamais pu pousser.
Dans la pénombre de son appartement, Fanny observait la vie qui s'animait de l'autre côté de la rue. Dans les immeubles mitoyens, les façades grisâtres s'illuminaient dans certains foyers, des lueurs tamisées, des ambiances feutrées, des écrans qui scintillent, tant de petits carrés lumineux qui grouillaient de familles, de personnes qui comptaient les unes sur les autres, qui s'aimaient, s'entraidaient, et se chamaillaient. Ils étaient là, tentant de construire ou de reconstruire, tout du moins, c'était l'idéal qu'elle s'était imaginée depuis son installation dans la capitale.
Seule depuis bien longtemps, elle n'avait jamais réussi à s'attacher, sa vie était un désert sentimental où chaque grain de sable correspondait à autant d'occasions ratées. Son cœur était bien trop morcelé pour y laisser quiconque y entrer.
Ce soir-là, blottie au fond de sa couette molletonnée, elle avait besoin d'un ailleurs que seules les pages d'un chemin inattendu pouvaient lui offrir.
Elle tira le marque-page ; les coordonnées géographiques au dos lui rappelaient la promesse silencieuse qu'elle s'était faite. La route était longue avant qu'elle ne la complète mais son objectif demeurait intact. À son chevet, l'abat-jour en origami fitrait une lueur apaisante, une invitation à un voyage bienvenu.
"Mes quintes de toux ne cessaient d'envahir mes nuits, de nourrir mes insomnies. J'avais perdu beaucoup de poids depuis notre entrée en Amérique Latine ; la maladie grignotait mon énergie, mes muscles déjà endoloris. La fatigue s'étirait ce qui ralentissait notre rythme. Nous avions pris du retard. Ismaïl savait à quel point ce voyage me tenait à cœur, il avait compris que je ne pouvais pas retourner chez moi avant d'avoir gravi toutes les étapes que nous avions programmées ensemble. Nous avions pris la décision de longer la côte chilienne puis de remonter la côte argentine par le Cap Horn abandonnant le Pacifique pour les eaux plus tumultueuses de l'Atlantique. Chaque halte avait été savamment organisée pour que nous puissions découvrir les trésors les plus authentiques que le temps avait lissés. L'émerveillement avait bercé notre épopée au Sud. Et puis, contre toute attente, nous avions prolongé notre croisière sur les conseils avisés du capitaine Jùan Sanchez, un homme d'une soixantaine d'années, un homme qui n'avait connu que les océans, un marin aguerri, un passionné. À chaque coucher de soleil, lorsque l'horizon se huilait d'un camaïeu orangé, Jùan délaissait sa barre pour nous enivrer de ses récits de voyages. Mille et unes histoires traditionnelles puisées dans ses rencontres avec les diverses civilisations qui longeaient l'Amérique Latine. Tout comme les contes africains de mon enfance, les siens renfermaient un savoir précieux, des notes de bon sens, des conseils de vie, des morales bien ancrées. J'y retrouvais des notes familières empreintes de mon passé, de cette enfance à sillonner à vélo les côtes malgaches où nous nous étions installés pour ce qui m'avait semblé une éternité. Sept années de pur bonheur que je n'avais jamais plus retrouvées, ni en France ni lors de mes déplacements professionnels à l'étranger. Et c'est auprès d'Ismaïl, après cinquante années perdues dans un monde sans saveur, sans odeur, ni couleur que j'ai enfin pu revivre, respirer à nouveau. Il aura fallu attendre que la fatalité vienne sonner à ma porte pour qu'enfin je décide de faire demi-tour. Mais je divague. J'espère que mes mémoires auront..."
À son réveil, Fanny tâtonna à la recherche du livre qui avait glissé au pied du lit, comme une promesse oubliée dans la nuit. Elle se rattachait à ces mots qui lui offrait la détente dont elle avait tant besoin ces derniers temps. Elle emporta le précieux sésame jusque dans la cuisine et termina sa lecture autour d'une bonne tasse de café fumante. Les arômes subtiles d'arabica l'enveloppèrent d'un voile de réconfort et lui rappelait cette note d'exotisme à laquelle elle avait goûté quelques semaines auparavant. Et puis, ses projets de voyages s'étaient évanouis dans cette chambre d'hôpital aux côtés de Roger. Même s'il l'avait rassuré sur son état, elle ne cessait de songer à lui et aux raisons qui l'y avaient poussé. Romain n'avait rien dit. Il s'était d'ailleurs muré dans un silence depuis son retour à Embrun. Elle craignait que Maxime n'ait encore usé de son pouvoir d'autodestruction contre lui. Ses appels fantômes et ses messages sans réponse l'intriguaient, dévoraient sa curiosité à son paroxysme mais par dessus tout, l'angoissaient.
Le weekend venait tout juste de commencer et il lui suffirait d'un billet de train et d'une bonne dose de courage pour rendre visite à Romain, cloîtré dans la maison familiale depuis une bonne semaine, et comprendre les raisons de son mutisme.
Un simple billet de train.
Une dose de courage.
Et elle saurait.
Elle soupira, referma son livre et décida qu'il faisait bien trop beau pour que sa journée soit gâchée. Elle fuyait. Encore une fois.
*
Les saules pleureurs valsaient au rythme d'une brise matinale douce et vivifiante. Fanny s'arrêta un instant, les mains tendues sur les genoux pour reprendre son souffle. Sa respiration haletante témoignait de ces semaines chaotiques où elle avait délaissé l'une de ses activités favorites. Celle de Maxime. Courir lui permettait d'évacuer les tensions accumulées et d'extérioriser les raisins de sa colère intérieure. Elle se sentait démunie. Démunie face à Roger, face à Maxime et surtout face à Lucas. Trois hommes qui comptaient et qui pourtant lui échappaient, chacun à sa manière. Roger avec ses secrets et son silence oppressant. Maxime, ce père à l'absence omniprésente. Et Lucas... Lucas, l'unique raison de toute la tristesse qui emplissait son âme et paradoxalement, la seule personne qui saurait la rendre heureuse.
Un soupir s'évapora de ses lèvres libérant de légères volutes de fraicheur qui s'évanouirent dans le ciel azuré. Elle se redressa, essuyant d'un revers de la manche la sueur fine qui perlait sur son front. Elle aurait voulu crier, hurler tout ce qu'elle gardait au fond d'elle depuis des années, mais à la place, elle reprit le chemin fleuri, laissant le parc l'envelopper de ses murmures végétaux.
Et puis, soudain, son attention fut détournée. Une petite boule de poils caramel surgit d'un buisson et fronça droit sur elle, sa laisse trainant à sa suite. En un quart de seconde, le même scenario se rejouait : une danse indienne autour de Fanny, une laisse bien ficelée et une chute parfaitement orchestrée. Après cette prise d'exception, le petit caniche abricot sautilla dans tous les sens en grand vainqueur.
Le rire étouffé du propriétaire ne se fit pas attendre. Il venait d'arriver en trombe, un Saint-Bernard au regard attendrissant tendu à sa laisse. Le jeune homme, malmené, ne se départit pas de son sourire :
— Décidément, il vous aime bien.
Fanny leva les yeux et reconnut immédiatement l’homme, le promeneur au regard doux et à la voix étonnamment sereine.
— C’est vous...
— On dirait bien. Je suis navré, s'excusa-t-il tout en lui tendant une main amicale. Encore une fois. Arthur a un sixième sens pour embêter les gens qui courent trop vite.
— Arthur ?
— Que voulez-vous, ce n'est pas moi qui choisit...
— Et celui-ci ? l'interrogea-t-elle tout en pointant du doigt le molosse aux allures de peluche qui s'était assis sagement face à elle.
— Berny !
Elle sourit, amusée. Il leva les mains en signe de "je n'y suis pour rien".
— J’ai bien l’impression que...Arthur me suit partout, lâcha-t-elle tout en caressant l'animal tout agité.
— Peut-être que vous avez besoin d’être suivie, non ?
Il n'y avait aucune ambiguïté ni mauvaise pensée dans ses paroles. Son ton, posé, révélait une sagesse silencieuse désarmante. Arthur continua à sautiller tout en jappant après les pigeons qui virevoltaient au-dessus d'eux dans un bruissement de papier froissé.
— Vous savez, j’ai compris quelque chose il y a quelques années, se reprit-il en observant les banches onduler au-dessus de leur tête. Quand tout devient trop flou, il faut s’arrêter. Respirer. Se recentrer. Pas pour fuir. Mais pour mieux repartir.
Fanny hocha lentement la tête.
— Je pense que je cours plutôt pour éviter de trop penser.
— Ou peut-être que vous courez pour vous retrouver. Et ça… c’est déjà un début.
Ils restèrent là quelques secondes, sans dire un mot, dans cette bulle de calme inattendu. Le chien posa sa tête sur la chaussure de Fanny. Il semblait l'avoir adoptée.
Le promeneur hésita un moment puis se lança :
— Je peux vous offr...
Sa question demeura en suspens, le téléphone de Fanny retentit. Elle s'excusa un instant pour décrocher à cet appel inespéré. Roger.
Elle fronça les sourcils. L’instant s’était effiloché.
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