L'Alpha & l'Oméga (2/2)

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Dans l’étroit ascenseur, aucun d’eux ne pipe mot, bien que Keaya ait une furieuse envie de deuxième round. Tricotant des phalanges, elle lance des regards méfiants à Leone, qui ne lui prête aucune attention. Ses yeux perçants se posent un peu trop longtemps sur la cicatrice balafrant sa joue droite, avant de descendre vers le bras rutilant.

Mécananthrope. Le terme n’a plus grand sens au XXIIe siècle, ni n’en avait durant l’ère des premières greffes. Avant que la génétique ne prenne le pas sur l’augmentation robotique. Reste, que jamais elle n’en a vu un comme Leone. À la fois étrange, complexe et trop parfait. L’enchevêtrement de rouages qui parcoure son bras et les nombreux actionneurs, de toute évidence à l’épreuve des chocs et des flammes, qui l’animent, la fascine. Au-delà du raffinement robotique, l’homme campé à son côté, l’intrigue tout autant. Qui est-il et qu’a-t-il bien pu lui arriver pour finir ainsi pourvu d’un tel attirail ?

Son estomac s’effondre. Un tintement, puis les portes s’ouvrent.

Dans la seconde, Leone est accroupi. D’un poing de chair et d’os, il cueille Aisaan au nombril, qui s’effondre lourdement, crachant bile et poumons, lâchant la barre en fer qu’il ambitionnait d’envoyer cogner sur un crâne.

Une seconde tout au plus. C’est le temps qu’il a suffi à Leone pour remettre les points sur les i. Keaya n’a rien vu venir, signe qu’elle a dépassé les limites du raisonnable, voire celle du déraisonnable. Alors que Leone se relève, elle pose un genou auprès d’Aisaan.

- Ça va ? demande-t-elle sans ambages, la réponse déjà en tête.

- Keuf… A ton avis, princesse ?! J’ai l’air d’aller bien ?! Kesk’vous foutiez en bas ?! Pourquoi y a que lui ? Où sont les autres ?

- Calme-toi, merde ! Tout va bien, en tout cas en bas. Papa fait ce qu’il a à faire. Lève-toi.

La jeune femme lui tend la main. Aisaan se renfrogne, fait la gueule, mais finit par l’attraper. Sur pieds, il fusille Leone du regard. Encore plus qu’auparavant, lui causant une terrible migraine à la vue du cauchemar mécanistique qui anime le corps du mécananthrope.

- Ne crois pas t’en sortir à si bon compte, crache-t-il. C’est qu’partie remise. Dès que je serai reposé, je veillerai à te déboulonner. Boulon par bou…

- A ta guise, tu sais où me trouver, le coupe Leone en retournant au salon.

- Hé ! Hé ! Ne m'interromps pas ! Et qui t’as donné l’autorisation d’aller t’asseoir ici ?!

Aisaan lui a quasiment couru après jusque dans le séjour. Voir Leone ainsi siéger sur le sofa bariolé, sans pression aucune, le pousserait presqu’à commettre l’irréparable. Non que l’expression joue ici en sa faveur. Keaya pouffe.

- Ça te fait rire ?! s’exclame-t-il.

- Un peu. Tu viens de te faire déboîter et t’en redemande. Ne pousse pas la provocation plus loin.

- Si je voulais le tuer, j’aurais utilisé l’autre poing et j’aurais frappé plus haut. Sur le cœur, dit Leone, les yeux clos.

- C’est ça ! Et moi, et moi… Non, mais attendez, vous comptez quand même pas dormir ici ?!

- Seulement somnoler.

- Je vous l’interdis !

- Essayez donc.

Sentant le drame, Keaya s’interpose. D’une boutade, elle repousse gentiment, mais fermement Aisaan, qui la regarde incrédule.

- Tu l’défends ? Après ce qu’il t’a fait ? C’est un malade !

- C’est plutôt toi que je protège. Comme d’habitude. Inutile de couronner la nuit d’un enterrement sous les pommiers.

- Ah non. Non, non, non. Non ! Sans moi, tu serais morte au moins une bonne douzaine de fois ce soir. Et puis comme si je pouvais crever aus…

- C’est ça, en attendant…

- Arrêtez de me couper la parole !

Keaya attend, Leone ouvre une paupière et le jeune homme ouvre les valves. La minute suivante bourgeonne, embaumée de notes florales et de noms d’oiseaux anglicistes. Aisaan a beaucoup de ressentiment accumulé. Une pleine bassine d’amertume aussi. L’occasion est trop belle pour déverser le mélange sur tout ce qui passe. Quand, essoufflé, il s’arrête enfin, le silence revient. Lourd, pesant, presqu’abrutissant.

- Fini ? demande Keaya, bras croisés. Tant mieux, moi je monte. Je vais m’injecter la Fée Bleue que papa garde en réserve, puis je vais me coucher.

- T’es pas sérieuse ?!

- Si. Puisque t’es si en forme et au taquet, t’as qu’à rester là, à “monter la garde”.

- Il en faut bien un, se défend Aisaan, le regard assassin, chose qui fait sourire intérieurement Leone, toujours un œil mi-clos.

- Tu sais bien que non, répond Keaya en baillant. Sur ce, bonne nuit. Tu devrais en faire autant, il y a pas de danger ici. Ta chambre t’attend.

Sa chambre ? Leone ouvre les yeux, s’aveuglant les prunelles à la lueur tamisée de l’éclairage nuancé. Derrière le mur, il entend les pas de la jeune femme s’éloigner, gravir les marches. À sa gauche, Aisaan est toujours debout, incertain quant à la suite des événements. Enfin debout… Il est sur ses deux pieds, mais la poussée d’une mouche l’enverrait au tapis. En croisant le regard de Leone, ses sourcils se froncent.

- Quoi ?

- Rien, dit-il, puis après un silence d’ajouter : Vous avez une chambre ?

- N’espérez pas m’l’a piquer aussi.

- Je n’en ai pas l’intention…

- Alors pourquoi vous posez la question ?!

- Pour des jeunes gens qui prétendent de concert ne pas être fiancés, je note simplement que vous avez une chambre dans la maison de son père.

- Keski tourne pas rond avec vous ? Keaya est ma sœur, putain !

- Votre sœur ?

- Ma d’mi-sœur en vrai. Pas tous les jours facile, mais… C’est compliqué. Après sa mère, je… Mais d’quoi j’me mêle, putain ?!

Aisaan fait un pas en avant, mais se ravise. Il opte pour le confort de ses deux poufs préférés et s’assoit en soupirant. Leone l’observe silencieusement. Mise à part sa tenue débraillée, le sweat noir informe, pendant sur ses épaules, rien ne le rapproche de sa demi-sœur. Et ce n’est pas son tempérament explosif qui pouvait donner le change. Fratrie d’une nouvelle union, mais se disputant comme deux ados couplaires. Difficile de l’avoir vu venir.

- La famille, soupire Leone. C’est compliqué, n’est-ce pas ?

- Vous avez pas idée, répond Aisaan avec un bâillement, sombrant progressivement dans les bras de Morphée.

Leone sourit et referme les yeux. Au moins, ils sont d’accord là-dessus.

En bas, dans les profondeurs relatives de la terre, les pensées tournées vers un large écran protégé derrière une épaisse vitre en plexiglas, c’est la stupéfaction.

Pour les deux tiers des présents.

- Vous connaissiez donc ce sérum avant que nous vous l’amenions.

- J’avais connaissance seulement du nom. Le Noyau Omeg. Il est la cause de bien des remous. Cependant, j’ignorais tout des enjeux qu’il pouvait représenter.

- Ils sont si importants que ça ?

- Voyez la réaction de votre assistant. C’est assez démonstratif. Comment pouvez-vous parvenir à rester de marbre ?

- J’essaie déjà de comprendre ce que je vois.

- Et vous ne saisissez pas la réaction chimique qui a lieu ? Vous ? L’inventeur d’une machine de voyages temporels à probabilités restreintes ?

- C’est assez impressionnant, je dois l’admettre, mais le Constituant Zeta ne produit pas déjà ce genre d’effet ?

- Kabaloo, sartanellt.

- Je n’ai pas compris ce qu’a dit votre assistant, mais cela doit sans doute rejoindre mes observations. Les “effets” comme vous dites du Constituant paraissent insignifiant en comparaison de ce Noyau. C’est comme si…

Fabiano laisse sa phrase en suspens, le visage fermé, du moins le peu qui soit visible, à savoir les yeux, protégé derrière un épais masque plein de buée. Sanchez, guère plus sexy dans sa combinaison en polypropylène, louche dans sa direction.

- Comme si ?

- Comme si nous avions devant nous le composant originel. La source. Le modèle que les labos du monde entier se sont évertués à recréer. Celui qui a enfanté les premiers SuperZ…

- Et des Français y seraient parvenus ? La bonne blague !

- Ce qui m’amène à deux hypothèses, poursuit Fabiano, imperturbable. La première est qu’AstraCorp y soit effectivement parvenue par je ne sais quelle opération. La seconde…

Le chercheur s’interrompt de nouveau, au grand dam des deux autres.

- Firbs, rushe. Suite, vite !

- Terminez vos phrases à la fin !

- La seconde… c’est que le spécimen zéro soit encore en vie.

- Je croyais qu’il s’agissait d’un mythe.

- Un mythe… renifle Fabiano en faisant délicatement tourner la capsule dans la boîte à gants. Vous croyez vraiment ? Vous, un scientifique, êtes convaincu que cet affolement génétique se soit miraculeusement retrouvé encapsulé un beau soir et distribué dans le monde entier le lendemain ?

- Non, j'en doute grandement, répond Sanchez d'un ton tranchant. En revanche, l'hypothèse du spécimen zéro me parait tout aussi invraisemblable. Si un individu, un monstre ou je ne sais quelle fantaisie de l'imaginaire collectif a pu voir le jour, artificiellement ou non, distribuer son code génétique me paraît la derniere des choses sensées à vouloir faire pour le "bien" de l'humanité. Tout le monde sait comment est l'humanité. A la limite, l'existence des petits bonhommes gris a plus de poids.

- Plus maintenant. La Zone 52 a été démantelé en l'an 3. Rien de bien intéressants n'y a été trouvé. Seulement des prototypes de navettes transcontinentales et des armes rapidement devenues obsolètes face aux SuperZ et aux Extens. Mais croyez donc en ce que vous voulez. Moi, je crois en la science. Celle qui nous permet de nous tenir là où nous sommes, malgré nos siècles d'écarts. Il y a une personne, un individu derrière cette invention. J’ignore qui, voire s’il s’agit d’un être humain biologiquement parlant. Mais même s’il s’agit d’une nouvelle souche ou celle d’origine, nous avons cette fois la primeur d’assister à la naissance d’une nouvelle vague. Une vague ou un flux qui prend sa source en France, ici, à Esprenys. Rien de moins que dans les laboratoires d’AstraCorp.

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