Le visiteur dans le garage (début)
Il faut laisser le passé à l’oubli
et l’avenir à la providence.
Bossuet.
Mardi 2 septembre 2014
Avant, il ne s’était jamais mêlé de politique. Façonner l’Histoire avec un grand « H » n’était pas de son ressort, se disait-il.
Christiane ne l’y avait pas encouragé. Elle rentrait tard le soir, après des réunions interminables.
Il avait cessé de lui demander comment s’était déroulée sa journée au bout du second mois. Elle ne semblait avoir aucune envie d’en parler.
Christiane avait été nommée dans l’équipe dirigeante d’une petite commune. Sa popularité l’avait fait élire haut la main. Elle avait gardé son sourire enjôleur d'étudiante, et son assurance rassurait les plus anxieux.
Sa carrière de fonctionnaire lui avait donné une auréole de respectabilité qu’elle comptait mettre à profit pour défendre ses vues écologiques. Et des rattrapages écologiques, il y en avait quelques-uns à traiter dans cette bourgade de mille habitants.
Antoine, lui, avait continué à tenir son garage. Les vieilles mécaniques étaient moins capricieuses que ses voisins. Les mains dans le cambouis, il aimait par-dessus tout réveiller les moteurs de collection, même s’il continuait de dépanner quelques anciens clients devenus amis.
Depuis que son fils avait, un soir de beuverie, pris le volant de la Juva 4 pour la massacrer dans l’un des arbres de la Promenade des Libérateurs, Antoine savait remonter pièce par pièce, écrou par écrou, ce modèle. Il était devenu spécialiste mondialement reconnu de cette antiquité et des admirateurs passionnés s’invitaient parfois dans l’atelier après avoir visité le Musée automobile, faisant par-là d’une pierre deux coups.
Comme en ce moment. Un certain Patrick Van Haersmert ou un nom aux sonorités approchantes. Qui parlait très bien le français, cela dit. Ils s’étaient promenés dans le garage en devisant de banalités et étaient maintenant plantés dans l’arrière-cour face à un tas de ferrailles informe.
Aucun des deux ne regardait le monceau de pièces tordues. Ils avaient tous les deux les yeux dans le vague. Antoine sentant que l’autre avait du mal à accoucher d’une question délicate, Patrick se demandant s’il avait enfin trouvé l’homme à qui s’en remettre.
Finalement, le visiteur se lança :
– J’ai une Celtaboule de 35.
Antoine voyait. Il hocha de la tête pour confirmer. Le nom de Celtaboule avait été attribué à la Celtaquatre, une voiture destinée à concurrencer les Tractions mais sans arriver à leur faire de l’ombre.
Patrick reprit, encore incertain sur la manière d’aborder le problème :
– Il faudrait que je m’en débarrasse…
– Des ennuis d’argent ? renchérit Antoine, essayant de lui rendre la tâche moins difficile.
– Non, non. Enfin, si. On peut aussi dire ça comme ça… Ça me coûte trop de la garder…
Antoine n’était pas particulièrement pressé et avait du temps à consacrer à son visiteur, mais dès qu’on parlait voitures anciennes, il devenait curieux. Il fallait voir l’état de la Celtaboule et il s’empressa de questionner :
– Elle est en bon état ?
– Non, pas vraiment. Non, on ne peut pas dire ça… Mais ce n’est pas ça qui lui donne de la valeur… Elle est unique ! Je ne peux pas vous dire pourquoi, je suis tenu au secret, mais je vous assure qu’elle a une valeur inestimable !
Antoine fit la moue. « Valeur inestimable » voulait dire « valeur au-dessus de ses moyens ». Même si une Celtaboule n’entrait pas dans le top des voitures rêvées, il était toujours dommage de laisser passer une affaire. Sans compter que cela pourrait toujours intéresser le Musée. Il tenta d’en savoir un peu plus :
– Et combien en voulez-vous ?
– Oh, pas grand-chose ! Ce n’est pas le prix, le problème. Je peux vous la laisser pour presque rien mais, par contre, j’y mets des conditions…
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