Panique à l'imprimerie

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Saudrène commence à en avoir assez. Son numéro terminé, c’est à peine si les piliers de bars et autres pochtrons avaient prêté la moindre attention à son départ. En revanche, dès que “Bella Fllavie” s’était gracieusement hissée sur scène, un tonnerre d’applaudissement chargé de rire grivois, avait secoué toutes les fondations.

Dans les coulisses vaguement animées, Sandrène arrache, d’un geste rageur, son jupon à froufrou. Au diable les bonnes manières ! Elle ambitionne plus qu’un minable petit cabaret de quartier, même à deux pas de l’Elysée. Un amant d’un soir lui avait promis la lune, c’est à peine si elle avait pu décrocher un lustre. Maudit soient les rêves de grandeur, pétris dans la candeur des bars humides banlieusards !

La rage au coeur, tinté d’humiliation, elle dégonde presque la porte de sa loge et pousse un cri. Surprise, frayeur, colère, probablement les trois. Deux hommes, mal assortis, tout droit issus d’une laborieuse reconstitution du festival des liqueurs, se tiennent devant sa coiffeuse baroque. L’un d’eux, un grand maigre au regard acerbe et la gestuelle énervée, fourrage dans sa penderie.

- Qui êtes-vous ?! D’où est-ce que vous sortez ?! Qu’est-ce que vous fichez dans ma loge !?

Le grand lève un doigt dans sa direction pour lui intimer le silence. Pantoise, Sandrène se tourne vers son acolyte, plus confus qu’une confusion confuse, cramponné à un triste calepin spiralé.

- Ce n’est pas ce que vous pensez, mademoiselle, bafouille-t-il, tentant de se protéger le visage avec sa paperasse. Je… nous ne voulions pas nous rendre ici, c’est un épouvantable malentendu !

- Comment êtes-vous entrés ?! Dégagez bande de crados, j’appelle la sécurité !

- Non, vous n’en ferez rien jeune fille, dit enfin le rustre, avant de claquer la porte de l’armoire et se tourner vers elle.

Sandrène pousse un nouveau cri et se cache le visage derrière son jupon, qu’elle serre dans ses poings crispés. L’homme hausse un sourcil.

- Eh bien quoi ? Vous n’avez jamais vu la garlouche d’un homme dans votre profession ?

- Sortez d’ici sales pervers ! Au secours !

- Professeur Sanchez, il faut qu’on file !

- Silence. Tous les deux. Vous, fillette ! Vous n’avez pas des tenues qui sieraient davantage à ma masculinité ?

Nouveau cri perçant. Sandrène ressort aussi violemment qu’elle est entrée, hurlant au viol, l’attentat et la pudeur déchue. Inquiet, toujours confus, Jean-Louis se retourne vers Sanchez, occupé à farfouiller à l’intérieur d’un nouveau placard.

- Sans vouloir vous commander, professeur… Il faut vraiment que nous partions avant que la sécurité ne rapplique. On risque gros pour ce genre d’intrusion.

- Ce n’est pas vous qui m’avez recommandé de me changer avant de venir ? répond le concerné, des tenues tordues sous les mains.

- Si, mais pas de la sorte ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ?! Et pourquoi sommes-nous ici, dans une loge ? Vous n’étiez pas censé nous faire atterrir derrière les locaux ?

- Le géolocalisation est encore perfectible, maintenant cessez de vous plaindre. Nous sommes en France, estimez-vous en heureux !

- Ah parce que je devrais sourire en plus ? Vous ne voulez pas que j’écarte l…

- Ne pensez même pas finir cette phrase ! le coupe Sanchez, puis se tournant vers lui, une tenue sombre à tendance jazzy dans les mains, ajoute : Que pensez-vous de ceci ? J’ai plus de chance de me fondre dans la masse vêtu ainsi ?

- Si… pff, euh… A condition que vous soyez porté sur le martinet.

- Dommage, le noir me va si bien.

- Certes, mais maintenant est-ce qu’à tout hasard, vous pourriez vous dépêchez, nom d’une cornemuse !? On n’a pas toute la soirée ! Tenez, dit Jean-Louis en plongeant à son tour les mains dans les nippes pour attraper un gilet en brocart rubis et une queue-de-pie élimée. Mettez ces trucs, ça fera l’affaire.

- Une queue-de-pie ? Vous me prenez pour un pingouin ? Je vais avoir l’air d’un barista ou d’un vieux pianiste avec ça…

Jean-Louis, sur le point de répliquer, s’interrompt. Des pas précipités se rapprochent, accompagnés d’indistincts glapissements. Il faut effectivement quitter les lieux. Sanchez attrape les vêtements, arrache presque la porte et court dans la direction opposée, suivi de très près par le dessinateur.

Les deux hommes slaloment à travers les couloirs, bousculent quelques danseuses aux robes en plumes d’autruche, dont les miches apparentes ne manquent pas de faire rougir le dessinateur, d’un coup bien moins zélé dans sa fuite. Au détour d’un énième couloir, une double-porte. Sans réfléchir, Sanchez envoie voler les battants d’un vigoureux coup d’épaule et finit sa course sur la scène, au chevet d’une demoiselle en pleine opérette, devant une foule de messieurs vicieux, cigares aux lèvres.

La chanteuse ponctue son récital d’un merveilleux crapaud et sursaute de telle manière, qu’elle finit dans les bras d’un gigolo concupiscent, savourant la vue depuis une table de l’orchestre. L’audience éclate de rire, certains vont même jusqu’à s’en taper les cuisses. Sanchez et Jean-Louis profitent de l’agitation pour se faufiler entre les tables, droit vers la sortie, pendant que sur scène, déboulent à leur tour leurs poursuivants. Deux larges bonhommes à la carrure de taureau, rajustant, aux yeux de tous, leurs pantalons que l’intrusion soudaine ne leur avait bien permis d’ajuster.

A la vue des deux intrus, sur le point de quitter le tapis rouge, ils meuglent des imprécations, que bien des messieurs présents sifflent et applaudissent. Quel spectacle ! Ils en ont pour leur argent. Un des grattes-culs présents ira même jusqu’à titrer le lendemain : Soirée endiablée au Paradis Rouge, les vigiles entrent en scène !

Un ours que ni Jean-Louis, ni Sanchez ne marqueront d’une pierre blanche, trop occupés qu’ils seront durant la nuit à venir.


Précipité dehors, le dessinateur manque de se faire, à nouveau, emboutir par un véhicule sur la chaussée. Sanchez de son côté pousse un sifflement. En dépit de l’architecture ubuesque, il reconnaît les lieux. Une rue en amont du Ministère de l’Intérieur, environ un kilomètre à l’ouest de leur destination initiale. Peut mieux faire.

- Où sommes-nous à la fin ? lance Jean-Louis, plié en deux, les poumons en feu.

- Un peu trop loin, répond Sanchez, indifférent. Donnez-moi les frusques que vous tenez. Merci. Allons-y.

Sans attendre, il décampe à pas vifs, droit vers la Madeleine. Jean-Louis suit, lançant régulièrement un coup d’œil en arrière. Préoccupation futile, les deux vigiles bambochant en cet instant dans un nouveau numéro, improvisé pour l’occasion. Même une intrusion, trouve manière à faire fructifier les affaires.

A l’ombre des colonnades de la très stylisée église du VIIIème, Sanchez enfile, toujours en marche, son nouvel accoutrement, qui, par miracle lui sied avec un étrange matérialisme. Comme si un croque-mort s’était soudain pris l’envie de monter sur scène pour jouer les savants saltimbanques.

Jean-Louis prend alors les devants. Prudent, sinon parano malgré le feu qui l’anime et consume ses bronches, le jeune homme oblige son compagnon un détour par la place Vendôme ; l’occasion pour celui-ci de constater que le Ritz, toujours aussi clinquant, n’a cessé de s’enlaidir avec le temps.

Enfin, ils arrivent aux portes du Ricaneur Désinvolte. Un bâtiment haussmannien, retapé deux années plus tôt, suite à une triste affaire de butane. Au rez-de-chaussée, pas âme qui vive. Au premier étage, siège de la rédaction en revanche, c’est la foire d’empoigne. Le temps des belles paroles est révolu. Ici on crie, se tire dessus à boulets rouges et balance la paperasse accumulée.

Philibert Kessel, petit homme bien en chair et rédacteur en chef, saute littéralement sur son bureau.

- Arrêtez ce cirque ! Je vous demande de vous arrêter. Cessez tout ! s'époumone-t-il dans le vacarme.

- Oui, arrêtez ! Cela ne rime plus à rien, ajoute un maigrelet au teint de navet.

Peine perdue. Et qu’on s’empoigne et se tire le bouc. Tout cela à cause de simples missives signées d’un strigidé et d’un poulpe. Dans la rixe, un jeune imprimeur en redingote et montre à gousset, se prend un vilain soufflet, qui l’envoie valser aux pieds de son ami Verne. A la vue dudit, il s'exclame :

- Il est là ! Jean-Louis Verne est arrivé ! Taisez-vous ! Arrêtez !

Personne ne lui prête la moindre attention, trop occupé à savater son prochain. Même l’auteur du bourre-pif s’est trouvé un nouvel oiseau. Jean-Louis attrape l’imprimeur.

- Qu’est-ce qui se passe ici ? C’est quoi ce foutoir ? lui hurle-t-il presque.

- Une guerre de position quant à notre reddition. Mais et toi ? Où est-ce que t’étais passé ? Ça fait plus d’une heure que la rédaction te cherche dans toute la capitale ! On commençait tous à se demander si tu t’étais pas toi aussi fait séquestrer.

- Alors vous savez pour Enora, vous aussi ?

- Mais toutes les rédactions savent ! Les tubes pneumatiques sont au bord de l’implosion avec cette histoire, tu penses bien ! Ici, c’est ta fiancée. Chez Le Figaro c’est la fille du rédacteur chef. A Libé on parle de grands-parents kidnappés. C’est la folie !

- Parce que je ne suis pas le seul ?

- Mais tu… Réveille-toi, Jean-Louis ! Tous les journaux ont un membre en otage, sans compter une brassée de critiques renommées, prise également dans la machine infernale ! Et les ravisseurs veulent une rançon : 300 000 couronnes, ainsi que la main mise sur nos écrits ! C’est la cata ! Le chef a déjà plié, plusieurs chroniqueurs aussi, mais la compta refuse ! C’est trop cher payé, pour une morue qu’on n’a jamais vu et une rangée de culs-cousus. Ces fous furieux ont été jusqu’à créer, cinq minutes plus tôt, la Ligue des Comptables Inébranlables avec les autres rédactions, aussi en plein pandémonium ! Sans les rejoindre, d’autres refusent, quelques-uns veulent tout balancer aux autorités et Manitou, ce cintré, a l’ambition de les mettre en pièces. Du délire !

- Mais… mais, bafouille Jean-Louis, hagard. On sait qui est derrière tout ça ?

- Au début non, mais les lettres de la Chouette sont arrivées. A elle seule, elle a obstrué toute la tuyauterie en envoyant une missive à chaque membre de chacune des rédactions. En miroir, avec pour chacun de nous un message différent. Ça nous a tous achevés, mais les noms sont là : L’ordre du Poulpe de Cuivre et les adeptes du Glaive se sont associés pour tenter de faire plier l’Etat.

- C’est pas vrai… murmure Jean-Louis.

Il avait espéré de longue date couvrir un événement pareil. Le gouvernement le débecte. L’imaginer forcé de baisser ainsi les yeux, vers ceux qu’il honnit depuis cinquante ans bien tapés, le fait d’ailleurs frissonner d’extase, avant de se rappeler, glacé, que sa fiancée a sa vie sur la balance. Sa vie et celle de beaucoup d’autres, que de nombreux rossards ici, assimilent à de simples chiffres.

- Il faut envoyer les navettes au Quai des Orfèvres ! s’écrie-t-il.

- Impossible. Ces fous furieux ont menacé de zigouiller un otage et faire péter Notre-Dame, si il nous prenait l’idée d’aller tout cafarder. En plus, ils nous ont bien spécifiés, à grands coups de truelles syntaxiques, que les flics avaient bien d’autres chats sur les bras. Ils s’en sont assurés.

- En clair, vous êtes dans la merde jusque dans la bouche, déclare brutalement Sanchez.

- Excusez-moi, répond l’imprimeur en se tournant vers lui. Vous êtes ?

- Le type qui sait où sont les imbéciles derrière ce coup foireux. Maintenant, vos gueules !

Sa déclaration est suivie d’une détonation, suivie de l’éclatement du plafond. Tout le monde se fige, y compris Jean-Louis, qui n’a pourtant guère bougé. Le bras tendu vers la voûte ravagée, son fusil bien en main, Sanchez sourit. Vision très inquiétante soit dit en passant, la sensation de voir un croque-mort en mal d’occupation, mettre la main sur la solution finale.

- Bien, reprend Sanchez. Maintenant que nous avons votre attention, les simiens, si nous parlions pognon et libération ? Verne et moi… surtout moi, savons où sont les otages. Alors vous êtes prêts à coopérer avec nous, ou continuer de vous en mettre sur la gueule pour les mêmes motifs qui ont condamné ma civilisation un siècle plus tôt ?

Silence. Personne ne moufte pendant une poignée de secondes. Finalement, Philibert Kessel, les mains toujours serrées autour du cou d’un éditorialiste rubicond, prend la parole.

- Mais vous êtes qui ?

- Eriko Sanchez, chercheur holistique en mécanique et astro-informatique quantique et accessoirement, le seul type qui peut vous sauver la mise, si votre Chouette se limite à jouer les corbeaux. Ces présentations faites, vous allez vous remuer ou je dois continuer à contempler la chiasse que vous avez dans les yeux ?

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