"Alors… Par quel bout commencer…"

"Oui, je sais par le début… C'est une évidence Homère! Mais trouver le bon début c'est toujours ce qu'il y a de plus compliqué quand tu racontes quelque chose. Vous, les conteurs vous voyez tout comme une histoire avec un début et une fin bien nets, bien tranchés. Rien avant, rien après. Mais, pour moi et mes soeurs, c'est bien plus complexe que ça… C'est plus… Cyclique! C'est ça le mot! Dis-moi sans hésitation quelle saison est la première? L'hiver, le printemps, l'été ou l'automne?"

"Ha! Tu vois! Pas si facile! Hé ben, nous les cavalières, on voit le monde ainsi. Pas de début et de fin tout nets, rien que d'éternels recommencements… Mais je m'égare, tu voulais que je te raconte nos croyances à mes soeurs et à moi. Difficile… Nous fêtons quatre fois par an la Déesse mais certaines parmi nous ne voient en elle qu'une série de légendes, mythes, de traditions et de fêtes. C'est pas aussi sérieux que ton histoire de Grand Conteur. En vrai, on se fout de savoir si nos soeurs y croient réellement ou pas. On fait la fête à chaque solstices et équinoxe et l'intime conviction de chacunes ne concerne qu'elles même."

"Alors comment t'expliquer qui est la Déesse? Elle est notre plus grande protectrice. Elle n'a pas créé le monde, ni donné la vie aux créatures végétales et animales qui le composent. Elle ne fait ni la foudre, ni la tempête, ni la pluie, ni le beau temps. Elle ne ramène pas à la vie et ne nous accueille pas dans un monde meilleur car elle nous enseigne que les Cavalières ne sont pas meilleures que leurs chiens ou leurs chevaux. Aucun autre monde ne leur sera réservé après la mort. La vie est tout, la mort n'est rien. C'est peut être ça, la seule grande conviction de mes soeurs."

"La Déesse elle-même n'est pas unique! Certaines de nos soeurs pensent même qu'elle est aussi nombreuse qu'il y a de Cavalières, nous serions toutes une incarnation de la Déesse, ou même qu'elle était déjà parmi les Ancêtres. Tu as l'air surpris Homère, mais oui nous pensons que notre peuple existait même avant la Grande Extinction. Dans chaque coeur de femme libres et révoltée. Car pour moi la Déesse c'est ça : le vent qui souffle dans nos cheveux et sèche nos larmes de rage,  la colère face à une injustice, l'honneur qu'il y a à être libre et solidaire de ses soeurs, de ses protecteurs et gardiens. Pour moi elle est l'intuition qui nous dit quand un combat doit être fuit et quand il  vaut la peine d'être mené. Certaines pensent que la Déesse est en réalité la première cavalière qui s'est élevée contre la tyrannie des hommes qui ne voyaient en nous qu'un bien, une terre fertile dont il faudrait juste semer et cueillir les fruits. Elles pensent que c'est elle qui pour la première fois a enseigné aux femmes à prendre un gardien et un protecteur, à le soigner et à le protéger. Elle est la première à avoir pris les armes et à s'être enfuie pour vivre en être libre."

"Je ne pense pas réellement qu'il s'agisse d'une seule personne. Nous n'aurions pas pu devenir ce que nous sommes si cette femme avait été unique. Je pense que les premières Cavalières étaient un groupe de femmes et si Déesse il y a, elle était tout ce qu'il y a de plus humain et a guidées ses soeurs sur le chemin de la survie et de la liberté. Elle est plus une idée. Seules, nous ne pourrions être réellement libres. Nous serions à la merci de la moindre Forteresse ou des premiers guerriers venus du sud. Combattre ou fuir mais toujours survivre… Oui mais pas sans nos soeurs, nos gardiens et nos protecteurs."

"Je ne crois pas en son existence. J'ai l'intime conviction qu'en réalité, tout est reparti de zéro avec la Grande Extinction et que certaines avaient besoin de trouver en elle une sorte de force mystique pour les convaincre qu'elles en étaient capables. Au fil des années, elles ont découvert par tâtonnement qu'en élevant des chevaux et des chiens avec soin, que personne ne pourrait les soumettre à nouveau. Un protecteur et un gardien pour chacune de nos soeurs et la survie pour toutes."

"Tu sais que mon corbeau a fait débat chez les miennes? Oui, je suis la première, de mémoire de cavalière à avoir pris un oiseau et non un chien pour protecteur. Pendant un temps j'ai même été la risée de certaines. Lors de notre seizième année, après avoir montrer notre adresse au combat lors de joutes, nos capacités de survie en forêt seule pendant un mois et avoir pris soin des jeunes portées de gardiens et de protecteurs, nous devons en choisir un lors d'une grande cérémonie. C'est toujours lors d'un solstice ou d'une équinoxe. Ça dépend surtout des gardiens et des protecteurs qui sont suffisament agés pour être appariés à une Cavalière. C'est lors de l'équinoxe de printemps que j'ai choisi Gris. C'était comme une évidence : c'était le poulain dont j'avais eu la charge. Un poulain malingre que sa mère refusait de nourrir. Ça arrive parfois mais nous n'avons pas le luxe de laisser un poulain mourir de malnutrition alors je m'en suis occupée pendant de longs mois, délaissant les entraînements au combat, mais ça, aucunes de mes soeurs n'auraient eu la bêtise de me le reprocher. Je n'eu aucun mal ce jour-là à correspondre aux attentes de mes soeurs…"

"Pour Ange, en revanche, ce fut une toute autre histoire… Je suis tombée sur lui lors d'une de mes toutes premières balades avec Gris, seule en forêt. J'entendais un piaillement plaintif provenant des racines d'un arbre. J'ai mis pied à terre et je me suis penchée vers cette petite boule rose piaillante. Encore une fois, un être que sa mère avait repoussée… Je l'ai pris avec moi et je m'en suis occupée comme j'ai pu. J'ai cru dix fois que j'allais le faire mourir, que jamais je ne m'en occuperais suffisamment bien. Je m'étais renseignée auprès de certains hommes qui élevaient des pigeons parmi les Cavalières pour s'en nourrir et parce que leurs fientes font un parfait engrais. Oui, je suis d'accord avec toi Homère, c'est dégoutant mais bon c'est rudement efficace.  C'est grâce aux conseils de ces hommes que j'ai pu en prendre soin. Après un mois où je lui donnais la même nourriture que les pigeons, avec quelques baies et morceaux de viandes que je retirais de ma ration quotidienne, je le vis s'envoler au loin, heureuse et triste à la fois."

"C'était la veille du solstice. J'allais devoir me choisir un chiot le lendemain comme protecteur. Et bon sang j'en avais vraiment pas envie. Je m'étais promis que si Ange revenait c'est lui que je choisirais et peu importe ce qu'en penseraient mes soeurs. Mais la journée défilait sans qu'aucun oiseau noire ne revienne à moi. J'étais totalement résignée lorsque le jour commençait doucement à décliner et que j'entendais nos aînées en train de rigoler pendant qu'elles préparaient les festivités. J'allais me préparer à enfiler ma plus belle robe quand sur le chemin de ma chambre je le vis, posé sur une rambarbe en fer. Il a émis un croassement en me voyant. Je lui ai tendu mon bas, oui comme ça, je te jure, j'étais pleine d'espoir… Et il est venu! Il s'est posé sur mon épaule et m'a picoré la tête avec douceur. J'étais décidée : ce serait lui et aucun autre mon gardien! Et peu importe ce que mes soeurs en penseraient."

"Oui, je n'ai pas été déçue. Quand elles m'ont vu arriver avec l'oiseau, beaucoup n'ont vu là qu'une nouvelle lubie d'une de leur soeur un peu plus excentrique que la moyenne. Mais quand on m'a mise en face d'une bande de jeunes chiots et que j'ai refusé d'en choisir un… ça a explosé comme un coup de tonnerre! J'imagine pas ce que ça doit être pour toi Perséphone avec ton ouïe plus sensible que la nôtre. Il a fallu que la Matriarche demande le silence avec un ton tellement glacial que j'en avais la chair de poule. A ce moment-là j'étais persuadée qu'elle allait me forcer à rentrer dans le rang. Comme vous vous en doutez c'est pas ce qu'il s'est passé : elle m'a demandé de lui dire ce que mon corbeau pouvait faire qu'un chien ne pourrait pas. Je lui ai expliqué que j'allais l'éduquer pour transmettre des messages, nous alerter s'il voyait des ennemis s'approcher au loin mais que ça allait me prendre du temps. Je progressais par tâtonnements, aucune de mes soeurs n'avait fait cela avant moi. Nous savions éduquer des chiens et des chevaux mieux que n'importe quelle tribu de Francie après tout. Les pigeons le font très bien, m'a-t-elle dit. Oui mais les pigeons sont des créatures stupides pas mon Ange! Il est capable de différencier les visages des humains, pas un stupide pigeon! Je lui montrai alors ce que je commençais à enseigner à mon corbeau : un langage! Je crois que ça a fini de l'impressionner complètement! Elle m'a même demandé quel corps des cavalières me donnerait l'occasion d'éduquer mon corbeau au mieux selon moi. Je lui ai dit celui des chasseurs. Les corbeaux sont des êtres naturellement territoriaux : si je voulais attenuer cela je devais lui faire voir un maximum de pays. La Matriarche m'a donné une année : si au bout d'un an je n'étais pas capable de finir l'éducation d'Ange pour devenir mon protecteur je devrais le relacher dans la nature où était sa place."

"Et voilà, par la Déesse, ça fait trois ans que ses ailes noires me protègent!"