Opéra sur le Rhin

Norman, carton d’invitation en main, s’embarqua pour une croisière sur le Rhin. Il se réjouissait par avance, bien qu’il n’aimât pas naviguer, de vivre cette soirée extraordinaire à bord d’un navire luxueux. Cette virée sur un fleuve constituerait une première pour lui, plus accoutumé aux charmes de sa cité lacustre qu'aux aventures et aux voyages. Colmar possédait tout pour plaire, hormis quelques olibrius éméchés qui, la nuit parfois, troublaient la quiétude de son quartier.

Il n’aimait pas quitter sa ville. Rien ne pouvait l'y contraindre, sinon son amour pour la cantatrice Mireille Delunsch. Cette alsacienne, comme lui, donnait le soir-même, en récital, des extraits de l'opéra "Théodora", de Haendel, qu’elle avait chanté sur la scène strasbourgeoise un peu plus tôt dans la saison.

Pour l'occasion et pour lui plaire, en prévision de leur prochaine rencontre, il s'aventura à lui composer une ode qu'il dédia à sa voix de sirène, une poésie inspirée par d’anciens vers grecs gongoriques du plus bel effet. Il avait pris grand soin de les copier sur un vélin de qualité qu'il avait ensuite glissé dans sa poche en montant à bord.

Le départ du navire s’exécuta à l’heure pile et la soirée se déroula exactement comme Norman l'espérait. Mireille entra d'un pas majestueux et salua l'assemblée en souriant, divine. Ses cheveux blonds relevés en un chignon expert dégageaient sa nuque gracile, sa robe longue cinabre laissait deviner ses courbes sans impudeur. À son cou, une pierre d’abraxas, montée en pendentif sur une chaîne en or, captait la lumière. Une écharpe d’armeline négligemment posée sur ses épaules complétait sa tenue de gala. La cantatrice chanta avec un art consommé, accompagnée d’une harpe seule, des arias du premier et du second acte.

Un peu plus tard, le chanteur Stephen Wallace qui partageait l’affiche avec elle, la rejoignit pour chanter l’air final, ode à l’immortalité des deux martyrs chrétiens : Théodora et Didymus.

À la fin du repas, Norman fut convié à rejoindre un salon où la cantatrice l’attendait. Pour ces précieuses minutes d’entretien privé avec l’objet de sa dilection, il aurait traversé l’univers, mais ses muscles le trahirent et refusèrent de lui obéir pour franchir les quelques mètres qui le séparaient encore du paradis. Pour se donner du courage, il vida d’une traite le verre de Riesling qu’il buvait exceptionnellement pour fêter l’évènement.

Au moment de pénétrer le ciel et comme il ouvrait la porte, la dame se retourna et posa ses yeux clairs sur lui pour la première fois. Notre homme se figea un court instant, le visage grimaçant, puis releva la main sur son cœur. La harpiste se précipita à ses côtés, mais n’eut pas la force de le soutenir. Norman s’effondra, laissant glisser au sol son poème en même temps que son dernier soupir.

OBERWESEL, 23h45 — Une mort mystérieuse à bord d’une croisière sur le Rhin. La cantatrice Mireille Delunsch fut le malheureux témoin du décès foudroyant de l’un de ses fans. Mr Norman Fuchs est décédé brutalement à l’âge de 65 ans, juste avant de rencontrer son idole. Les secouristes parlent d’un probable arrêt cardiaque. Les résultats de l’autopsie sont attendus dans les trois jours seulement.