Le piano
Paris,1920.
Le voilà revenu Salle Gaveau. Il a découvert cette salle pendant la guerre. On y donnait des concerts pour les troupes avant de repartir au front. Avec Vincent, François, Paul et les autres, ils avaient passé un bon moment. Le dernier bon moment. Avec Paul, ils sont les seuls à en être revenus. Mais il y a eu la grippe espagnole. Le voilà tout seul.
Il monte tant bien que mal l’escalier, en boitant. Le souffle court, il s’approche d’un piano flambant neuf sur le côté de la scène. Il aurait pu en jouer avant. Mais là, il n’a qu’un moignon à présenter aux touches. Sous l’émotion, il titube et s’appuie brusquement sur les touches de gauche. Un bruit de tonnerre, comme les bombardements dans les tranchées. C’est la seule musique qu’il peut jouer aujourd’hui.
C’est la première chose qu’il voulait faire en sortant de convalescence, revenir ici Salle Gaveau. Pour bien se rendre compte que c’est fini. Que c’est la fin d’un monde.
Près de Paris, 2021.
Aujourd’hui ce piano trône dans mon salon. Et 101 ans après, en appuyant sur les touches d’ivoire, une sur deux, en partant de la gauche, en y mettant un peu de force, je peux entendre ce tonnerre, je peux ressentir la fin de ce monde, de son monde.
Annotations
Versions