trace et croche-patte les cloportes à cloche-pieds
la scène a été écrite, répétée puis créée en l'espace de trois jours
le texte ci-dessous retranscrit les éléments de mise en scène mis en œuvre le jeudi 14 avril 2022
trace et croche-patte les cloportes à cloche-pied
à антония малинова
au loin, le son des cloches furieuses des carnavants
драган atteint le sommet de la colline, rouge de danses, débraillé par l'alcool triste
on chante en contrebas, sous les rires de la foule, les paroles d'une chanson balkanique popeuse qu'on aura exhumée des années 90
драган – j'aime me retrouver là-haut, parce que je pourrais tout aussi bien être hier
вчера, quand les hommes nouaient les cloches à leur ceinture
quand les filles en rang tressaient leurs couronnes de roses
j'aime les préparatifs et les avants qui peuvent durer autant qu'on souhaite
но j'ai horreur de la fête pendant qu'elle bat son plein, elle est déjà en train de finir
l'instant c'est comme une agonie, dès qu'on l'attrape il file au suivant
et la fête, c'est l'instant dense qu'on ourdit depuis la fin de la dernière fête
on ne voudrait pas que ça glisse comme si ça n'était jamais passé,
mais on est si occupés à vivre qu'on oublie de s'apercevoir
et au matin, tout s'est évaporé
alors je préfère être avant, dans la patience de savoir que quelque chose reste encore à venir
нещо ще дойде (Отново докато дойде нещо, les cloches se taisent peu à peu)
драган aperçoit une ombre gravissant la colline
някой идва, quelqu'un vient, qui ça peut être
sans doute un écho de moi qui viens ici plus tard puisqu'ici je suis avant maintenant
ou un rescapé d'un temps plus reculé encore
un turc avec son cimeterre et son pal
un grec giclé de byzance avec sa bible
un de ces vieux thraces intraçables
гаврил, ivre mort – брато
драган – ah non, c'est juste mon frère
гаврил atteint le sommet de la colline, fait mine de masturber une fusée à confettis, l'éclate à la figure de драган, lui trébuche un câlin dont il se dépêtre avec peine et gesticulages
гаврил – какво правиш, драган, tu dois avoir bien économisé tes cuisses cette nuit, pour pouvoir encore grimper la colline sans te découper le souffle
toutes les rhodopes te cherchent, t'as loupé comme деян s'est sifflé deux barils, il a repeint toute la rue, et цвета, t'aurais dû voir цвета, elle roulait des cuisses, les garçons la babinaient sur son passage, mais devine quoi, elle a planté ses cuisses rondes devant moi et a demandé où tu t'étais caché
драган fait oui de la tête
гаврил – да, да, вярно е
драган – et тодор, tu l'as laissé sans surveillance
гаврил – il joue avec живка, elle a l'œil
драган – brave bête
гаврил – et fine, la cuisse leste, meilleure garde qu'une gargouille, c'est toi qui as besoin de surveillance, tu te tailles en plein кукеровден
драган – добре добре, y'en aura d'autres, pâques c'est tous les ans
гаврил – боже, je te parle pas du petit jésus, le carnaval, драган, le carnaval, le seul jour de l'année où tu peux te retrousser pied en cap, te coiffer vec tes orteils, marcher sur la tête, enfiler ta peau par-dessus les vêtements
oublie-toi, cette nuit rien ne compte
драган – si seulement j'avais quelque chose à oublier, гаврил, pour toi tout est si facile, ta vie est pleine, tu as toujours à faire, et tu sais que si tu fais ce que tu as à faire, tu deviendras qui tu es, alors oui t'as bien mérité de t'accorder une pause, mais ma vie à moi est une grande pause qui n'en finit pas, j'ai jamais rien commencé qui vaille et me fasse devenir quoi que ce soit, alors quitte à plus être moi au кукеровден, j'aimerais bien vivre quelque chose
autre chose, mais quoi
tu es l'aîné, c'est ton rôle d'avoir tout, et тодор est le dernier, c'est le sien de n'avoir rien, je me sens coincé entre les deux et j'ai peur qu'entre tout et rien, je n'aie jamais la place de devenir quelque chose
tout ce qui est ici, tu l'hériteras, баща l'a dit
il faut que j'aille ailleurs, je veux partir et manger le monde
et j'ai peur de vouloir ce que je veux parce que je sais que dès que je serai parti je ne serai plus tout à fait moi, puisque je suis celui qui attend de partir, celui qui vit avant le départ, et après le départ ce драган-là sera mort et vous serez loin
драган pleure à chaude-pisse
гаврил – нежно, нежно, ще се оправи, tu sais, ça n'est pas si facile d'être tout, je n'ai pas choisi de naître en premier, mais dès lors il m'a fallu me rendre responsable, hypothéquer mes jours pour œuvrer à la place d'être, всъщност, je ne suis pas d'accord avec moi, il vaut mieux vivre oisif sans rien lester ses cuisses, à toujours se demander où ça mène comme tu fais, que d'aller aveugle là où l'on sait que c'est le seul endroit qui nous attend, parce que ç'a beau nous attendre que c'est pas forcément celui qu'il nous faut, mais en vérité il n'y a qu'aujourd'hui que j'ai le droit de ne pas être d'accord avec moi, alors, si tu veux bien, on va jouer à
драган – à
гаврил – partir
il fait mine de sauter en avant
tu vois là-bas, celui qui dévale les champs de roses
драган fait oui de la tête
гаврил – regarde mieux, tu ne vois pas l'homme qui descend toutes cuisses dehors, qui ça peut être
sans doute un écho de toi qui pars d'ici plus tard puisqu'ici tu es avant après
ou un messager d'un temps plus avancé encore
un russe venu rendre les armes
un roumain qui nous souhaite la noapte bună
un enfant qui aura l'âge de ton fils
quand ton fils aura l'âge d'avoir l'âge de cet enfant
et que te seras biné un fils à force d'ameublir les cuisses de цвета
je te jure драган, elle te fait de l'œil avec ses cuisses
et c'est dire si c'est rare des cuisses avec des yeux
тодор – братя
драган и гаврил – ah non, c'est juste notre frère
тодор grimpe à pas lents, le regard dans le vide, il traîne une chienne crevée au bout d'une laisse
гаврил – тодор
драган – живка
гаврил – ça va, брат ми, qu'est-ce qui s'est passé
драган – задник, qu'est-ce que t'as fait à живка
гаврил – elle est vivante
драган fait oui de la tête
гаврил – мамка му
драган – mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête
гаврил – lui crie pas, qu'est-ce qui t'est passé par la tête
тодор – ils m'ont dit de faire comme au песи понеделник, alors j'ai pris la laisse et j'ai tourné, j'ai tourné, et живка poussait des drôles de cris, et il m'ont dit de continuer et alors elle s'est mis à dire des mots
драган – c'est une chienne, тодор, ça ne parle pas
гаврил fait un pas de côté, livide
гаврил – et qu'est-ce qu'elle a dit
тодор – проклятие, проклятие, trois fois et pis, et pis
драган – je réitère, un chien ça ne parle pas
гаврил – et puis
тодор – et pis elle a craché un grand pâté de viande
гаврил – à quoi ça ressemblait
тодор – une espèce de steak de vomi attaché à une ficelle
гаврил – un placenta
драган – какво казваш
тодор – les бабки se sont regroupées autour et ont dit куче-вещица
драган – ça veut rien dire
гаврил – si
драган – chienne-sorcière, ти сериозно ли си, vraiment, la sorcellerie
гаврил – notre famille
драган – t'avances que мама lançait des sorts, t'as déjà vu bave d'escargot sur la liste de course, малък глупак, et живка serait son familier
гаврил – ça n'a rien à voir avec мама, c'est баща qui a accepté
драган – papa
гаврил – tu ne peux pas t'en souvenir, tu étais si petit quand c'est arrivé, nous vivions dans un taudis termiteux, toit de tôle et sol boueux, майка portait тодор qui lui pendait difforme sur ses cuisses décharnées, et татко croulait sous les dettes, mais bon bougre, qui jamais ne regimbe à la tâche pour ses trois fils, alors un soir quand une vieille dame toque et nous promet la fortune emballée dans un chiot, on sait faire abstraction des verrues et on la regarde tranquillement jeter la petite живка dans l'eau bouillante avant de plonger nue dans le chaudron, n'en est ressorti qu'une vieille chienne à la prunelle qui sait
тодор – ах, разбирам, je me disais bien c'est étrange un cabot que ça fait vingt-cinq ans qu'il a pas changé d'un poil
гаврил – à la naissance de тодор, on a donné le placenta à живка qui l'a aspiré sans mâcher, lentement, comme un serpent, depuis, le serment est scellé, les trois fils prospéreront dans toutes leurs entreprises, tant qu'ils honoreront le réceptacle de la sorcière
драган – така, réceptacle pas tout à fait honoré, tant pis, страхотен, on n'a qu'à se passer de la prospérance et des entreprises, on survivra
гаврил – не съм сигурен, c'est sans compter sur la malédiction
драган – bien sûr
гаврил – si l'hôte est profané, un des trois fils mourra
драган – comme ça
гаврил – oui
драган – tout de suite, ou j'ai droit à une année sabbatique, ou mieux, on se donne tous rendez-vous dans soixante ans et on s'y penche, да тръгваме, retournons danser
гаврил – le кукеровден est fini, драган, tu l'as passé à te faire croire qu'il n'était pas encore arrivé
драган – ça fait rien, on peut danser
драган chante la chanson popeuse et s'enjaille démesurément, il tente d'entraîner dans son jeu тодор, qui reste hébété
драган – me dis pas que tu crois à ces lanterneries
тодор – elle a vomi un placenta entier, драган
драган – и тогава какво, t'as pas vu tout à l'heure comme деян a dégueulé deux barils entiers
гаврил – je t'assure qu'entendre les rires d'une femme dont la peau fond sous les flammes, ça te refroidit le sarcasme
драган – c'est pas une blague
гаврил, soudain envahi de tendresse, enlace ses cadets dans une large étreinte, il pleure sans grimacer, la pupille fixe hantée par le souvenir de la sorcière, puis s'en va
тодор – où tu vas
гаврил continue de s'éloigner à pas lents sans répondre, драган s'élance tout à coup
драган – pas question, познавам те, tu vas encore vouloir tout porter pour nous trois, mais je te laisserai pas faire, pas cette fois, c'est trop, le carnaval, гаврил, le carnaval, cette nuit tout peut se retourner, c'est moi qui prendrait la responsabilité
гаврил – le кукеровден est fini, драган
драган – je sais, je l'ai passé à me faire croire qu'il n'était pas encore arrivé, et maintenant, je veux croire qu'il n'est pas encore fini
гаврил – toujours une longueur de retard
драган – ou d'avance, може би, j'ai toujours su que quelque chose allait arriver, je vivais persuadé qu'il était trop tôt encore pour accomplir ce pour quoi j'étais venu, je suis venu pour partir
гаврил – et manger le monde
драган – qui sait où je pars, si je ne pourrai pas le manger, ce monde-là
гаврил – tu n'as plus peur
драган – et alors
тодор – драго
драган – eла тук, дай ръката си, малък брат, je te demande de bien veiller sur гаврил pendant mon absence, mais avant, si tu veux, on va jouer à
тодор – à
драган – à arrêter de jouer
il fait mine de sauter en avant, puis dévale la colline au ralenti
un chant traditionnel bulgare résonne, la lumière prend des accents éthérés
тодор – tu vois là-bas, celui qui dévale les champs de roses
гаврил fait oui de la tête
тодор – regarde mieux, qui ça peut être
sans doute un écho de toi qui pars d'ici maintenant puisqu'ici tu es après avant
ou un exilé d'un temps plus actuel encore
un bulgare parti à la conquête d'ailleurs
un acteur franchissant la dernière planche
гаврил – mon frère
черен
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