Où il est question d’équations et autres amphigouris
Couloir blanc, ancien, en pierre crayeuse et marbré. Des marmonnements voisins, couverts par le bourdonnement d’une mouche grassouillette, rebondissant sur toutes les surfaces des lieux. Cela vaut aussi pour les joues rosies de Jean-Louis et sa tignasse violentée par un peigne. Le dessinateur s’ébroue, claque ses mains dans le vide. Sait-on jamais, la quatrième tentative aurait pu être décisive pour la vermine.
Une seconde passe, puis le bourdonnement revient. Au plafond cette fois, près des vermoulures qui auraient chacune besoin d’un coup de brosse. Jean-Louis soupire. Ce n’est pas ainsi qu’il avait imaginé les choses. Certes, il est dans le terrier, mais bloqué devant les portes de la salle de réunion avec pour seul ami, son éternel calepin chiffonné.
Non, il n’avait pas prévu les choses ainsi. En fait, c’est à peine si pénétrer dans ces locaux prestigieux lui avait paru envisageable moins d’un quart plus tôt. Accompagné de son maboul agressif, il avait le premier tapoté l’oculus de la très surestimée Institut de France. Sans surprise, on l’avait envoyé paître. Son compagnon avait insisté et quelques secondes plus tard, un homme à la mine patibulaire, encadré de deux automates sans mine aucune, s’étaient avancés hors de l’édifice.
L’échange fut bref.
Le professeur s’était présenté, l’autre avait grogné, les deux machines sifflées. Sans prévenir, le plus timbré d’apparence avait alors sorti d’une de ses poches, un truc que Jean-Louis n’avait pu clairement distinguer, au contraire de la réaction du vigile mal aimable. Pour un peu, il en aurait défailli sur le parvis. Les automates, eux, n’ont rien fait. Quoi de plus normal pour des machines en laiton.
Un vieux barbu au regard chafouin avait passé la tête dehors, attiré de fait, par le tapage en cours. A son tour, ses yeux en demi-lune, bizarres, avaient aperçu le blason cuivré du professeur qui, à chaque minute passée, se rapprochait davantage du portrait que Jean-Louis s’en faisait. Un excentrique, un brin halluciné, auquel il ne manquait plus que la blouse et la bobine Tesla.
Excentrique ou non, cintré ou pugnace, il avait pu le faire pénétrer dans l’Académie, en tant qu’assistant circonstancié, quoi que cela veuille dire. Ses yeux profanes s’étaient immédiatement baladés entre les arabesques cuivrées, les statues proto-David et le ballet des automates affairés. Un ballet qu’il n’avait maintenant plus le loisir d’admirer, bloqué qu’il est, dans l’antichambre des Ingénieurs du Comité Scientifique.
Jean-Louis s’ennuie, alors il dessine, esquisse un plan des lieux, ébauche un premier jet d’une valse mécanique sur fond de rouages en folie. Le temps ne lui manque pas pour s’inventer un soupçon d’aventure dans ce monde clinquant.
Derrière la double porte polie, il peut entendre un brouhaha, entrecoupé souvent d’exclamations diverses. Le Comité avait été, d’après ce que Jean-Louis avait vaguement compris, réuni en urgence. Vous pensez ! Un visiteur du passé, scientifique de surcroit, ça n’arrive pas tous les jours, là où ceux du futur pointent à l’office du tourisme chaque semaine.
A l’autre bout du couloir, une porte plus négligée, s’ouvre lentement. Une jeune femme passe la tête et l’interpelle :
- Excusez-moi, êtes-vous à tout hasard M. Jean-Louis Verne ?
- C’est moi-même. Qui le demande ?
- Une capsule vient d’arriver à votre nom, dans le hall. Vous me suivez ?
Jean-Louis replie son calepin, hochant la tête. Une capsule ? Personne ne sait qu’il est ici, à part… l’autre, là. Il hausse les épaules. A quoi bon s’interroger, quand la réponse réside une pièce plus loin. En passant la porte, la jeune femme, haute d’une pomme de plus, l’observe. Il sent le coup venir.
- A tout hasard, n’auriez-vous pas un lien familial avec l’auteur des essais sur les oscillateurs harmoniques spatio-quantiques ? Ou sur les récentes publications du principe d’incertitude ?
- … Oui.
- Fantastique ! Je le savais. Je m’appelle Ludivine Cort, au passage. Vous travaillez ici depuis longtemps ? Je ne vous avais jamais vu, j’ignorais qu’un Verne avait à nouveau rejoint nos rangs. Votre famille est incroyable. J’ai lu tous les ouvrages de votre illustre patriarche.
- Hum, hum. Vous dites qu’une capsule m’est adressée ?
- Ah, mais je parle, je parle. Je suis désolé de vous ennuyer, parfois je m’oublie un peu. Oui, une capsule est arrivée il y a moins de cinq minutes. Elle n’attend plus que votre empreinte.
Cette femme le met mal à l’aise. Trop d’énergie et d’enthousiasme dans un corps aussi menu n’est jamais synonyme de tranquillité d’esprit. Sans compter qu’elle se fait des films et pas des moindres. Mais il a l’habitude. Il chasse ces pensées parasites et marche jusqu’au large comptoir circulaire au milieu du hall. Devant son accompagnatrice, il tente au mieux de cacher son émerveillement, histoire de ne pas, trop tôt, crever son petit nuage.
Reste que l’endroit coupe la chique à la minute où l’on lève les yeux. Si dehors, la bâtisse n’a guère changée en l’espace de deux siècles, l’intérieur s’est adapté aux poncifs de son époque. Des monorails qui s’entrecroisent avec la palanquée d’ascenseurs rotatifs, jusqu’aux escaliers tourbillonnants sur différents niveaux. Au centre de cette fièvre architecturale étincelante, le traditionnel bureau d’accueil en chêne massif demeure. On ne change pas une recette gagnante.
Jean-Louis s’appuie au comptoir, s’empare de la capsule qu’une main aimante lui tend et patiente jusqu’à la fin du scan. Adieu les ondes nocives des cellulaires rendus cassant par le cours du temps, place ou retour aux tubes pneumatiques, cette fois propulsant leurs navettes, dites capsules, dans un pandémonium de tuyauteries sous-terrain qui ferait pâlir le plus italien des plombiers japonais. Avec la fin du “tout-réseau”, impossible d’ignorer une missive envoyée à toute blinde à travers la capitale. Les provinciaux eux se contentent des retranscriptions ethériennes. C’est moins fiable, un brin plus rapide, mais surtout moins coûteux à mettre en place ; or, dans ce monde, rien n’est plus important que des devises sonnantes et trébuchantes. On ne change vraiment pas une recette gagnante.
Son empreinte scannée, le réceptacle s’ouvre en chuintant. La lettre encapsulée s’accompagne d’une pièce d’argent, percée d’un trou. Il lit, ne comprend d’abord rien, alors relit, toujours rien, donc rerelit. Au bout de la cinquième lecture, il s’interrompt et se tourne vers Ludivine, toujours plantée à côté de lui, le regard baladeur.
Avant même qu’il n’ouvre la bouche, deux choses surviennent. Un, la porte qu’il a franchi quelques lignes plus tôt s’ouvre à nouveau, avec plus de force. Le professeur Sanchez déboule, une grappe d’ingénieurs fébriles papillonnant autour de lui. De toute évidence, la compagnie de ses semblables l’agace également. Deux, un vigoureux bruit métallique retentit dans les conduits centraux. Une nouvelle capsule est arrivée. Surprise, elle est aussi pour lui et envoyée par la rédaction.
Jean-Louis s’en empare, alors que son indécrottable fou furieux revient lui savonner la planche. Pas maintenant, pitié.
- Vous ! Le Verne, conduisez-moi à votre rédaction. Vite, je suis pressé.
Son absence avait été courte, pourtant Jean-Louis en avait déjà presqu’oublié le caractère déplaisant qui se dégageait du personnage. Cela dit, la rédaction demandait justement sa présence. Hasard ou tractation, peu lui chaut. Au point où il en est, il peut bien accompagner l’infect bonhomme dans les méandres confus de ses bureaux.
- Moi aussi, je suis ravi de vous retrouver Professeur… professeur. Votre entrevue s’est bien passée, demande Jean-Louis, de sa voix la plus onctueuse.
- Attendez ! Ne partez pas tout de suite ! beugle un ingénieur roux au nez en forme de patate. Donnez-nous au moins la nouvelle itération de la subéquation de Drake. Ou mieux, les fondamentaux de la théorie sur l’hypocombustion. Mieux, mieux ! Et si vous restiez ? Je vous assure que vous ne vous ennuierez pas. Chaque jour est marqué d’une invention nouvelle ou d’un coup sans lendemain.
- Je vous ai dit non. C’est non. Vous avez trouvé votre diplôme dans une gouttière ou vous êtes vraiment ingénieur ? J’ai du travail. Maintenant, laissez-moi passer !
- Mais, mais… commence une autre variété d’allumés de l’éprouvette.
- Pas de mais, malandrins ! Je vous ai déjà fourni les plans de la fission atomique que vos crétins d’ancêtres ont cru bon de cramer pour un bout de charbon. Vous ne voulez pas que je vous donne le lait aussi ? Maintenant, écartez-vous, la presse n’attend pas.
- La presse ? sort le même vieux barbu, qui les avait introduit dans ce même hall un peu plus tôt. Vous n’allez certainement pas vous entretenir de ces thématiques avec les journaleux du coin ! S’ils sont au courant de votre existence ou de vos découvertes, nous allons être pris à la gorge par ces charognards !
- Ce que je vais leur dire ne vous regarde pas, tête de gypaète. Il me faut vérifier quelque chose et M. Verne ici présent va me conduire à sa rédaction.
- Verne ? s’exclame la “tête de gypaète”. Stéphane Verne ? Vous ne ressemblez pas à l’image que je me faisais de vous.
- C’est peut-être parce que je ne m’appelle pas Stéphane, mais Jean-Louis ?
- Jean-Louis ? C’est un bien triste nom pour un Verne…
- Vous savez où vous pouvez vous la mettre votre tristesse, vieux cr…
- Il existe un “Stéphane Verne” aussi… marmonne Sanchez. Rien que de le prononcer, j’en ai la nausée. Un mélange de relents Louis XVI sur fond de nuque-longue en open-space. Horrible.
- Vous n’êtes pas astrophysicien M. Jean-Louis Verne ? demande à son tour Ludivine, à qui personne n’avait rien demandé et surtout pas un avis.
- Non, je ne suis pas astrophysicien, bordel de chien ! Et arrêtez de m’appeler comme ça ! Je suis dessinateur, je travaille au Ricaneur Désinvolte et je vais vous tailler un costard dont vous allez tous vous rappeler pour les semaines à venir, sac à…
- Bisbille ! Cette discussion ne rime à rien, vient trompeter un nouveau gonze en haut-forme. Professeur, vous n’allez quand même pas aller tenir le crachoir à cette bande de bons à rien du Ricaneur ? C’est à peine s’ils savent faire une règle de trois, alors des futurs potentiels, vous imaginez ?
La meute d’ingénieurs s’esclaffe. C'est que l'Académie des Sciences a de l'humour !
- Tout à fait, répond Sanchez, imperturbable. C’est pourquoi j’ai un furieux air de déjà-vu en écoutant vos clairons nasaux. J’ai besoin d’informations brutes…
- Eh bien, demandez-les nous…
- … non biaisées par le prisme scientifique, laissez-moi finir bande de macaques ! Enfin, pourquoi je discute avec vous ? J’ai dit tout ce qu’il me paraissait sans crainte, nous avons échangé un soupçon de technologie et ma machine a collecté ce qui me paraissait valable. A présent, si vous le permettez, laissez-moi m’en aller.
- J’ai bien peur que cela soit impossible. Pas pour la presse, cher monsieur, rétorque l’éternel barbu, sourcils froncés.
- Pardon ?
Une sirène retentit. Les lumières du grand hall virent au rouge, alors que de lourds stores opaques viennent obstruer la moindre issue. Le rouquin relâche le bouton mural qu’il vient de presser et les autres ingénieurs se reculent, les visages fermés. Jean-Louis étouffe un cri de surprise. La situation a basculé si vite ! Sanchez reste de marbre. Le barbu reprend la parole.
- Dès que vous vous êtes présentés à moi, je savais que je ne pouvais vous laisser partir. Moi, comme mes confrères. Voyez-vous, nous avons l’habitude des visiteurs, même s’ils viennent essentiellement du futur. Mais, un ancien de l’académie, alternant différents avenirs à travers les champs de probabilités restreints, nous n’avions jamais vu pareil prodige. Savoir qu’une machine permettant une telle prouesse se trouve entre vos mains, voire autour de votre bras, est un immense gâchis. Nous ne pouvons laisser un sagouin de votre espèce faire n’importe quoi avec l’espace-temps. Donc vous allez gentiment nous tendre votre bras…
- Sinon quoi ?
- Oh ! Je crains que vous ne soyez en position de négocier quoi que ce soit, cher confrère ! Vous pensez réellement que les automates qui nous entourent ont été élaborés dans le seul but de nous divertir ou transporter nos travaux ? Si vous n’obtempérez pas de suite, nous serons forcés d’avoir recours à la force, bien que cela me chagrine au plus haut point.
- Vous êtes complètement frappé ! intervient Jean-Louis.
- Et vous ! Jean-Louis, crache l’ingénieur avec fiel. Vous serez le premier à trinquer. Jean-Louis Verne ! Quelle infamie !
- Pour ça, je compatis, tranche Sanchez. Pour le reste, je passe.
- Quel do…
Il y a une détonation et le reste de la tirade du vieillard va s’écraser, avec lui, contre le mur le plus proche, dans un bruit de fort mauvais augure d’un point de vue biologique. Ses collègues sont soufflés, Jean-Louis aussi, Ludivine s’évanouit. Seuls les automates n’ont pas cillé, en même temps, ce sont des robots.
Impavide, le Professeur Sanchez fait mouliner un objet, ressemblant à s’y méprendre à une pompe à vélo pressurisée et le braque sur la plâtrée d’ingénieurs médusés.
- Quelqu’un d’autre ? Rouvrez le bâtiment ou c’est votre bide que je vais ouvrir en deux.
Le charme se rompt. Tous les ingénieurs détalent ou presque. Celui en haut-forme tente un va-tout et fonce sur le canon, pendant que le roux s’apprête à presser de nouveau le bouton. Nouvelle détonation. Le haut-forme finit sa course aux pieds de Jean-Louis, alors que son propriétaire est à son tour projeter en arrière et percute son collègue flamboyant, réduisant au passage le bouton en miettes.
Un crissement retentit derrière Jean-Louis. Il se retourne, uniquement pour voir un des automates passer par-dessus le comptoir et lui foncer dessus, ses longs bras rutilants brassant l’air comme un forcené. Par réflexe, il plaque son calepin contre son visage, bercé du vain espoir de voir le poing chromé partir en morceaux au contact de la caresse du papier. A la place, il y a une nouvelle détonation, puis une autre et encore une autre.
L’onde de choc frôle Jean-Louis, qui titube, pendant que l’automate bascule en arrière et vient se fracasser contre le coin de la table, qui elle-même se fait atomiser par les deux décharges suivantes.
Autour de lui, c’est la panique. Mélange de branle-bat de combat et de fuite désespérée. Mais là où les humains s’affolent à la manière d’abeilles excitées, les automates “voient” rouges. Leur protocole de défense est activé et les intrus bien en vus. Jean-Louis en fait malheureusement parti, alors il file au plus près du professeur finalement moins fou que les mabouls du coin. Conscients qu’il n’arriverait jamais à sortir de l’Académie par des voies académiques, celui-ci a commencé à triturer son brassard temporel.
- Faites quelque chose ! crie Jean-Louis, à la vue des automates en approche.
- C’est le cas. Recule, imbécile ! répond Sanchez en braquant son bras vers le portique d’entrée.
L’espace d’un instant, Jean-Louis crut qu’il allait vaporiser marbre et acier, aussi se plaque-t-il au sol, en prévision d’un éventuel choc. Sauf qu’il n’en est rien. Seulement des crépitements et des reflets verdâtres sur le dallage jusqu’alors impeccable. Le dessinateur se sent honteux, mais n’a pas le temps d’en faire état, car une nouvelle fois, le professeur le relève par les épaules et s’élance vers le portail tout juste ouvert, trainant presque l’infortuné Verne sur le sol.
La vue d’un automate à la carcasse hérissée de piques acérées lui arrache enfin le cri qu’il retenait depuis le début des hostilités. Il se libère de l’étreinte et saute, hurlant, à la suite du docteur salvateur, dans un passé qu’il n’a jamais connu.
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