Dépravé
- Toi, le déchet, dégage le passage !
La manifestation n'était pas une bonne idée. Il l'avait su dès le départ. On lui avait soufflé que les Viskandres reconnaissaient et estimaient ceux qui luttait pour leurs droits, il avait sauté sur l'occasion. Evidemment, une nouvelle fois, il aurait dû s'abstenir.
- Tu entends ce que je te dis souillure ? Dégage ta crasse de cette rue !
Un violent coup au crâne le projeta en arrière, sans la marée humaine pour soutenir ses arrières, il se serait sûrement effondré.
Sonné, il repensa à ce que cet escroc lui avait susuré : "Ne t'en fait pas Thomas, cet évènement est sans risque, il s'agit juste que quelques médias vous repèrent le temps que vous clamiez vos idéaux et vous serez ensuite libre de déserter les lieux dès qu'il vous plaira, je suis certain que les forces de l'ordre ne pourront intervenir avant."
Il tituba entre deux émeutiers, tentant vainement de s'amarer à un repère dans une vision qui ondulait tel un port en pleine tempête.
"Fais-toi juste filmer en scandant ce qui est juste, et je te promets de te trouver de quoi te satisfaire pour au minimum une semaine. C'est d'accord ? Attention, je veux voir ta tête à l'écran."
Plié en deux, il cracha sang et rancœur. Il s'était encore fait avoir comme le désespéré qu'il était : avec espoir et facilité.
Il se rendit compte que le front l'avait largement dépassé. C'est en voyant les Égaliseurs du premier rang distribuer sans retenue des coups de crosse et de poing armuré qu'il se résigna, et commença lentement à bousculer ses comparses, les yeux plissés de douleur, dans l'espoir d'atteindre un jour les flancs du cortège, et de disparaitre dans n'importe quel recoin sombre.
Cela lui parut interminable, mais petit à petit, les gens semblaient moins concernés, s'espaçaient, ou esquivait simplement sa progression.
Il pénétrait dans une ruelle puante, noire de la crasse qui recouvrait les murs à l'exact instant où d'épais nuages blanchâtres inondaient le reste de la foule derrière lui, se répandant en une cacophonie de hurlement.
Quelques immeubles plus tard, le brouhaha n'était plus qu'un murmure dans la nuit.
Il marchait lentement, le dos droit, tentant de conserver une espèce de lambeau de dignité. La tête haute mais vacillante, l'ecchymose grossissant du côté de son crâne disparut de ses préoccupations d'un seul coup, le temps d'une fraction d'instant.
Son gouffre béant se rappela à lui.
Celui qui le rongeait un peu plus chaque jour. Chaque nuit. Chaque mois depuis des années.
On disait qu'il n'y avait pas de retour arrière, pas de salut. Une fois son âme déchirée jusqu'à ne plus être que poussière fine, il n'y avait plus d'espoir. On était condamné à errer, creux, continuellement en quête de la pitié d'un Viskandre pouvant satisfaire ce besoin compulsif sans réellement se sustenter lui-même, le vide n'ayant rien à offrir.
Obligé de payer pour chacune de ces prostitutions nécessaires, il n'était plus qu'un dépravé sans argent ni famille, vagabondant seul dans les rues pour trouver de quoi vivre et subsister.
Il trouva justement une poubelle entre deux bâtiments, à l'abri du soleil pendant la journée et des regards pendant la nuit, elle était parfaite. Il fouilla rapidement son contenu, sans plus de trouvaille qu'une pauvre boite d'œufs moisis. Il entreprit ensuite de s'assoir et de coller son crâne blessé contre le métal froid. La sensation était certes rude et douloureuse, mais il voulait croire que la fraicheur de l'acier finirait par l'apaiser.
Ainsi posé, sa respiration s'apaisa. Lentement, ses yeux ses clorent. La nuit était belle : douce à l'odeur, fraiche au gout. Il tendit l'oreille et écouta son silence.
A quelques mètres de sa poubelle, un rat couinait tout bas des imprécations à son camarade qui venait de lui voler son morceau de moisissure. Au loin, lui parvenaient les cris des derniers manifestants, battu en public par quelques Égaliseurs. Quelque part entre lui et les étoiles, une girouette grinça, sa rouille soufflée par le vent de minuit. Même une feuille brune, arrachée à son arbre par l'impitoyable nature se perdait ici en roulant, effleurant le trottoir aux rythmes de ses petits sauts graciles. Un bruit particulier attira son attention, c'était une série de pas réguliers, lourds et déterminés. Ils approchaient. Ils ne portaient pas le raclement caractéristique d'une armure d'Égaliseurs, ni même le ronronnement diffus de leur moteur.
Les pas s'arrêtèrent rapidement à quelques mètres de lui, ponctué par le couinement terrorisé de deux rats détalant.
S'intéressait-il à lui ? Il ne possédait rien à céder, rien de plus que sa maigre vie qui ne vaille la peine d'être volé. Et encore doutait-il qu'elle ne vaille plus quoi que ce soit...
- T'es mort le Creux ?
Le voix puissante et assuré était celle de quelqu'un qui n'avait jamais eu à pâtir de la misère, ou à craindre pour sa vie à chaque angle de ruelle. Il ne voyait pas ce qu'un homme de cette extraction pouvait vouloir à un misérable comme lui. Si il voulait le croire mort, autant lui donner raison, cela lui évitera des problèmes. Ainsi, il resta aussi complètement immobile que son support pouvait lui permettre.
Les secondes s'égrainèrent, longues et pesantes.
- Bon tant pis, je vais trouver quelqu'un d'autre pour nourrir ma désespérée...
Son sang ne fit qu'un tour, soudainement terrifié à l'idée que l'homme s'en aille, il ouvrit de grands yeux.
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