La cuisinière

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Paris, 1935.

À bientôt 40 ans, seul dans son appartement vide, infirme par ses blessures et ruiné par la crise économique, il attend la fin près de la cuisinière qui émet ses derniers rayons de chaleur. Il n’y a plus de bois ou de charbon à brûler. Il va retrouver le froid des tranchées qu’il n’a jamais quittées. Chaque nuit il s’y replonge entre deux cauchemars.

C'est encore pire depuis l'année d'avant et les émeutes de février où les anciens combattants, entre autres, se sont faits tirer dessus par les forces de l'ordre, place de la Concorde, des dizaines de morts et des milliers de blessés, tous stigmatisés comme fascistes par une nation en déroute. Il y était. Il a vu ces gendarmes déverser leur tonnerre sur la foule.

A nouveau. Comme à Verdun. François a été considéré comme un meneur dans une mutinerie. Fusillé pour l’exemple, par des gendarmes. Sous ses yeux. Une heure plus tard, un nouvel assaut dans l’enfer du chemin des Dames le privait de ses doigts de pianiste. En voyant encore revenir les blessés et les morts, d’autres ont été plus courageux. Comme Vincent qui l’a retrouvé à l’arrière dans un hôpital de campagne : « Les gendarmes ? On les a pendus, à Verdun. »

Et c’est complètement hagard qu’il s’est retrouvé dans la fumée place de la Concorde à revivre sa guerre dans une autre où il était encore question de se défendre ou d’attaquer, de l’ennemi ou la France.

La mort va enfin libérer son esprit pendant que son corps accompagne le refroidissement de la fonte de cette cuisinière comme celui de l'acier brûlant des boulets qui déchiraient le ciel de sa jeunesse sacrifiée, pour rien.

Près de Paris, 2021.

La cuisinière à bois en fonte émaillée et céramique dans le style Art Nouveau, de la marque Monthermé, est un modèle Diva 509 de couleur aubergine. Elle trône maintenant dans mon salon. Et 86 ans après, on ne l’a toujours pas rallumée. Elle ne sert que de décor à côté du poêle à bois Invicta, modèle Mandor, qui chauffe le salon dès la tombée de la nuit, sous le tempo de l’horloge et quelques mélodies de Noël au piano. Debout près du sapin, ma fille écoute, hypnotisée, sa mère redonnant vie aux touches d’ébène et d’ivoire, celles de droite, en les accompagnant de sa voie de diva, comme pour célébrer la fin d’un monde qui s'est éteint dans le foyer froid de la cuisinière tout comme dans l'âme de son soldat inconnu.

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