l'enrôlement des fentes au tout début
on peut respirer par la bouche
c'est admirable
parce que la nature nous a fait un nez, un nez qu'embranche de suite sur les poumons, et prévoyant déjà le nez, avec ses deux narines au cas la première s'obstrue
la bouche se surbouque, entre la parole, l'embrassage des fiancées, et les mâchouillements des gruaux quotidiens qui s'en vont couler dans les zones digestiques, manquait plus qu'elle s'impédimente du boulot du nez
je crois qu'il s'agit d'un reliquat d'un temps ancien où le corps n'était pas encore très fermement formé, où les parties s'organisaient confusément selon un seul critère : ça rentre haut et puis sort bas
au tout début, quand les trous ne s'étaient pas spécialisés, nous fonctionnions à tout casser comme un ver
par l'entrée manger boire entendre voir inspirer goûter, la synesthésie originelle
par la sortie chier pisser parler expirer jouir, l'expressivité première
puis les sens ont trouvé bon de s'expatrier aux quatre coins du visage, pour dans chaque fief concentrer les efforts d'innovation dans un département particulier des interactions du corps avec l'extérieur
dès l'instant qu'on eut plusieurs entrées, inutile de vous dire les embouteillages terribles qui s'allongèrent à l'orée de l'embouchure primitive : les sons par paquets s'attardaient aux coins des lèvres, et la bouche de dire
- non désolé messieurs les sons désormais seul le guichet 'oreille' est habilité à vous recevoir
- où donc est-il ?
oh, je rosis rien qu'à penser comme ils rouspétaient, des grinchouilles comme si on leur avait réformé l'ortografe
- en voilà des chanceux, la bouche de renchérir, vous avez deux guichets 'oreille', un de chaque côté de moi
- par là ?
- tout juste, répartissez-vous en files égales, tirez la clochette du lobe, entrez dans le pavillon puis toquez sur le tympan, on vous recevra avec tous les honneurs dus
les sons s'y sont résigné, non sans ronchonner leurs scrogneugneux
de même la lumière fut redirigée de part et d'autre à chaque orbite, l'air aux narines, la chaleur aux joues
à la puberté, les hommes d'alors étaient assaillis d'acné, mais dans une mesure bien plus spectaculaire : les boutons au lieu de grossir s'allongeaient et se tressaient entre eux selon de savants motifs de vannerie
les adolescents passaient quelques années enfermés dans leurs cavernes, honteux de leur gueule filandreuse et spaghettaire, mais ils n'attendaient pas en vain
en effet, l'acné servait d'échafaudage au chantier du corps, occupé à garnir les interstices vierges : les globes oculaires poussaient post-partum, de même les dents émergeaient, la langue prenait son essor
de telle sorte que l'homme passait d'une tête de bébé à la mode boule de boulińgue, simple balle piquée de pores, à une véritable caboche adulte et spécialiste
dès lors, adieu les soirs d'enfance passés à voir par la bouche, respirer par les oreilles, vomir du nombril
les opportunités étaient taries, les fonctionnalités fixes et sédimentées
parmi les améliorations de l'âge adulte, quelques dispositions perturbantes permettaient d'exprimer par le haut, de sortir par l'entrée : on inventa le vomissement, pour éviter d'entuber des choses ingérées par erreur, on put expirer par l'endroit où l'on inspirait, cracher, tousser, morver, et surtout on se mit à parler par la bouche
parce que l'enfant, celui qui n'avait qu'un trou haut pour recevoir et un bas pour donner, ne parlait qu'avec le cul
vous comprenez comme les adultes estimaient peu les anus bavards, ce qui explique la tradition durable d'empêcher les gamins de parler, on devine encore l'aspect flatulent de leurs babils insensés
d'ailleurs, les adultes correctement formés, avec leurs pores exclusifs et complexes, ont rapidement ourdi des plans eugénistes pour sélectionner ceux dont la progéniture entamerait la phase d'acné le plus tôt possible, ils considéraient que l'espèce humaine avait pour devoir d'acquérir les organes sensitifs pour de bon, fini les expériences, les mutants hideux avec des yeux dans les narines
au bout d'innombrables générations, les bébés purent naître avec des yeux directement en place, une langue, des oreilles fiables, seules les dents retardaient de quelques années, preuve que l'ancien régime de sensitivité, celui où tous les trous recevaient tous les signes, confusément mais librement, vit toujours
l'acné envahit encore les frimousses des collégiens, mais comme tout son ouvrage s'est formé par avance, elle se repose
une autre preuve que la spécialisation des orifices n'a pas été menée à bout, comme je le disais, c'est qu'on peut respirer par la bouche
moi-même il m'arrive de le faire, par mégarde aux instants où j'oublie mon nez
je traverse toujours ça comme un instant de pur délice, de fronde effrontée face à la nasalisation totale de l'air
je ne suis pas aussi avancé sur ce chemin que certains de mes amis qui buvant par le pif giclent des mouchures de trachée, entendent les couleurs ou touchent les mélodies, jouissent du front et mouillent des phalanges
je n'ai pas l'audace des résistants du corps, qui militent pour un retour à la protéiformité totale, marcher sur les mains, accoucher par le coude et tout ce bazar
parce que comme tout le monde je grinchouille quand on me réforme l'orθograφe, aussi je trouve un peu de réconfort dans la certitude de retrouver le même visage dans le miroir demain matin, même si c'est illusoire, même si comme tout le monde je redoute le jour où je remarquerai la première ride, le premier cheveu blanc parce que ce jour-là mon visage 'aura été ça', et puis 'sera autre chose', mais qu'on se borne à voir sa gueule fixe ou mouvante, on s'accroche tous au fait qu'on en ait effectivement une, de gueule, et que tout ce temps passé à être et avoir été, ça reste du temps à être et avoir été quelque chose, pas nécessairement précis, mais quelque chose au moins
pas pour autant que je serais d'avis de m'immobiliser la face, de l'emplâtrer dans un moule à garder pour toujours, mais pouvoir se fier à un détail qui resterait au fil des ans, une brisure dans le sourire, une étincelle dans l'œil, pas grand chose, ça me suffirait
pour le reste j'imagine que c'est une question de dosage, quelques bravades passagères au régime organique, de temps en temps respirer par la bouche, cligner des oreilles, dire de la merde, transgresser pour quiffer, tirer la langue le temps d'un dernier carnaval, puis se souvenir, se souvenir de la brisure, de l'étincelle, et dormir, long, long, long (rep. ad lib.), enfin
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