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PARTIE 1

« Why would you live anywhere else? (…)This is the only place for me.»

- Best Coast - 



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- Septembre 2016 -

Il est trois heures du matin passé. La faible lumière orangée d’un lampadaire traverse une partie de la chambre. La température avoisine les vingt-cinq degrés Celsius, un record depuis longtemps pour Toronto. Autant dire qu’il est difficile de trouver le sommeil avec une chaleur pareille. La fenêtre ouverte ne laisse pas passer de l’air frais mais de l’air chaud, et ma peau s’est transformée en papier cellophane à la fois humide et collant. C’est à se demander si mes multiples tatouages old-school et cartoonesques ne vont pas finir par dégouliner comme des statues de cires laissées des heures au soleil. Allongé nu sur mon lit, mes pupilles sont hypnotisées par une fissure sur le plafond, une fissure dont je n’ai jamais remarqué l’existence jusqu’à ce soir. J’imagine déjà ma maison s’effondrer sur ma tête. J’aurai à peine le temps d’entendre de petits craquements que tout s’écroulera sur moi en un rien de temps. Le problème quand vous êtes propriétaire, c’est que vous n’avez pas le choix de mettre la main à la pâte si vous ne voulez pas vous retrouver enseveli sous un tas de gravats. L’achat de cette maison sur Harbord Village s’est fait sur un coup de tête. C’est une belle demeure sur un étage, faite de briques rouges. Sur le perron trône une vieille balancelle en bois blanc qui appartenait aux anciens propriétaires. J’ai mis fin à la location après que mon appartement sur Queen Street a pris feu. Non pas par ma faute, et par chance je n’étais pas présent à ce moment, mais suite à une fuite de gaz qui a réduit à néant une partie de mes affaires ainsi que la quasi-totalité de l’immeuble. C’est à partir de ce moment que j’ai ressenti ce besoin d’aller de l’avant, de grandir, de franchir un cap, et cet achat me semblait opportun malgré mon faible salaire d’infirmier. Je crois surtout que je voulais me prouver quelque chose, me prouver qu’à trente ans, je pouvais enfin être cet adulte responsable, et être cet homme que j’avais peur de devenir autrefois. Malheureusement pour moi, mon portefeuille n’est pas assez épais pour que j’investisse dans les quelques travaux que cette vieille bicoque nécessite, ce qui horripile au plus haut point Christian. Propriétaire d’un cabinet d’architecte dont l’aura s’étend au-delà du pays, celui que je surnommais autrefois mon quadra canon, vient de souffler ses cinquante bougies. C’est un fait, j’ai toujours été attiré par les hommes murs depuis mon plus jeune âge. J’attribues cette appétence au manque cruel de figure paternelle durant mon enfance. Jacob Dickens n’a jamais montré une quelconque affection envers moi, pas même durant les dix premières années de ma vie que nous avons partagées. Je ne garde que très peu de souvenirs de lui à l’époque où nous habitions Pembroke, Ontario, si ce n’est ses excès de violence envers Debbie et Nicole. Hormis se servir de sa femme et de sa fille comme punching-ball à ses heures perdues, Jacob passait la majeure partie de son temps à végéter devant le sport à la télévision ou à vénérer Ethan, l’ainé de la fratrie, qui n’était rien de plus qu’une copie conforme de l’originale, endoctrinée par son gourou. On a quitté cette vie un soir où Debbie a décidé que les coups portés sur elle et sa fille étaient de trop. Ce fut la dernière fois que je vis Jacob, après que ma mère l’a attaqué au couteau. J’ai passé les quinze années suivantes à penser que Debbie avait charcuté son mari avant de plier bagages et quitter la ville, en laissant derrière elle un corps ensanglanté et son fils aîné qui ne voulait plus d’elle. Si Jacob a réussi à se reconstruire une vie après nous, il mange néanmoins les pissenlits par la racine. La malbouffe aura eu raison de ce salaud. Depuis, je passe mon temps à espérer ne pas ressembler à ces parents qui ont fait de moi un adulte bousillé et torturé, qui a du mal à aimer et à être aimé. Je ne blâmerai jamais assez Debbie et Jacob d’avoir fait de moi un être névrosé incapable de gérer sa situation amoureuse. Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas le plus plaindre, et j’ai nettement moins morflé que Nickie, âgée de quelques années de plus que moi. Ma sœur a été diagnostiquée bipolaire après son départ de Westmount pour la fac, sur Sherbrooke. C’est à partir de là que tout a merdé. Heureusement qu’Owen était là, et l’est toujours, pour l’épauler. Tous deux vivent aujourd’hui à Winnipeg, et cette distance ne me va pas trop mal. Pour la première fois depuis très longtemps, Nicole et moi avons trouvé une certaine stabilité. La trentaine y est sûrement pour quelque chose. Dès que je pense à ma sœur, je ne peux m’empêcher de revoir cette fille bousillée par la bipolarité, cette sœur que j’ai vu dépérir au fil du temps, cette sœur qui m’a abandonné dans un motel alors que nous étions censés partir en vacances ensemble, cette sœur que j’ai vu menacer Owen d’un couteau, cette sœur qui m’a craché au visage, cette sœur que j’ai retrouvé amorphe dans un motel miteux, cette sœur que j’ai hospitalisé de force à St Thomas au printemps 2014. Bien que compensée sur le plan psychologique, je ne sais jamais de quoi Nickie est capable, et je m’attends constamment à ce qu’elle débarque chez moi en m’expliquant qu’elle a pété une crise et qu’Owen gît sur le sol de la cuisine avec un couteau dans le bide. Il semble qu’il y ait une prédominance féminine à s’en prendre à son conjoint avec une arme tranchante dans notre famille. Et si j’avais finalement réussi à trouver une sorte d’équilibre grâce à Christian ? Contrairement à moi, sa vie, son expérience, sa maturité, font qu’il a les pieds sur terre. Il m’apporte une stabilité, la confiance, un environnement et un futur plus sûr, une chose à laquelle je ne croyais pas avant de me lancer dans une histoire avec lui. Les débuts avec mon quinqua n’ont pas été faciles. Je l’ai rencontré durant une période compliquée de ma vie. C’était en Décembre 2013, avant que je ne me fasse virer de ce service de psy au Toronto General Hospital, et comme beaucoup de soir, je passais mon temps chez Hyck, ce pub situé à l’autre bout de la rue. Christian King était là, installé au bar, bien apprêté, le genre casual chic, avec sa barbe de trois jours mal rasée. Il m’a dragué en se servant de son verre de whisky, et ça a marché. J’ai tout de suite compris qu’il y avait quelque chose chez lui que les autres mecs avec qui j’avais pu coucher n’avaient pas. Néanmoins, je ne me sentais pas d’attaque à démarrer quelque chose ce soir-là. Il faut dire que mon dernier plan cul en date, que j’avais ramené chez moi, ne s’est jamais réveillé. Il n’y a rien de plus terrifiant que de vous réveiller à côté d’un corps glacé. Après un tel choc et frôler une mort, vous y réfléchissez à deux fois avant de vous lancer dans une nouvelle aventure avec un mec, et surtout, vous commencez à vous poser pas mal de questions sur la vie, sur vous, votre futur. Pourquoi son cœur s’est-il arrêté de battre subitement ? Pourquoi lui et pas moi ? Et pourquoi cela tombe sur moi ? Pourquoi les emmerdes me tombent toujours dessus ? Je n’ai jamais été un expert en relations amoureuses et mes quelques histoires foireuses sont là pour le prouver. Je compte trois hommes qui ont réellement compté dans ma vie avant Christian, trois hommes dont je n’ai plus aucune nouvelle aujourd’hui. Résumer mes relations avec eux me prendrait beaucoup trop de temps, et il me faudrait bien écrire un bouquin de quatre-cent pages minimum pour en parler. C’est fou comme certaines personnes peuvent occuper toute une partie de votre vie pendant plusieurs années et disparaître du jour au lendemain. J’ai vu un nombre incalculable de personnes qui m’étaient proches me quitter ces dernières années. Certaines sont encore en vie, d’autres non. À presque trente-et-un, je commence à comprendre comment fonctionne la vie, ou du moins comment elle fonctionne pour moi. Telle une série télé, il y a les quelques personnages principaux, ceux qui restent jusqu’au bout. Puis il y a les personnages secondaires qui se contentent de faire des apparitions, après quoi il y a les figurants. Et comme tout grand show renouvelé pour une énième saison, les personnages principaux et secondaires se perdent en cours de route et on en vient à oublier comment ils étaient.

N’arrivant pas à trouver le sommeil, je bondis du lit et parcours le couloir plongé dans la pénombre. Je gagne le salon où je m’installe par terre contre le canapé. Un carton de pizza contenant une vieille part à la croûte poussiéreuse trône sur la table basse. Christian me maudirait de laisser trainer de la nourriture n’importe où. Il s’est permis une fois de ramener une femme de ménage chez moi, payée par ses frais, et je ne l’ai pas très bien pris. Je ne me considère pas comme quelqu’un de sale, loin de là. Je suis juste peu organisé, et pas autant carré et ordonné que lui. Avant que nous remettions le couvert, Christian fréquentait Henry Pinsky, un ex à moi qui bosse comme infirmier urgentiste au Toronto General Hospital. Un ex qui s’est rabattu sur mes restes. C’est bien connu, le monde gay est terriblement petit. Par chance, leur idylle n’a duré que deux ans. La raison de leur rupture ? Leur relation semblait avoir atteint sa date limite de consommation. Il suffit d’une faille pour que tout s’écroule. Une faille. Je repense subitement à cette fissure et au fait que Christian ne cesse de me répéter ce que je devrais refaire comme travaux dans la maison. Il est comme ça, il fait des plans, aussi bien sur papier que dans sa tête, à construire son futur. Je considère son amour pour ma maison comme de la déformation professionnelle, et non pas comme un investissement personnel de sa part dans notre relation amoureuse. Bien que nous nous connaissons depuis trois ans, notre relation est récente. Au cours de son amourette avec Henry, je n’ai quasiment pas vu Christian. Je l’ai croisé au printemps dernier, chez Hyck, là où tout a commencé, comme si une force supérieure nous avait donné la chance de reprendre depuis le début, de repartir sur de bonnes bases. Ça s’est fait de manière naturelle. Nos retrouvailles furent limpides, et il ne fallut pas bien longtemps avant que je ne me retrouve dans son lit. Les gays ont une façon très rapide de conclure. Les retrouvailles d’un soir se sont instantanément transformées en un nouveau départ, un début de relation que je n’ai pas vu venir. J’ai été pris de cours, emporté par le tourbillon des sentiments, le tourbillon des débuts, le tourbillon de l’amour.

J’ouvre l’écran de mon vieux MacBook noir. La luminosité de l’écran agresse de plein fouet mon visage. Mon ordinateur a atteint sa dixième année. Certes, il n’est pas aussi performant que ce que propose aujourd’hui Apple, son design est moins fin, moins stylisé, et son poids n’est pas comparable à celui d’une feuille de papier, mais il n’en demeure pas moins qu’il tient la route pour une vieille bécane. Je clique sur un document et parcours d’innombrables pages. Mes premiers écrits remontent à mon adolescence quand nous habitions Westmount, Québec. Je trouvais dans mes envolées lyriques bourrées de fautes d’orthographes et de grammaires, un moyen de m’échapper en m’exprimant librement. Je n’ai rien gardé de tout ça, tellement c’était mauvais, rébarbatif, et répétitif. À dire vrai, je me contentais de pomper toutes les idées de nombreuses séries télé que je regardais, après quoi je les mettais à ma sauce avant de les partager sur internet. Après être passé par une période aux écrits fantastiques où une nana blonde passait son temps à combattre des démons, je me suis entiché pour la littérature gay. Quoi de plus normal pour un adolescent qui se découvre homo que de chercher des modèles, des héros auxquels il peut s’identifier. C’est de cette façon que naquis mon premier héros gay, un ado de dix-sept ans qui se bat contre les forces du mal. J’avais le sentiment de casser les codes, de briser les règles, alors qu’au final, le résultat était toujours autant stéréotypé et insipide. Mais qu’importe, je prenais plaisir à évacuer toutes mes frustrations dans les histoires de ce jeune garçon dont je ne me souviens même plus le prénom. Qui plus est, les quelques scènes de sexe que j’écrivais m’excitaient terriblement. C’était bien avant de découvrir les plaisirs de la chair. Je ne considère pas mes écrits actuels comme autobiographiques. Il n’en demeure pas moins que les aventures de Jim Nightingale, mon alter-ego, sont proches de la réalité. Le choix de ce prénom vient du surnom que me donnait John, un ami de promo à l’époque où j’étais étudiant à l’université des sciences infirmières sur Sherbrooke. Avec lui, j’étais devenu Jim, un nouvel homme prêt à se reconstruire. Je pouvais oublier le James Dickens de Westmount, ce James Dickens bousillé par Debbie et son alcoolisme, ce James Dickens qui ne voulait plus entendre parler de son frère violent et de sa sœur bipolaire. John était celui avec qui je partageais mes beuveries, celui avec qui je partageais la vie universitaire avant que nos chemins ne se séparent tout naturellement une fois notre diplôme en poche. Aujourd’hui, Christian est la seule et unique personne à m’avoir trouvé un diminutif, et je souris amoureusement chaque fois qu’il m’appelle Jamie. Ma vie passée regorge d’histoires violentes et larmoyantes à faire pâlir Xavier Dolan. J’ai appris à vivre avec, et pour moi, le schéma familial telle que la société nous inculque, n’existe pas. J’ignore totalement ce que c’est que d’avoir une famille unie et qui s’aime. Je perçois ça comme un leurre, surtout lorsque je suis face à ces publicités qui mettent en scène papa, maman, et les enfants lors d’un barbecue un dimanche midi ensoleillé. Le problème quand vous écrivez en vous inspirant de votre vécu, c’est que vous prenez le risque que votre entourage se reconnaisse. Nous ne nous voyons jamais tel que nous sommes, et se confronter à l’image que les autres ont de nous-même peut s’avérer insupportable. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles j’ai stoppé ma psychothérapie il y a quelques années, car je ne supportais plus d’être confronté à ce MOI, contrairement à d’autres où le narcissisme atteint des sommets. Le docteur Ross, mon ancien psy, en aurait eu des choses à dire sur mes écrits. Finalement mon futur livre n’est rien de plus qu’un énième dossier d’un patient en psy qu’on aurait romancé. Devenir écrivain ne faisait pas partie de mon plan de carrière. Je n’ai d’ailleurs jamais réellement eu de projet professionnel et mon entrée à l’université de Sherbrooke était fortuite. Si certains parlent de vocation comme un appel de Dieu qu’ils auraient reçu, ce ne fut pas mon cas. J’ai appris à aimer mon métier au fil du temps. Je dirais même plus qu’être infirmier est l’une des meilleures thérapies que j’ai eues. Le fait de bosser en psy me permettait de travailler sur moi-même et de me valoriser, comme si, autour de tous ces gens, j’arrivais à me sentir moins fou que je ne le suis en réalité. J’ai également usé des réunions sur Queen Street pour me défaire de certaines névroses. Alcooliques anonymes, Sex Addict anonymes, Séropositifs anonymes, tout était prétexte pour me servir d’exutoire thérapeutique. J’ai abandonné tout ça le jour où mes pensées ont imbibé d’innombrables pages de papier. Ça n’a pas la gueule d’un best-seller, et à mon image ce bouquin est bordélique et part dans tous les sens, mais peu importe. Ce soir, seul devant mon écran dans cette grande maison chaude et au plafond fissuré, je trouve du réconfort en pianotant sur le clavier, bercé par cette douce mélodie baptisée « QWERTY ».

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