Le plus zéro des spécimens

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- Bien, pour commencer, en quelle année sommes-nous, exactement ?

Aisaan et Chang échangent un regard. Une minute à peine s’est écoulé depuis que Sigma avait sorti le calumet. Prenant leur mutisme pour un oui générique, il est allé dénuder la dépouille d’Olver pour couvrir la sienne d’un minimum de textile, l’affrontement éclair ayant râpé son linge de corps.

C’est donc affublé d’une blouse d’une taille trop large et un pantalon pisseux d’une manquante, qu’il s’est assis en tailleurs sur le sol gelé, des questions plein la bouche.

- OK… ça commence à être lassant, là, dit-il devant leur silence. Vous avez besoin d’un coup de jus ?

Délaissant le calme apparent pour l’éruption irritée, Aisaan le premier, s’emporte.

- Tu manques pas d’air, enflure ! Tu crois vraiment qu’on va répondre à tes questions, comme ça, après c’que tu viens de faire ?

Sigma hausse les épaules, une moue détachée.

- Ça doit faire des années maintenant qu’on m’a enfermé dans ce tube, c’était pas de tout repos. Je ne vois pas pourquoi la mort d’un de mes tourmenteurs devraient vous déplaire.

- J’en ai rien à secouer de c’merdeux ! Si ça t’nait qu’à moi, j’l’aurais encastré dans un mur depuis des prunes ! On parle de moi, là !

- Oh, ça… lâche Sigma, les yeux dans le vague. J’avais besoin de me défouler et pas les yeux bien en phase. Vous comprendriez si vous aviez déjà vécu ça…

- Xor wetash, dit Chang en hochant la tête.

Sigma cille. Aisaan rebondit.

- C’est quoi c’te excuse bidon ?! T’as essayé de m’buter, enfoiré !

- Et vous n’êtes pas mort, si ? Très bien, donc, en quelle année sommes-nous exactement ?

- On en a pas fini ! J’vais t’crever !

- Vous ne pouvez pas, répond Sigma d’une pichenette électrique sur la poitrine d’Aisaan. Personne ne le peut. Maintenant, l’année, je vous prie.

- Quatre… Deux… prononce lentement Chang, appuyant laborieusement sa diction d’une démonstration digitale.

Sigma l’observe, un sourcil arqué.

- C’est quoi l’histoire avec toi ? demande-t-il. Pas de ce monde ?

- Pas de ce temps surtout, tousse Aisaan, une main plaquée sur son buste. ‘Tain, c’est quoi ton problème, enfoiré !?

- Je ne fais que répliquer, répond Sigma, tranquillement. Enfin, maintenant que vous semblez plus calme, je peux avoir l’année ?

- 42 ! Année 42 ! Voilà, content, maintenant ?!

- 42, donc… Dix-sept années… intriguant, comme diraient certains, marmonne-t-il, pensif. Je crois bien m’être fait enfler… Je suis bien toujours sur Terre ?

- Qu’est-ce que c’est que ces conneries !?

Devant lui, debout, mains sur les hanches, Aisaan fulmine. Ignorant l’épiderme voltaïque, il attrape Sigma par la blouse. Celui-ci le regarde curieusement, les phalanges prêtent à tarter comme il se doit, l’élan agressif du jeune homme, constamment enclin à chanter la messe en breton à la première contrariété.

- J’en ai ras-la-gueule de tes conneries ! Tes quoi, qui ? Un SuperZ ? Un alien ? Réponds, putain !

- Doucement, l’ami, dit calmement Sigma en lui attrapant les bras. Continue ton manège et tu vas finir en sorbet.

- Yum, yum ! Shanga labaga fleny, philosophe Chang avec une tape sur les mains d’Aisaan.

- Certes, répond Sigma après un silence. Je ne comprends pas trop, mais soit, j’imagine que je peux bien me présenter. Je m’appelle Matthew Levska et bien que je ne vois pas trop ce que vous voulez dire par “SuperZ”, je suis tout ce qu’il y a de plus humain. À deux, trois détails près.

- Deux, trois détails, ouais…

- Je ne vois pas pourquoi ça vous choque. La dernière fois que j’étais réveillé, l’humanité se salopait déjà le génome à grands coups de seringues.

- T’es donc une bestiole de labo ? On t’as injecté un cocktail de Constituant et du coup tu t’prends pour une anguille.

- Pas du tout. Je suis venu chercher un ami et je me suis retrouvé encapsulé ici contre une signature fumeuse. J’aurais dû me douter que c’était tout sauf pour une simple visite… À la réflexion, je ne sais même pas comment ils ont réussi à m’enfermer là-dedans…

- Mais… t’es…

- Un peu cintré, oui… répond le dénommé Matthew en se tapotant la tempe. Une petite conséquence de mon aller-retour dans l’outre-monde, enfin ! Parlons de vous. Qui êtes-vous ? Surtout toi, l’excité. Tu m’as l’air bien fort. T’es un terrien ?

Pointé du doigt, Aisaan prend la mouche, la gobe toute entière même. Cependant, Chang le devance, main tendue.

- Chang. Sherb, vwa vwaf sna. Xor Aisaan.

- Lui dit pas mon nom, putain !

- Enchanté, répond Matthew, serrant la paluche avec un sourire. Ton arme a une sacrée puissance. Très proche d’un ami à moi, j’étais d’ailleurs à sa recherche, je crois… Je ne sais plus… Hum… Enfin bref, vous faites une drôle de paire tous les deux.

- On n’a pas choisi ! D’ailleurs, je sais même pas pourquoi on fait causette là, on est pressés ! On y va !

Aisaan attrape un Chang babillant par le bras et l’entraine vers les portes, heureusement restées ouvertes. Ils sont rejoints moins d’une seconde plus tard par Matthew qui s’appuie contre l’un des battants.

- Tu es une vraie girouette toi, dit-il, nonchalant. Encore moins d’une minute plus tôt, tu parlais de me tuer et de m’arracher les boyaux. J’attends toujours.

Aisaan grommelle, mais le dépasse sans mot dire. Matthew hausse les épaules et le suit, mains dans les poches. Il faut peu de temps à Aisaan pour en prendre ombrage et faire volte-face. Même pas la moitié du couloir cylindré, de fait.

- Qu’est-ce t’as à nous suivre, comme ça ? Tire-toi ! On a des choses à régler, merde !

- Je ne vous en empêche pas. Je ne connais pas le bâtiment. Il faut bien que je suive quelqu’un si je veux sortir d’ici.

- Pas mon problème et puis… C’est quoi ces conneries ?! À la vitesse à laquelle tu files, t’es dehors en deux-deux, viens pas nous emmerder !

- J’ai un très mauvais sens de l’orientation. Qu’importe ma vitesse, si je tourne en rond, je n’irai pas loin.

- Kesk’tu racontes… Il suffit qu’tu fonces tout droit…

- Et on n’a pas fini de parler.

Matthew se plante d’un seul coup devant eux, le corps à nouveau parcouru d’arcs électriques. Chang s’immobilise et après une brève introspection existentielle, Aisaan fait de même, pour le plus grand bonheur de leur indécrottable excentrique.

- Généralement les gens font preuves de curiosité à mon égard et vous… non ? Vous êtes pas plus curieux que ça ?

- On n’a surtout pas le temps, alors…

- Allez, quoi ! Je viens de passer dix-sept ans dans un caisson sémiotique, le minimum que vous puissiez faire c’est de discuter avec moi. Ne serait-ce que pour m’avoir tiré du lit !

- Nan mais ça, c'est la meilleure ! tempête Aisaan, moulinant des bras. Tu nous sautes dessus, puis tu veux papoter et nous, bons princes, faudrait qu’on accepte ! On est milieu d’une révolution, connard ! J’m’fous bien qu’tu craches de la glace ou sois croisé avec une anguille, tant qu’tu nous fous la paix…

- Dans ce cas, je vous suis.

- Va te faire voir !

- C’est ce que je vais faire… mais derrière vous.

Aisaan jure, Chang babille, l’autre sourit et finalement, tout ce petit monde se remet en marche. Ils passent le coude et marchent. Leurs pas seuls résonnent, occasionnellement secoués de vibrations lointaines. Immédiatement, un truc cloche, sans qu’Aisaan parvienne à mettre le doigt dessus. Après quelques minutes de progression malaisante, il finit par comprendre.

- Attendez, pourquoi est-ce qu’y a plus de lumière, là ?

- Neeshga newbie.

- Tu vois rien et tu dis rien, toi ? T’as pas deux fils qui se touchent ou bien ?

L’assistant s’esclaffe, manquant de faire perdre les pédales à son compagnon, sous le regard tutélaire de Matthew.

- Oh… dit-il d’ailleurs. Je pense que j’y suis peut-être pour quelque chose. Voyez-vous, il est fort possible que ces teubs de labo se soient servis de moi à des fins énergétiques. En me réveillant, vous avez tout foutu en l’air.

- On ne t’as pas réveillé, c’est toi qui… Arf…

Aisaan se masse le front. Il a tout sauf signer pour se confronter à un Imo puissance dix, givré de la toiture. Au rythme où les choses avancent, il sent poindre les prémices d’une folie doucement abrutissante.

- Un problème ? demande Matthew.

- Bah… Booba Kariis, torlalaye. Teekaloo boobasnot.

- C’est drôle, ces sonorités me rappellent une chanson que j’av…

- Oh là là ! Oh là ! Stop ! STOP ! FERMEZ-LA ! VOS GUEULES !!

- Enfin, quoi ? Qu’est-ce qui vous prend ? Vous devez vraiment apprendre à gérer vos émotions, si v…

- TA GUEULE ! LA FERME ! Juste… Ferme-là, j’en peux plus !

La patience d’Aisaan a passé le cap de non-retour. Les poings crispés jusqu’au sang, il est à deux doigts d’envoyer tout valdinguer, mission incluse. Il inspire, expire et déclare, doucement :

- Chang, tu prends les devants. J’en ai plein le cul de c’bordel ! Tu veux suivre ton itinéraire ? Parfait ! Je suis, mais de grâce, par pitié, le SILENCE !

- Franchement, vous être un p…

Le poing fuse, s’encastre dans le mur pourtant blindé, à l’endroit exact où se trouvait la tête de Matthew une fraction de seconde auparavant. Celui-ci pousse un sifflement.

- Quelle force ! Vous êtes bien un terrien.

- Kesk’tu comprends pas quand je gueule SILENCE !? La ferme ! J’en ai plein le derche d’entendre ton blabla ! Oui, je suis un terrien, de la planète Terre, abruti ! Tu veux pas des nouvelles de la planète Mars, aussi ?

- Je ne vois pas pourquoi ça devrait me conc…

- SILENCE !

Enfin, il semble avoir remporté cette parodie de “débat”, car alors que les minutes s’égrènent, le silence seul domine la progression. La petite trouve évolue donc sans bruit dans les coursives, désertes et à présent, plongées sous un épais rideau d’obscurité. Aucun d’eux n’en est troublé. Par les voies impénétrables de la biologie, génétique ou technologique, c’est sans histoire qu’ils parviennent aux portes hermétiques d’un monte-charge, tout autant silencieux.

Là où Aisaan peste, Chang hausse les épaules, peu concerné. Il ne comptait pas le prendre de toute façon. À la place, il oblique toujours plus à l’Est, traverse pièces désertes et serres synthétiques, croise une blouse blanche tâtonnant dans le noir, pour laquelle Aisaan se retient tout juste d’y canaliser la somme de toutes les frustrations. Au final, elle ne reçoit qu’un coup d’épaule. Malheureusement ce moindre mal est de courte durée, lorsque Matthew pose ses paumes sur ses joues. L’homme n’a pas le temps de crier, ni d’émettre un son, que son cœur a connu les affres du freezer.

La vengeance n’a jamais été un plat qui se mange aussi froid.

Plus loin, aux abords de ce que Chang pressent être leur destination, une terrifiante secousse ébranle l’intégrité structurelle du sous-sol.

- C’est quoi ça ? s’exclame Aisaan, se raccrochant au premier objet venu, ici un ficus en pot des plus désaccordé avec la décoration rasoir du coin.

- Hum… On peut parler, maintenant ? demande Matthew, l’expression narquoise.

- S’il le faut… J’espère que Keaya va bien…

- Qui est Keaya ?

- Ma sœur… Non mais de quoi j’me mêle ?! Occupe-toi de tes miches !

- J’ai seulement posé une question… répond calmement Matthew. Vous visitez souvent le coin en famille ?

- Kesk’tu baragouines ? On fait pas du tourisme, mais en plein milieu d’une opération d’extraction.

- Je suis ravie de l’apprendre seulement maintenant ! Vous n’avez rien voulu me dire quand je vous ai posé la question tantôt.

- Peut-être parce qu’il n’est pas dans mes habitudes de tailler une bavette avec un type qui a voulu me carboniser !

- Oh, tout de suite…

- Salsifis !

Au tour de Chang d’être exaspéré ! Séisme ou silence, il veut juste progresser et atteindre sa destination. Elle n’est plus très loin, deux quarts de tour et ils seront rendus en salle de contrôle. Un avantage pour la consécration du plan. En espérant que la pièce ait son propre générateur ou au moins, un de secours, sinon… tant pis.

À la Sanchez, il met les choses au clair. D’un tir concentré au plafond, d’abord. Ensuite, il se tourne vers eux, gesticule, babille son charabia franlishé, puis fait volte-face. Avec ou sans eux, il ira jusqu’au bout !

De concert, les deux autres haussent les épaules. Le geste qui conclut avec le plus de justesse les deux tiers de leurs échanges mutuels. Mécaniquement, ils emboitent le pas du petit soldat. Curieusement, c’est Aisaan le premier qui brise le malaise.

- T’as r’trouvé ton ami, sinon ?

- Hum ? De quoi ?

- Tout à l’heure, indique Aisaan, d’un geste du menton. T’as dit que t’étais venu à Astracorp pour chercher un ami. Tu l’as retrouvé.

- D’une certaine manière… J’ai compris qu’il avait fait son choix et oh ça y est ! Je me souviens maintenant !

Matthew se frappe le crâne. Son corps bleuit soudainement, dégobillant d’électricité. Aisaan s’écarte d’un bond, alors qu’il commence à se prendre la tête dans les mains.

- C’est ça, je devais attendre ! Ah quel con ! J’aurais dû écouter Tobias, lui le comprenait vachement mieux que moi ! Quel crétin ! Dix-sept ans ! Dix-sept ans à m’être fait flouer pour des cacahuètes ! Je devais simplement gouter son pouvoir et…

Il frappe dans ses mains, lacérant les parois de décharges électriques. Son visage rieur s’est fermé, l’expression soudain vindicative, teintée d’amertume. Il s’adresse alors à Aisaan, plaqué au mur.

- Je te souhaite bien du courage pour retrouver ta sœur, dit-il doucement, passant soudain au tutoiement. Où as-tu dit qu’il me suffisait de foncer pour retrouver ma liberté ?

- Par… Là d’où nous venons, répond Aisaan, prudemment. Vers l’ouest, tout droit. Remontes chaque escalier et tu finiras bien par retrouver le hall… Mais kesk’tu comptes faire ?

- Comme le corbeau, punir mes ennemis.

- Le corbeau ?

- Tu le rencontreras bien assez tôt… Il est dans un gros truc, en bas. Passe-lui mon bonjour, si tu le vois. À plus !

- Attends un instant…

Mais il a déjà filé, son sillage bourdonnant zébré d’une trainée violacée. Aisaan demeure un instant muet, digérant les informations qu’il n’a que partiellement captées. Sauf une…

- J’rêve où il a parlé d’Imo ?

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